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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Tchinda la petite africaine

     

           Je souhaite aux lecteurs qui me font l'amitié de me lire régulièrement, à ceux qui sont de passage, ou à ceux qui s'égarent sur ce blog, un heureux Noël et une GRANDE ANNEE 2009.

                                                                                                                            Alain

          

     

           En cette période de Noël, j'offre cette histoire aux enfants et aux adultes qui ont gardé leur âme d'enfant.

     

     Le Sud

     

           Paul avait 10 ans. C’était un grand. Il vivait sa vie…


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         Depuis quelque temps déjà, une chose le turlupinait. La couleur de la peau…

          Rien de grave, mais il s’interrogeait. Il ne comprenait pas bien pourquoi ses camarades ou des grandes personnes qu’il croisait dans la rue, et même quelques professeurs de l’école, avaient des couleurs de peau si différentes de la sienne.

          Dans la classe de Paul, le blanc, ou plutôt le blanc rosé, cassé, l’emportait. C’était la couleur commune des gamins de son âge.

          Certains élèves, rares, tiraient sur le jaune plus ou moins doré, avec des cheveux raides très noirs. Dans sa classe, il y en avait deux. Toujours ensemble, ceux-là ! On les appelait « les chinois » ou « chinetoques ». Discrets, on ne les remarquait guère.



          C’était les teintes de peau foncées qui tracassaient Paul. Pour s’amuser, il avait recensé dans son environnement proche une gamme étonnante de coloris : des beiges clairs, des bruns plus ou moins foncés, des chocolats, des caramels, des cuivrés, puis des franchement noirs, de jolis noirs presque purs.

          Son voisin de table en classe faisait partie de cette dernière catégorie. Sa peau ressemblait aux morceaux de charbon que sa mère lançait dans le poêle l’hiver, et ses cheveux étaient frisés. Très intelligent, il pigeait tout, très vite. Trop vite pour Paul qui lui enviait cette rapidité d’esprit même s’il en profitait souvent pour se faire aider lorsqu’il séchait devant une règle grammaticale ou une table de multiplication. Lorsque son ami souriait on ne voyait que ses yeux et ses dents. Certains élèves l’appelaient « black ». Paul n’aimait pas.

          Comment peut-on avoir une peau aussi sombre, pensait Paul ?

          La réponse lui vint par hasard…



          Récemment, Paul s’était aperçu que sa propre peau changeait de teinte facilement. Elle était blanche comme la plupart de ses camarades, peut-être légèrement plus teintée, mais, dès qu’il s’exposait au soleil, elle fonçait très rapidement et devenait franchement foncée après plusieurs couches d’astre solaire. Cela l’intriguait. Il complexait.

          Un jour, un copain qui l’avait vu deux jours auparavant le teint triste et palot, le croisa portant une mine épanouie couleur caramel brun et lui envoya d’un air ébahi : « Mais qu’est ce qui t’arrive ? ». Il fut incapable de lui donner une explication et continua son chemin, embarrassé et honteux.

          Pourtant, ce soleil faisait partie des amis de Paul. Il ne connaissait jamais ces terribles coups de soleil, hantise des peaux délicates. Malheureux rouquins ! Il avait remarqué que, tous les ans au retour de vacances à la mer, un jeune voisin d’immeuble de son âge, aux cheveux roux, présentait une peau craquelée virant au rouge écrevisse bien cuite qu’il tentait de cacher comme il pouvait. Le soleil l’avait brûlé. Paul compatissait à sa souffrance…

          Lui, il se sentait bien au soleil. Il était heureux, gai, lorsque les chauds rayons le pénétraient. Il avait le sentiment étrange de retrouver une ambiance qui lui correspondait. Il était chez lui… Il ne comprenait pas bien pourquoi, lui, habitant d'une grande ville, ne connaissant que les immeubles, les bruits, les odeurs des voitures et la grisaille persistante, pourquoi ce soleil, dès qu’il l’effleurait, le réchauffait, lui donnait un tel sentiment de bien-être…



          Pour Paul, cette étoile brillante qui brûlait les yeux quand on la regardait était devenue, synonyme de Sud, celui dont on parlait dans les bouquins. Il voyait ce Sud très loin, bien plus loin que le sud de la France qu’il étudiait en géographie. Il ne savait pas bien où était le sud de la France car il n’avait pas encore dépassé les limites de la grande banlieue de sa ville où sa mère l’envoyait pendant les grandes vacances.

          Sur la carte du monde, il avait repéré que l’Espagne était située juste en dessous de la France. Mais le Sud, c’était encore plus bas… Il pensait qu’il ne pouvait vraiment débuter qu’à partir des côtes africaines. C’était là le Sud ! Cela ne pouvait être ailleurs. Il avait lu dans un livre : « Tchinda la petite sœur de Moudaïna », qu’en Afrique le soleil brûlait la peau et que les gens étaient colorés naturellement. Ce livre racontait les aventures d’une petite fille noire de la tribu des Massas en plein cœur de l’Afrique. Dans le pays de Tchinda, il faisait toujours chaud, les arbres étaient immenses, les fleuves très larges et les habitants se promenaient à moitié nus. Des animaux extraordinaires, que Paul avait vu au zoo de Vincennes : lions, girafes, éléphants, rhinocéros, y vivaient en liberté. Il paraissait même que, dans les régions où le soleil tapait très fort, il y avait des déserts où plus rien ne poussait. Rien que du sable…

          Le Sud… Il irait un jour…

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          Un dimanche d’hiver, Paul sut enfin pourquoi sa peau changeait aussi facilement de couleur.

          Il finissait de déjeuner sur la grande table en plexiglas jaune paille qui occupait la moitié de la cuisine du petit studio où il vivait avec sa mère. Ils s’apprêtaient à entamer la crème aux œufs qu’elle réussissait superbement, quand elle dit soudainement: « Ton père venait d’Algérie quand je l’ai connu. »

          Elle sortit cette phrase laconique, comme ça, sans prévenir. C’était la première fois qu’elle le disait à Paul. Elle ne lui parlait jamais de ce père qu’il n’avait pas connu. Parfois, elle l’évoquait à mots décousus, peu clairs, au détour d’une interrogation de son fils. Elle n’osait pas lui en parler. C’était déjà si loin. Et puis, cela lui faisait du mal…

          Ces paroles raisonnèrent dans le cerveau de Paul. Il avait donc un père qui venait de ce lointain continent où le soleil brille constamment ? Le pays de Tchinda...

          Cette interrogation entraîna évidemment un flot de questions de sa part. Sa mère lui expliqua que toute la famille de son père était d’origine espagnole et habitait l’Algérie, qui avait été une colonie française tout au nord de l’Afrique, au bord de la méditerranée, depuis plusieurs générations. Elle abrégea la conversation sur ce sujet, prétextant qu’elle n’en savait pas plus. « Approche ton assiette si tu veux de la crème ! », lui dit-elle, afin de bien montrer qu’elle ne dirait rien de plus.



          Le sud… Paul possédait donc en lui un petit bout du Sud… Son père lui avait transmis un peu de son soleil méditerranéen. Il se dit que c’était le seul présent que ce père absent lui avait laissé.

          Paul comprit que c’était cet héritage lointain qui lui permettait de se transformer en caméléon et de noircir dès qu’il exposait sa peau blanche au feu solaire.

          Il sourit.

          Tchinda, la petite africaine, était donc sa petite soeur !

                                                                        

                                                                                         Alain

                           

  • Vincent Van Gogh, confidences

     

    La possibilité d’une nouvelle peinture... 

     

     

         Le 17 mai 1890, Vincent Van Gogh vient de quitter la Provence et habite pour 3 jours chez son frère Théo à Paris. Il rencontre sa récente belle-sœur Jo qu’il ne connaissait pas ainsi que leur bébé âgé de 4 mois, son petit homonyme. A sa naissance, Jo avait souhaité l’appeler Vincent Willem en disant dans un courrier à Vincent : « Nous appellerons notre enfant Vincent Willem et vous serez le parrain. J’aime à me figurer que son oncle voudra bien un jour faire son portrait ! ».

         Le 20 mai, l’artiste part pour Auvers-sur-Oise où le docteur Gachet l’attend pour le soigner. 

         Depuis le début de l’année 1890, quelques critiques d’art et journalistes commençaient à s’intéresser à la peinture de Van Gogh : En janvier 1890, Albert Aurier fait dans le « Mercure de France » un brillant éloge du style de Vincent. C’était le premier d’une série à venir : « Les isolés : Vincent Van Gogh ». Le peintre hollandais Joseph Isaäcson écrit un article dans les colonnes de la revue néerlandaise « DePortefeuille » parlant du groupe des peintres impressionnistes et mentionnant le nom de Van Gogh comme « pionnier unique en son genre ».

         Durant son séjour chez son frère à Paris, Vincent écrit à Joseph Isaäcson la longue lettre ci-dessous, pour lui parler de la nouvelle peinture qu’il imagine. Malade, se sentant incompris malgré les critiques élogieuses, il lui rappelle, au début de la lettre, qu’en ce qui le concerne « il était assuré qu’il ne ferait jamais des choses importantes ».

         Vincent venait de visiter le Salon du Champ-de-Mars à Paris et avait été subjugué par l’œuvre de Puvis de Chavannes intitulée « Inter Artes et Naturam », une allégorie de la condition humaine, heureux compromis entre l’art ancien et nouveau.

     

    peinture,puvis de chavannes,

    Pierre Puvis de Chavanne - Inter Artes et Naturam, 1888, The Metropolitan Museum of Art , New York

     

     

     

    Lettre à Joseph Isaäcson – Paris, entre le 17 et le 20 mai 1890

     

    Mon cher monsieur Isaäcson,

    De retour à Paris j’ai lu la continuation de vos articles sur les impressionnistes.

    Sans vouloir entrer en discussion sur les détails du sujet entamé par vous, il me semble que vous cherchez à dire consciencieusement à nos compatriotes où en seraient les choses en vous basant sur des faits. Puisque peut-être vous direz quelques mots aussi de moi dans votre prochain article, je répéterais mes scrupules pour que vous ne disiez juste que quelques mots, étant décidément assuré que jamais je ferai des choses importantes.

    […]

    Mais j’allais m’égarer dans le vague - voici le pourquoi de cette lettre - je voulais vous faire savoir que j’ai dans le Midi essayé de peindre quelques vergers d’oliviers. Vous n’ignorez pas les tableaux existants d’oliviers. Il me parait probable que dans l’oeuvre de Claude Monet et de Renoir il doit y en avoir. Mais à part cela – et de cela, que je suppose exister, je n’en ai pourtant pas vu – à part cela ce qu’on a fait des oliviers est bien peu de chose.

     

    peinture,van gogh

    Vincent Van Gogh – Oliviers, ciel orangé, novembre 1889, Göteborg Konstmuseum

     

    L’effet du jour, du ciel, fait qu’il y a à l’infini des motifs à tirer de l’olivier. Or moi j’ai cherché quelques effets d’opposition du feuillage changeant avec les tons du ciel.

    Parfois le tout est de bleu pur enveloppé à l’heure où l’arbre fleurit pâle et que les grosses mouches bleues, les cétoines émeraudes, les cigales enfin nombreuses volent alentour. Puis, lorsque la verdure plus bronzée prend des tons mûrs, le ciel resplendit et se raye de vert et d’orangé, ou bien encore plus avant dans l’automne, les feuilles prenant les tons violacés vaguement d’une figue mûre, l’effet violet se manifestera en plein par les oppositions du grand soleil blanchissant dans un halo de citron clair et pâli. Parfois aussi, après une averse, j’ai vu tout le ciel coloré de rose et d’orangé clair, ce qui donnait une valeur et une coloration exquise aux gris verts argentés. Là-dedans il y avait des femmes aussi roses qui faisaient la cueillette des fruits.

    Ces toiles-là avec quelques études de fleurs, voilà tout ce que j’ai fait depuis notre dernière correspondance. Ces fleurs sont une avalanche de roses contre un fond vert et un très grand bouquet d’Iris violets contre fond jaune et contre fond rose.

    peinture,van gogh

    Vincent Van Gogh – Iris dans un vase, 1890, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Je commence à sentir de plus en plus que l’on peut considérer Puvis de Chavannes comme ayant l’importance de Delacroix. Sa toile, actuellement au Champ de Mars, entre autres paraît faire allusion à une équivalence, à une rencontre étrange et providentielle des antiquités fort lointaine et la crue modernité. Plus vagues, plus prophétiques encore que les Delacroix si possible, devant ses toiles de ces dernières années on se sent ému comme assistant à une continuation de toutes choses, une renaissance fatale mais bienveillante. Ah ! Lui les ferait les oliviers du Midi, lui le Voyant.

    Or, je vous l’assure, je ne peux plus songer à Puvis de Chavannes sans pressentir qu’un jour peut-être lui ou un autre va nous expliquer les oliviers.

    Moi je peux voir de loin la possibilité d’une nouvelle peinture mais c’était trop pour moi et c’est avec plaisir que je reviens dans le nord.

    […]

         Auvers-sur-Oise va être une période d’intense production pour Vincent Van Gogh. Il peindra près d’une toile par jour. Pressentait-il quelque chose ?

         Mais...  j'en suis certain en voyant ses toiles provençales, les oliviers du Midi, lui... il nous les a expliqués...

     

     

     

  • Lumière

     

    Lumière, Christelle Saïani, Sainte-Victoire

     

     

    Christelle SAÏANI m’a confié la genèse de l'écriture de son roman publié en début d’année chez Librinova : tenir une promesse qu’elle avait faite à un être cher disparu très jeune dont la hantise était d’être oublié.

    Le roman a pris corps et le personnage principal incarne tout ce que représentait cet ami pour Christelle : la générosité, le sens profond des autres, l'attachement à la terre et à la culture familiale, un amour irrépressible de la vie.

    Un roman lumineux. Un instant de grâce. Une écriture littéraire nous réconciliant avec notre belle langue française trop souvent mutilée.

    Depuis sa publication ce livre fait l’unanimité sur le réseau littéraire Babelio. J’ai pris un grand plaisir à lui consacrer une chronique que je vous donne ci-dessous :

     

     

    Dire que je n’ai fait qu’aimer le livre de Christelle Saïani serait inexact. Je l’ai dégusté voluptueusement comme une friandise. Le titre LUMIÈRE et le sobre graphisme de la couverture conviennent parfaitement à cet ouvrage lumineux, tout en émotion poétique.

     

    La lecture par hasard d’un extrait des premières pages du roman avait suffi, curieux, pour que je me décide à commander le livre chez mon libraire. J’avais été saisi par le beau paragraphe décrivant une jeune femme, telle une odalisque, le corps offert, qui acceptait de se déshabiller pour servir de modèle à un ami peintre ayant su faire fondre sa pudeur. Je m’étais dit « C’est ainsi qu’il faut conter l’acte de création d’un artiste », et j’avais voulu en savoir plus.

     

    Ayant particulièrement apprécié la qualité littéraire, une seule méthode s’est imposée à moi pour donner voix à ce livre : laisser parler l’auteure elle même.

    La trame du récit s’appuie étroitement sur les deux personnages principaux : Ambre, jeune femme amoureuse, sensuelle, chaleureuse, sensible, traînant quelques cicatrices ; Olivier, généreux, ouvert, qui forme avec sa femme Naïs un couple magnifique.

     

    Je m’efface derrière le style des phrases de l’auteure qui m’a séduit.

     

    Un peintre « croquant » Ambre : 

    « Mais l’image qu’il avait extraite de mon anatomie était fascinante : une femme callipyge, ensorceleuse, Vénus à chair de lait, sur un lit torturé de nuances pivoine, pourpre et sang. Fusion de la sensualité et d’une forte sensibilité, érotisme manifeste qui crevait la pudeur. »

     

    Ambre et sa sensualité débordante avec Léo. L’aventure se termine mal pour elle.

    « Lorsque je me suis endormie dans ses bras, j’étais à lui, sans retenue et sans pudeur, terre labourée et fertile, plus vivante que jamais. Mon corps croulait d’épuisement, brisé par le ressac d’un effort physique poussé à l’acharnement mais fanatisé et refusant de demander grâce. »

     

    Olivier nous décrit sa Sainte-Victoire. Un régal ! Ce joyau de la Provence inspira Paul Cézanne toute sa vie. Son pinceau se délectait des tonalités et des courbes féminines de la roche.

     

    peinture, Sainte-Victoire

    « Ici, la terre est rouge, argileuse, chargée d'oxydes de fer. Elle saigne. Plus haut, renflée à sa base, la Sainte-Victoire, blanche et bleutée, étire son immense colonne vertébrale vers le ciel. Plis déjetés, failles, ravines, falaises calcaires, terre rocailleuse et aride : j'aime cette montagne comme aucun autre endroit, sa géométrie, ses lignes de force, sa lumière. »

     

    Ambre, dépressive, rencontre Olivier dont elle lui envie sa famille et sa joie de vivre :

    « Ce sourire, je ne l’attendais pas, ou plus. C’est la vie qui jaillit magnifiquement et sans bruit à travers une rangée de canines, d’incisives, de molaires et de prémolaires. La vie qui claque et frappe un jeu de quilles. »

     

    Olivier, atteint d’un cancer, apprend, avec sa femme, qu’il vient de passer six mois de combat thérapeutique pour rien :

    « Je n’ose me tourner vers Naïs. Je te demande pardon chérie, je ne suis pas parvenu à guérir. Je te l’avais promis. Ta main tremble sous mes doigts. Je ne ressens que les ondes de surface. À l’intérieur, les ondes de corps sont en train de te ravager. Ne pas te regarder. Ne pas pleurer. Ne pas céder à l’envie de hurler. »

     

    Une très belle réflexion sur une mère (les mères) :

    « C’est la mère qui nous fait naître au monde. Lové en son sein, le fœtus découvre ses premières sensations, épurées, adoucies. Lumière, sons, caresses. Il baigne dans un univers d’éther dont il est le soleil, soudé à une chair qui lui est vouée et dévolue. Le ventre maternel, la matrice ? Un état sans conscience, délivré du désir et de la peur. »

     

    Ambre rencontre chez Olivier, Alexandre, son futur compagnon de vie :

    « Cheveux poivre et sel en spirales épaisses, visage d’adolescent sur lequel courent de fines ridules, regard noir et vif, lustré comme le cuir d’une chaussure italienne. Alexandre me sourit avec aménité et dépose un baiser sur ma joue. »

     

    Tom, le fils d’Olivier, demande à son père de lui décrire à nouveau sa rencontre avec Naïs :

    « — Et là… une décharge électrique me traverse des pieds à la tête et me hérisse poils et cheveux : une personne vient de me foudroyer en me frôlant pour s’installer à ma droite sur la banquette : Maman. Bien sûr, elle ne m’a pas encore vu. Une reine peut-elle voir un simple sujet ? Moi, je ne vois qu’elle et sa beauté me décroche littéralement la mâchoire. »

     

    Olivier, très malade, souhaitait voir la mer. Sur la plage, il se confie à son amie Ambre :

    « Même si je fais le grand saut, je serai toujours là pour toi… et si l’envie te prend un jour de te balader avec moi, met tes baskets et viens me retrouver sur le massif de la Sainte-Victoire. C’est là que je serai. »

     

    La fin du roman est triste, mais positive et si belle.

    Ce livre est riche de chaleur humaine, de joie et de sensibilité. Comme beaucoup de lecteurs j’ai été bouleversé.

    J’ai apprécié la comparaison de la frêle silhouette de Naïs avec la « Jeune fille à la perle » de Vermeer, mon peintre préféré.

     

    Dans un message l’auteure m’a expliqué les raisons qui l’ont poussée à écrire ce livre : rendre hommage à un être cher disparu très jeune qui avait la hantise d’être oublié. Le personnage d’Olivier incarne tout ce qu’il avait représenté pour elle.

    Quel bel hommage vous lui avez rendu, Christelle !

     

    Pour un premier essai Christelle Saïani a réussi un coup de maître qui offrira au livre d’autres horizons car il mérite largement de continuer sa route. « Vole »
    Merci Christelle.

     

     

    Ce livre est un acte de création affectif, gratuit, car l’auteur reverse ses bénéfices à la Croix-Rouge. Il est à offrir à ceux que l’on aime car il rend heureux.

    Noël approche…

     

     

  • L'impressionnisme dans tous ses états

     

    Les impressionnistes en privé à Marmottan

     

     

      

    peinture,marmottan,monet,

      Claude Monet - Impression, soleil levant, 1873, musée Marmottan, Paris

     

     

         Le musée Marmottan fête ses 80 ans cette année ! Si vous n’avez rien à faire de spécial, si vous aimez la peinture impressionniste et passez dans la région parisienne, ne foncez surtout pas aux Galeries Lafayette dépenser votre argent. Il y a mieux à faire…

         Courez à Marmottan voir la toute nouvelle exposition temporaire : « Les impressionnistes en privé ». J’en reviens… Un bonheur vous attend ! Celui de ressentir, en fin de journée, cette sensation d’éblouissement que vous réservera la visite de ce charmant ancien hôtel particulier proche du bois de Boulogne. 

     

         Après la magnifique exposition Berthe Morisot de 2012, j’ai été heureux de retrouver à nouveau ce haut lieu de l’impressionnisme. Avec le musée d’Orsay, Marmottan renferme ce que l’on peut trouver de mieux comme chefs-d’œuvre de cette peinture de lumière qui chamboula l’art académique à la fin du 19e siècle. Autour du célèbre « Impression, soleil levant », œuvre de Claude Monet qui donna son nom au mouvement impressionniste, le musée possède le premier fonds mondial de toiles de cet artiste, ainsi que la première collection publique des œuvres de Berthe Morisot.

         A l’occasion de l’anniversaire du musée, cent chefs-d’œuvre provenant uniquement de collections particulières nous sont présentés : œuvres possédées par des propriétaires du monde entier qui ont accepté de s’en séparer, le temps d’une exposition parisienne, pour nous offrir un panorama complet de l’impressionnisme.

         La plupart des tableaux présentés dans cette nouvelle exposition, dignes des plus grands musées, sont des œuvres inédites. Personnellement, je ne les avais jamais vus, même en reproduction.

         Je souhaitais vous montrer une petite douzaine d’œuvres, simplement un court aperçu de l’expo. J’ai craqué... tout était tellement beau, et vous en montre, ci-dessous, deux fois plus. Les amoureux de cette peinture ne s’en plaindront pas...

      Les amis les plus proches, Claude Monet et Auguste Renoir, les habitués des anciennes soirées du jeudi de la rue de Villejust chez Berthe Morisot, sont les artistes qui reviennent le plus souvent dans ma sélection, ainsi que, évidemment, ma petite préférée, Berthe elle-même.

     

     

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     Camille Corot - Ville-d'Avray, le grand étang et ses villas, 1853, collection privée

      

          Combien de fois, Camille Corot peignit cet étang de Ville-d’Avray du second étage de la chambre où il résidait régulièrement dans la propriété de son père ? Cette version a été peinte de l’autre extrémité du lac, avec le village au centre. Le charme de ce paysage à la douceur vaporeuse opère toujours.

     

      

    peinture,marmottan,corot,

     Camille Corot - La Vachère au bord de l'eau, 1867, collection privée

     

         « J’ai vu en rêve des paysages avec des ciels tout roses » Corot, sur son lit de mort, devait penser à ce paysage en prononçant cette phrase. 

     

     

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         Mary Cassatt excellait dans les portraits. Le velouté et les couleurs vives du pastel, technique qu’elle utilisait le plus souvent, expriment parfaitement la fraîcheur de l’enfance.

     

     

     

     

     

     

    Mary Cassatt - Portrait d'Anne-Marie Durand-Ruel, 1908, collection privée

     

          

         Que dire devant la finesse d'une énième version, fondue en bronze, de cette peinture,marmottan,degaspetite danseuse inoubliable...

         Degas se donna tout entier dans ce travail : « Retracez une figure de danseuse, vous pourrez avec un peu d’adresse, faire illusion un instant, mais vous n’aboutirez, quelque scrupule que vous ayez apporté à votre traduction, qu’à une silhouette sans épaisseur, sans effet de masse, sans volume, et qui manquera de justesse. La vérité, vous ne l’obtiendrez qu’à l’aide du modelage, parce qu’il exerce sur l’artiste une contrainte qui le force à ne rien négliger de ce qui compte ».

     

     

     

     

     

     

    Edgar Degas, La Petite Danseuse de quatorze ans, 1880, collection privée

     

          

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         L’expression du visage de ce monotype rehaussé au pastel donne une forte impression de mouvement à la chanteuse.

     

     

     

     

     

     

    Edgar Degas, Chanteuse, 1880, collection privée

     

     

         Eva Gonzalès, cette élève et modèle d’Edouard Manet, décéda trop jeune. peinture,marmottan,gonzalèsElle possédait le même talent que ses amies Berthe Morisot et Mary Cassatt. Cette technique du pastel, beaucoup utilisée par les impressionnistes, permettait de transmettre des émotions spontanées.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Eva Gonzalès - Le moineau, 1867, collection privée

     

     

     

    peinture,marmottan,monet

    Claude Monet - Sur les planches de Trouville, hôtel des Roches noires, 1870, collection privée

     

         En cette année 1870, Claude Monet est heureux. Il ne cesse de peindre sa petite femme Camille avec laquelle il vient de s’unir. Trouville l’inspire. Il aime "sa" côte normande. Alors, il peint tout ce qu’il voit : mer, voilier, port, et puis le luxueux hôtel des Roches noires, face à la mer calme en cette belle journée.

     

     

     

    peinture,marmottan,monet

     Claude Monet - Voilier au Petit-Gennevilliers, 1874, collection privée

     

         1874 est l’année de la première exposition du groupe des futurs impressionnistes. Cette période des années 70 est celle que je préfère dans le travail de Monet : légèreté, vibration des touches fragmentées dans l’eau. Et puis ce ciel où quelques nuages sont suggérés de simples traits vigoureux.

     

     

         peinture,marmottan,monetAvec son ami Renoir, Claude Monet découvre la côte d’azur. Le contraste en clair-obscur partage le tableau en deux parties, les ombres du premier plan ne faisant que mieux ressortir la lumière intense de l’arrière plan.

     

     

     

     

    Claude Monet - Monte-Carlo vu de Roquebrune, 1884, collection privée

     

     

         Ces hémérocalles ont été peintes par un Monet vieillissant dans la même peinture,marmottan,monet,période où il travaillait sur ses Grandes Décorations des Nymphéas, aujourd’hui exposées au musée de l’Orangerie à Paris. Chatoiements de couleurs bleues, rouges, jaunes, vertes…

     

     

     

     

     

     

     

     Claude Monet - Hémérocalles au bord de l'eau, 1916, collection privée

     

     

         Je m’arrête un instant sur l’artiste que je considère comme la plus impressionniste des impressionnistes : « Fixer quelque chose de ce qui passe » ambition simple qui éclairera toute l’œuvre de Berthe Morisot.

         « Elle est l’impressionnisme par excellence …  disaient des critiques. Son ami Stéphane Mallarmé lui fit ce beau compliment : « C’est peut-être la plus délicate des peintres impressionnistes ».   

         Berthe amène une sensibilité féminine, une touche de charme, de distinction, d’élégance, parmi tous ses amis peintres masculins qui la respectent énormément. Les cinq œuvres ci-dessous, présentes dans l’exposition, se veulent comme un florilège de la remarquable et variée technique de Berthe :

     

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    Berthe Morisot - Les lilas à Maurecourt, 1874, collection privée

     

         Cela pourrait ressembler à une esquisse… Faux, Berthe est jeune, elle peint avec vivacité les variations de la lumière. La toile est fraîche, légère comme une aquarelle.

     

     

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         Esquisse d’une jeune femme profitant du lac du bois de Boulogne aménagé en patinoire durant ce dur hiver de 1879-1880. La toile est parcourue de vibrations colorées et de touches nerveuses multiples qui lui donnent toute son harmonie.

     

     

      

    Berthe Morisot - Jeune femme remettant son patin, 1880, collection privée

     

       

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     Berthe Morisot - La Fable, 1883, collection privée    

     

       Julie, la fille de Berthe, face à sa nourrice Pasie. Ce tableau est très représentatif de la palette impressionniste totale de Berthe des années 1880. Des nuances lumineuses unissent Pasie et l'enfant de la même manière, toute en délicatesse colorée.

     

     

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         Berthe Morisot - Jeune fille à la potiche, 1889, collection privée     

     

         Cette œuvre est restée inachevée. « La seule femme peintre qui ait su garder la saveur de l’incomplet et du joliment inachevé » dira Jacques Emile Blanche.

         La toile est entraînée dans un mouvement coloré subtil, proche de l’abstraction.

     

      

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        Berthe Morisot - La piano, 1888, collection privée

     

         Le pastel permet à Berthe de mieux exprimer sa touche d’une grande liberté d’expression. Dans cette toile elle cherche un juste équilibre entre la vibration des traits et le rendu des formes.

     

      

         Le petit village d’Auvers-sur-Oise à l’époque où Pissarro peignait avec peinture,marmottan,pissarroCézanne, non loin de la demeure de son ami le docteur Paul Gachet.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Camille Pissarro - Chaumières à Auvers-sur-Oise, 1873, collection privée

     

           

        peinture,marmottan,pissarro Vite… Le soleil ne va pas

  • Paul Durand-Ruel, défenseur des artistes

     

    Renoir

    Auguste Renoir – Le déjeuner des canotiers, 1880, Philips Collection, Washington

     

         « Sans Durand nous serions morts de faim, nous tous les impressionnistes. Nous lui devons tout ! » s’exclamait encore Claude Monet au soir de sa vie. 

     

      Quelle vie que celle de Paul Durand-Ruel ! « Missionnaire de la peinture », l’appelait Renoir.

    Paul-Louis Durand-Ruel, petit-fils du marchand, auteur du livre « Paul Durand-Ruel Mémoires du marchand des impressionnistes », le présente comme un patchwork de mémoires et documents divers écrit par son père, auquel s’ajoute des lettres et renseignements divers, un détail de ses expositions, des tableaux, et leurs prix de vente.

     

     

        Après s’être consacré pleinement à faire connaître les artistes de l’École de Barbizon des années 1830 (Corot, Rousseau, Millet…) qui seront reconnus en 1871, Paul Durand-Ruel s’installe rue Laffitte, comme son ami le marchand Ambroise Vollard. Une nouvelle avant-garde talentueuse arrive : Degas, Renoir, Monet, Morisot, Boudin, Sisley, Cassatt... Séduit par cette peinture de la fugacité des choses, et de la lumière changeante, il va se battre pour les faire connaître en s’octroyant l’exclusivité de leur travail et en les exposant dans ses galeries et son appartement familial.

     

         Un combat incessant durant une vingtaine d’années ! Cette nouvelle école lui vaut de graves déboires. Il a eu l’audace d’accueillir dans ses galeries les œuvres de peintres vilipendés par les partisans de l’académisme et des vieilles doctrines. Les critiques d’art, la presse, ses confrères l’attaquent. Il devient la risée des Salons et du public. « On me prédit à plusieurs reprises que je finirais mes jours à Charenton ». La ruine est proche. Il va jusqu’à risquer sa fortune personnelle pour faire connaître et apprécier la nouvelle peinture et aider ses amis dans la détresse. Il sauvera Monet, Degas ou Renoir.

     

        Quolibets, insultes, pleuvent lors de la deuxième exposition du nouveau groupe des peintres impressionnistes commencée le 30 mars 1876 dans la galerie Durand-Ruel 11 rue Le Peletier à Paris. Albert Wolf dans « Le Figaro » écrit un article particulièrement dur :

        « La rue Le Peletier a eu du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition, qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre, et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition, s’y sont donnés rendez-vous pour exposer leurs œuvres. Ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. »

         La femme dont parle le critique est Berthe Morisot. Elle expose ma toile préférée de l’artiste : la magnifique « Femme à sa toilette ».

    Berthe Morisot

    Berthe Morisot – Femme à sa toilette, 1875, The Art Institute of Chicago

     

    Claude Monet présente ce superbe paysage « Le pont d’Argenteuil ».

    Monet

    Claude Monet – Le pont d’Argenteuil, 1874, musée  d’orsay, Paris

     

         Durand-Ruel s’acharne. Renoir lui écrit en 1885 : « Le public, la presse et les marchands auront beau faire, ils ne vous tueront pas votre vraie qualité : l’amour de l’art et la défense des artistes. Dans l’avenir, ce sera votre gloire ».

     

       Paul Durand-Ruel aura vu passer entre ses mains de nombreuses toiles renoirconsidérées comme des chefs-d’œuvre immenses aujourd’hui. Souvent, il les gardait : la « Jeune fille endormie » de Renoir était l’un des fleurons de sa collection privée. Il ne s’en sépara jamais. 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Auguste Renoir – La jeune fille endormie, 1880, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown

     

         Les superbes « Danse à la campagne » et « Danse à la ville » de Renoir orneront le grand salon de son appartement rue de Rome jusqu’à sa mort.

    Renoir

    Auguste Renoir – Danse à la ville, 1883, musée d’Orsay, Paris

     

         L’exposition qu’il présente en 1886 à New York est un immense succès et voit enfin la reconnaissance des impressionnistes. À la fin de sa vie, il pouvait déclarer : « Enfin les maîtres impressionnistes triomphaient comme avaient triomphé ceux de 1830. Ma folie avait été sagesse. Dire que si j’étais mort à soixante ans, je mourais criblé de dettes et insolvable, parmi des trésors méconnus… ».

    En 1910, Renoir immortalise son ami et marchand en peignant son portrait après près de quarante ans d’amitié sincère. Durand-Ruel paraît heureux. Il s’éteint le 5 février 1922.

     

    Durand-ruel

    Auguste Renoir – Paul Durand-Ruel, 1910, collection privée

     

         « Ce n’est pas sur les bancs de l’école ni dans les milieux académiques qu’on trouvera les jeunes artistes qui aient des visions intéressantes. C’est parmi ceux qui ne cherchent leurs inspirations qu’en eux-mêmes, dans la contemplation des merveilles toujours nouvelles de la nature, et dans l’étude approfondie des chefs-d’œuvre des grands maîtres de tous les temps. »

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 1. Préambule : un adolescent romantique

     

     

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    Eugène Delacroix - Autoportrait (l’artiste à 17 ans), 1816, Musée des Beaux-Arts, Rouen

     

     

         L’exposition Delacroix qui se déroule actuellement au Louvre est la première depuis celle du centenaire de la mort de l’artiste en 1963. Le 23 juillet prochain, elle continuera sa route vers The Metropolitan Museum of Art à New York.

         Les peintres qui, en plus de leur activité picturale, écrivaient sont peu nombreux. Parmi les principaux : les lettres de Vincent Van Gogh et de Gustave Courbet, les carnets de Léonard de Vinci, la poésie de Michel-Ange, les discours de Joshua Reynolds, et quelques autres. Le journal d’Eugène Delacroix peut-être considéré comme un des écrits les plus importants avec la correspondance de Vincent Van Gogh.

         Eugène Delacroix a 24 ans lorsqu’il entreprend d’écrire un journal. Il le tiendra assidument durant deux ans de septembre 1822 à octobre 1824, puis cessera brusquement.

         Il ne le reprendra que 23 années plus tard, sans interruption du 1er janvier 1847 jusqu’à sa mort en 1863. En mars 1854, il note : « Il me semble que ces brimborions, écrits à la volée, sont tout ce qui reste de ma vie, à mesure qu’elle s’écoule. Mon défaut de mémoire me les rend nécessaires. »

         A l’occasion de cette exposition du Louvre, j’ai repris à nouveau la lecture du journal de Delacroix. Ce journal nous fait pénétrer dans son intimité, décrit ses peintures, ses activités quotidiennes, consigne des idées critiques, philosophiques, des impressions et confidences, promenades, visites, voyages. Tout au long de cette lecture, nous ressentons dans l’homme un caractère de grande qualité, une intelligence, qui font de son journal un véritable morceau littéraire.

         Comme je l’avais déjà fait pour les correspondances de Vincent Van Gogh et Gustave Courbet, j’ai l’intention de publier des extraits choisis de ce journal montrés dans l’ordre chronologique des écrits. J’y insérerai des tableaux de l’artiste dont il parle dans ses écrits et qui, pour la plupart, figurent dans l’exposition du Louvre. Je souhaite que ces extraits du journal permettent d’appréhender la personnalité d’Eugène Delacroix et ainsi de mieux comprendre et apprécier sa peinture.

     

     

       Issu d’une prestigieuse lignée, très tôt, Eugène Delacroix aspire à la gloire. En 1815, il confie à son ami Achille Piron : « Prie le ciel pour que je sois un grand homme ». Il lui écrit : « J’ai des projets, je voudrais faire quelque chose, mais rien ne se présente encore avec assez de clarté. C’est un capharnaüm ».

        Je réserve pour un prochain article les premiers mots écrits sur son journal par le peintre le 3 septembre 1822, à 24 ans. En préambule au journal, je propose à nouveau aujourd’hui deux superbes lettres écrites très jeune par l’artiste.

        17 ans… Encore un gamin… Un adolescent romantique ? Deux jours de suite, les 20 et 21 août 1815, il écrit au même Achille Piron. La passion amoureuse anime le futur emblème du romantisme dont la qualité littéraire est déjà très présente.

     

     

    Lettre à son ami Achille Piron, le 20 août 1815

     

    Que de choses j’aurais à te dire, mon bon ami, si je n’avais pas perdu la tête, mais malheureusement voilà mes anciennes folies qui me reprennent et tu n’as pas de peine à deviner pourquoi. Quel moment que celui où on revoit après des siècles, un objet qu’on croyait avoir aimé et qui était presque entièrement effacé du cœur… Au milieu de tout cela je tombe de mon haut quand je songe à l’empire que j’ai eu sur moi-même hier dans cet instant délicieux et terrible qui m’a réuni pour quelques minutes à celle que j’avais eu l’indignité d’oublier. Il m’arrive souvent qu’une sensation morale, de quelque nature qu’elle soit, ne me frappe guère que par contrecoup, et lorsque livré à moi-même ou rentré dans la solitude de mon âme, l’effet s’en renouvelle avec plus de force par l’éloignement de la cause. C’est alors que mon imagination travaille et que, contraire à la vue, elle agrandit les objets à mesure qu’ils s’éloignent. Je m’en veux de n’avoir pas joui avec assez de plénitude de l’instant que le hasard m’a procuré ; je bâtis des châteaux de chimères et me voilà divaguant et extravagant dans la vaste mer de l’illusion sans bornes et sans rivages. Me voilà donc redevenu aussi sot qu’auparavant. Dans le premier instant mon cœur battit d’une force… Ma tête se bouleversa tellement que je craignis de faire une sottise : je ne faisais pas un pas sans songer que j’étais près d’elle, que nos yeux contemplaient les mêmes objets et que nous respirions le même air : lorsque je lui eus parlé et que tu m’entraînas dans l’autre salle… je t’aurais, je crois, battu et néanmoins je n’étais pas fâché d’un autre côté de m’éloigner d’elle, mais je crois que l’enfer et les démons ne seraient par parvenus à me faire quitter cette maison bienheureuse tant que j’y aurais su ma Julie. Et puis ces habits noirs, cette tête pâle et défaillante, ces tombeaux, ce froid vague qui me saisissait, cette mort que je voyais partout, ces charmes pleins de jeunesse et rayonnants de beauté, ce pied vif et léger qui foulait les froides reliques de mille générations et la poussière de quelques tyrans… que de sensations, que de choses… Une tête plus forte que la mienne n’y eût pas résisté, et ma foi, à quoi bon s’arracher de l’âme un sentiment qui la remplit si bien, qui cadre si bien avec mes idées.

    Peu à peu mes sens se rassirent : nous parlâmes, nous fîmes quelques plaisanteries, cela me calma, mais dès que je t’eus quitté, mon esprit et mon cœur furent tout aux petits Augustins.  Enfin que veux-tu, je suis le plus grand des fous ; moi, je m’en moque, il faut que je la voie, il le faut, je donnerais le diable pour en venir à bout. Tu sais à peu près à quels termes j’en suis avec elle, elle m’a contemplé hier avec une certaine attention et une fréquence qui persuade à ma vanité que je ne lui suis pas indifférent, tandis que d’un autre côté, je n’y vois qu’une simple curiosité. Il faut dans tout cela me donner au plus vite ton avis, il faut éclaircir tout ceci. Je t’en supplie par l’amitié que j’ai pour toi, cherche, travaille de ton côté, retourne-toi l’esprit de mille manières pour me trouver le moyen de la voir, de lui parler, de lui écrire. Voilà de belles choses, d’étranges folies. Que dirais-je dans un an, dans un mois peut-être si je voyais une misérable lettre comme celle-ci. Mais je suis jeune et… non je ne suis pas encore amoureux : mais c’est à toi à décider si je dois le devenir ou non.

    Réponds moi au plus vite, sur-le-champ, cherche, médite. Songe que je suis sur les épines, j’ai grand besoin que Cupidon jette  sur moi un regard de compassion, car je me vois bien loin de mon but.

    Écris, écris, écris et surtout que je la voie.  Que d’obstacles ! Que de barrières à surmonter.

    Eugène

     

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    Album de la Saint-Sylvestre des amis de lycée : Delacroix (assis au premier plan), Pierret, Guillemardet (avec la guitare), et Piron y sont figurés réunis au coin du feu un soir de la Saint-Sylvestre. Sur la page de gauche, chacun a signé de son nom et de sa date de naissance, exprimée selon le calendrier républicain ; Delacroix y apparaît né le " 9 floréal an 6 de la République française une et indivisible " . Leur amitié est symbolisée par la poignée de main dominant la page.

     

     

    Lettre à Achille Piron – le 21 août 1815

     

    L’as-tu éprouvé, mon ami, cette fièvre du cœur, ce délire de la raison et des sens qui remplit tout notre être de ce mélange inconcevable de souffrance et de délices ; il faut sentir comme moi cet orage tumultueux qui gronde dans mon sein lorsque la moindre pensée vient me rappeler un cher souvenir. Parler morale, philosophie, tranquillité d’âme aux passions, c’est vouloir éteindre un édifice en flammes avec un verre d’eau. Ce n’est pas avec des émolients, des dulcifiants, des anodins et tout le petit étalage subalterne des médecins qu’on guérit les fous.  C’est en les jetant par les fenêtres ou en les assommant. Ce n’est pas que je me soucie d’être assommé pour les beaux yeux d’une princesse, mais il me faudrait à moi des remèdes violents. Malheureusement, je le sens trop, il n’en est qu’un pour moi, c’est le temps. Il faut attendre que le bouillonnement s’apaise ; que les jours et les mois viennent, dans leur succession monotone, user les sensations en effaçant l’image. C’est une chose terrible que de ne pouvoir compter même sur l’ignorance. Lorsque ma tête a bien travaillé et que, tout rempli d’illusions riantes, je jette les yeux devant moi sans y voir d’avenir, c’est alors que je me désespère. Je ne connais rien d’effroyablement atterrant comme l’impuissance ; se dire je t’aime… mais sans espoir, sans moyens, sans espoir en un mot… Voilà qui est fait pour écraser un homme.

    Hier, tout plein encore de mon délire, je pris la route de ce faubourg St-Honoré et je me mis à chercher la fatale rue d’Anjou. Je parvins à la déterrer, j’allai, je vins, je passai plus de dix fois devant cette terrible maison, regardant aux fenêtres, dans la cour, dans le jardin, partant, revenant encore au risque de se faire fusiller par un escogriffe d’Autrichien qui montait la garde à cette porte et qui me prenait peut-être pour un conspirateur. Deux ou trois fenêtres étaient ouvertes et éclairées. Je vis de loin des ombres se dessiner sur le plancher. Mon Dieu, que j’aurais donné quelque chose pour la voir une seconde, mais il fallut s’arracher, le cœur bondissant d’amertume. J’allai derrière la maison pour reconnaître un tant soit peu les lieux et voir si le jardin n’offrirait pas quelque derrière favorable à mes petits desseins. Je ne trouvai rien. Il fallut renvoyer mes recherches à un autre jour, et je fus chassé par la nuit de cet endroit infernal. Aujourd’hui je suis étonné de me trouver plus tranquille. Je ne sais si le soleil avait rafraîchi la tête (car, ne t’en déplaise, l’amour ne m’empêche pas de dormir), je fus étonné de mon calme, quoique de temps en temps je me sentisse de légers accès. Tout d’un coup, l’idée me vint d’aller aux petits Augustins… Ah ! mon ami : il eût fallu voir ma mine allongée en allant faire ma cour à tous les endroits où je l’avais vue s’arrêter quelques instants. Heureux pavé !… Non, je ne dis rien de plus, car je ne sais ce que je pourrais imaginer de pire. Heureux pavé !… Marbres terribles !… Si vous aviez des yeux et un cœur.

    Bref, mon cher ami, me voilà à peu près de même. Je me suis rappelé une foule de circonstances de ce jour dernier et de nos dernières entrevues il y a quelques mois et comme il faut que je m’éclaircisse enfin sur tout cela et que j’en prenne une bonne fois mon parti, j’ai dressé un petit plan que je lèche tous les jours et que je cherche de tout mon cœur à rendre praticable. J’espère la revoir, mais le terme est si long… Cela me renvoie à cinq jours au moins, et d’ici là je n’y penserai peut-être plus.

    Mon bon ami, je te le répète : travaille de ton côté à améliorer ma situation. Trouve aussi quelque moyen honnête de me la faire voir, je t’en supplie. En le combinant avec le mien, nous en pourrons peut-être faire un tout supportable, et sois persuadé que tu me rendras un plus grand service, qu’en faisant de moi par tes conseils, le plus sage et le plus posé des hommes.

    Ton cher ami,

    EUGÈNE DELACROIX

     

    P.S. — Me répondre le plus tôt possible. Je ne sais si mes lettres te fatiguent, mais il faut que je me décharge un peu de ce qui me pèse. Si je m’en croyais, je ne ferais que cela toute la journée parce que tu es le seul à qui je puisse parler de tout ce qui m’arrive.
    Réponds donc vite et surtout ne viens pas les mains vides.

    Je t’aime de tout mon cœur.

     

     

    PS : Je sors du sujet sur Delacroix, mais je ne peux m’empêcher de faire un lien sur un article consacré au poète Baudelaire dont je parlais dans mon dernier article. Il s’agit du blog de Cendrine « La chimère écarlate » qui a prolongé mon recueil de « poèmes choisis » en publiant aujourd’hui « Si vous aimez Baudelaire ».

    Elle exprime avec ses mots et illustrations son ressenti devant la passion érotique criée dans plusieurs poèmes par Baudelaire pour sa maîtresse Jeanne Duval, vénus haïtienne, avec laquelle il vécut durant une vingtaine d’année une aventure amoureuse et mouvementée.

    Je vous laisse découvrir le superbe article de Cendrine que je remercie.

     

     

      

  • Eugène DELACROIX, confidences

     

    Un romantique fervent admirateur du peintre flamand Paul Rubens

     

     

         « Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre […]. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste » - Adolphe Thiers

         Adolphe Thiers parle du tableau « La Barque de Dante » présenté, pour la première fois, par le tout jeune Eugène Delacroix au Salon de 1822. Cette toile inspirée de l’Enfer de Dante, d’une conception dramatique, par ses références à Michel-Ange et Rubens, est considérée comme un manifeste du romantisme. Après « Le Radeau de la Méduse » de son camarade d’atelier Théodore Géricault peint en 1819, les critiques considèrent qu’une orientation nouvelle, un coup fatal vient d’être porté à la peinture académique.

     

    Peinture, Delacroix, Louvre, romantisme

    Eugène Delacroix - La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822, musée du Louvre, Paris

     

     

         Un adolescent. Encore un gamin. Il n’a que 17 ans… Déjà, la superbe lettre ci dessous montre que, très jeune, la passion amoureuse fait entrer Eugène Delacroix dans le romantisme à venir.

     

    Lettre à son ami Achille Piron, le 20 août 1815

     

         Que de choses j’aurais à te dire, mon bon ami, si je n’avais pas perdu la tête, mais malheureusement voilà mes anciennes folies qui me reprennent et tu n’as pas de peine à deviner pourquoi. Quel moment que celui où on revoit après des siècles, un objet qu’on croyait avoir aimé et qui était presque entièrement effacé du cœur… Au milieu de tout cela je tombe de mon haut quand je songe à l’empire que j’ai eu sur moi-même hier dans cet instant délicieux et terrible qui m’a réuni pour quelques minutes à celle que j’avais eu l’indignité d’oublier. Il m’arrive souvent qu’une sensation morale, de quelque nature qu’elle soit, ne me frappe guère que par contrecoup, et lorsque livré à moi-même ou rentré dans la solitude de mon âme, l’effet s’en renouvelle avec plus de force par l’éloignement de la cause. C’est alors que mon imagination travaille et que, contraire à la vue, elle agrandit les objets à mesure qu’ils s’éloignent. Je m’en veux de n’avoir pas joui avec assez de plénitude de l’instant que le hasard m’a procuré ; je bâtis des châteaux de chimères et me voilà divaguant et extravagant dans la vaste mer de l’illusion sans bornes et sans rivages. Me voilà donc redevenu aussi sot qu’auparavant. Dans le premier instant mon cœur battit d’une force… Ma tête se bouleversa tellement que je craignis de faire une sottise : je ne faisais pas un pas sans songer que j’étais près d’elle, que nos yeux contemplaient les mêmes objets et que nous respirions le même air : lorsque je lui eus parlé et que tu m’entraînas dans l’autre salle… je t’aurais, je crois, battu et néanmoins je n’étais pas fâché d’un autre côté de m’éloigner d’elle, mais je crois que l’enfer et les démons ne seraient par parvenus à me faire quitter cette maison bienheureuse tant que j’y aurais su ma Julie. Et puis ces habits noirs, cette tête pâle et défaillante, ces tombeaux, ce froid vague qui me saisissait, cette mort que je voyais partout, ces charmes pleins de jeunesse et rayonnants de beauté, ce pied vif et léger qui foulait les froides reliques de mille générations et la poussière de quelques tyrans… que de sensations, que de choses… Une tête plus forte que la mienne n’y eût pas résisté, et ma foi, à quoi bon s’arracher de l’âme un sentiment qui la remplit si bien, qui cadre si bien avec mes idées.

         Peu à peu mes sens se rassirent : nous parlâmes, nous fîmes quelques plaisanteries, cela me calma, mais dès que je t’eus quitté, mon esprit et mon cœur furent tout aux petits Augustins.  Enfin que veux-tu, je suis le plus grand des fous ; moi, je m’en moque, il faut que je la voie, il le faut, je donnerais le diable pour en venir à bout. Tu sais à peu près à quels termes j’en suis avec elle, elle m’a contemplé hier avec une certaine attention et une fréquence qui persuade à ma vanité que je ne lui suis pas indifférent, tandis que d’un autre côté, je n’y vois qu’une simple curiosité. Il faut dans tout cela me donner au plus vite ton avis, il faut éclaircir tout ceci. Je t’en supplie par l’amitié que j’ai pour toi, cherche, travaille de ton côté, retourne-toi l’esprit de mille manières pour me trouver le moyen de la voir, de lui parler, de lui écrire. Voilà de belles choses, d’étranges folies. Que dirais-je dans un an, dans un mois peut-être si je voyais une misérable lettre comme celle-ci. Mais je suis jeune et… non je ne suis pas encore amoureux : mais c’est à toi à décider si je dois le devenir ou non.

         Réponds moi au plus vite, sur-le-champ, cherche, médite. Songe que je suis sur les épines, j’ai grand besoin que Cupidon jette sur moi un regard de compassion, car je me vois bien loin de mon but.

         Écris, écris, écris et surtout que je la voie.  Que d’obstacles ! Que de barrières à surmonter.

         Eugène

     

     

         Dans ses premières expériences picturales Delacroix est fasciné par Rembrandt, Titien et Rubens qu’il recherchera souvent au cours de ses nombreux voyages. Ensuite, il suivra sa propre voie, revendiquant une liberté de couleur et de touche.

         Cette lettre à un ami montre son immense passion pour Paul Rubens :

     

    Lettre à Charles Soulier (aquarelliste, ami de l’artiste) – Ems, le 3 août 1850

     

         Cher ami,

         Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines : j’en avais passée une à penser en Belgique. […] J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens. Ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles, qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en a encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi brave Crillon que tu ne connais pas Rubens et crois en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche. Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion mais mes arrangements n’ont pu définitivement cadrer avec ce projet.

         Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus. J’irais en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine, et à Vienne où ils pleuvent également. Comment négligent-ils au musée d’acquérir les Miracles de St Benoît ? (Toile de Rubens dont Delacroix avait fait une copie en 1844)

     

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    Eugène Delacroix - Les miracles de Saint Benoit (copie d’après Rubens), 1844, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

     

         Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui avec la Kermesse (Toile représentant une truculente noce de village peinte par Rubens en 1635 possédée par le musée du Louvre) remplirait nos lacunes : mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.

     

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    Peter Paul Rubens - La kermesse au village ou Noce au village, 1635, Musée du Louvre, Paris

     

         Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. […]

         Je t’embrasse

     

         Plus tard, en octobre 1860, Eugène Delacroix écrira :

    « Rubens ne se châtie pas et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse. »

     

  • VERMEER AU LOUVRE : Réflexions scientifiques

     

    VERMEER Johannes

    -  L’astronome, 1668, musée du Louvre, Paris

    - Le Géographe, 1669, Städel Museum, Francfort  

     

     

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    Suite de la visite...

      

         Les deux tableaux sont accrochés côte à côte : L’Astronome… Le Géographe

         J’ai réussi à me glisser juste à côté de touristes japonais installés, contemplatifs, devant les toiles.

       Quelle chance de pouvoir assister aux retrouvailles des deux frères, le temps de cette exposition au Louvre ! Un moment exceptionnel…

      Fabuleux 17ème siècle hollandais, pensai-je… Nous sommes en pleine révolution scientifique. Vermeer s’intéresse à la connaissance de l’univers à travers la cartographie, la géographie, l’astronomie et l’optique. L’artiste a représenté deux savants plongés dans leurs études : ses seules toiles montrant un homme comme unique personnage. Une signification allégorique ?

                         

     

         Je retrouve L’Astronome avec plaisir… Il est entré au Louvre en 1983, rejoignant ainsi La Dentellière, une habituée du musée depuis 1870.

         Comment pourrais-je oublier ce jour, il y a une vingtaine d’années, où j’avais découvert Vermeer au Louvre... Une jeune femme, coincée derrière un groupe de touristes, cherchait désespérément à voir la minuscule Dentellière. Voyant mon étonnement devant cette bousculade, elle m’avait indiqué qu’il s’agissait du peintre Vermeer et que la France ne possédait que deux toiles de celui-ci. Gentiment, elle m’avait proposé : « En attendant que la jolie brodeuse se libère, profitez-en pour aller voir L’astronome, l’autre toile de l’artiste qui est sur le côté droit de l’ouverture menant à la salle suivante. Vous ne serez pas déçu, avait-elle ajouté. » J’avais suivi son conseil. L’astronome était la première toile de Vermeer que je voyais de près. Ma première impression avait été déconcertante : une émotion inhabituelle devant quelque chose de nouveau, d’inconnu…

     

         Comme chez la plupart des peintres intimistes, l’activité quotidienne est représentée.

        Un astronome, assis dans son cabinet de travail, pose la main sur un globe céleste. Peinte surpeinture,vermeer,hollande,sciences,louvre, l’armoire, une date indique en chiffre romains : 1668. Devant le savant, une table sur laquelle reposent des objets. Un tapis bariolé ferme l’angle gauche de la pièce, recouvrant en partie la table. Face à la fenêtre, seule source de lumière apparente, le globe céleste concentre toute l’attention du scientifique dont l’attitude, dans la proximité symbolique du tableau « Moïse sauvé des eaux » accroché au mur du fond, pourrait signifier la recherche d’un guide spirituel.

     

     

         La clarté de la fenêtre distille des dégradés subtils d’ombres et de lumières sur toute la toile. L’éclairage, légèrement rosé sur la face et les mains de l’astronome, offre un doux contraste avec le vert de son habit. Comme toujours chez l’artiste, le modelé du personnage est peu marqué : flou, dilué… En m’approchant de plus près, je distingue des petites touches claires qui font vibrer les ombres bleutées du tapis ainsi que les ocres du globe céleste.

     

     

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         Je passe au Géographe, voisin. Les japonais sont partis. Ils ont été remplacés par une jeune fille qui regarde attentivement les œuvres, puis prend des notes sur un carnet. Une étudiante ?

         La lumière solaire entre par les petits carreaux de la fenêtre et ourle le fin profil du savant habillé d’un costume d’intérieur élégant bleu bordé de rouge. Penché en avant, il s’appuie d’une main sur un livre. Une intense réflexion intellectuelle suspend son compas dans l’espace. Des cartes l’entourent : sur la table, au sol, la carte accrochée au mur du fond montre les côtes marines d’Europe. Un globe terrestre surmonte l’armoire. Le regard du scientifique, dirigé vers la fenêtre, cherche une solution.

        Dans cette oeuvre, comme pour L’Astronome voisin, se dégage un merveilleux équilibre : une mélodie colorée rythmée par la lumière…

         J’observe que la signature du peintre apparaît deux fois : sur le mur du fond avec la date en chiffres romains : 1669 ; à nouveau sur une porte de l’armoire derrière le savant, sans date. Ces deux signatures sont–elles authentiques, m’interrogeai-je ?

     

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        Le souvenir ancien d’une visite à Delft, ville de Vermeer, me remonte en mémoire. Je savais que Vermeer avait été enterré dans l’Oude Kerk, l’ancienne église, et je voulais retrouver sapeinture,vermeer,hollande,sciences,louvre, tombe. Non loin de la porte d’entrée, j’étais tombé par hasard sur une très belle pierre tombale sculptée dont l’épitaphe en vers gravée dans la pierre vantait les qualités du scientifique le plus important de Delft, spécialiste des lentilles optiques et microscopes : Anthony van Leeuwenhoek, grand ami du peintre. Je savais pour avoir vu une gravure représentant ce savant qu’il avait environ 36 ans à la date de création du Géographe et de L’Astronome. Ses longs cheveux et sa ressemblance avec le personnage des tableaux ne laissait guère de doute : le scientifique avait servi de modèle pour les deux toiles.

     

     

        J’ai la sensation que Le Géographe et L’astronome sont heureux de se revoir… Tout au long de leur existence, ils auront constamment été réunis, leurs acquéreurs successifs les achetant comme des pendants dans les ventes aux enchères. Même Louis XVI faillit les acheter ! Le drame survint en 1797 : lors d’une vente, plus d’un siècle après le décès de Vermeer, leur séparation fut définitive. Orphelin, L’astronome voyagera longtemps entre la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne, pour enfin terminer son parcours au Louvre, pendant que ce pauvre Géographe, inconsolable, restera exilé dans un musée de Francfort.

     

       Deux versions de L’Astronome à la chandelle de Gerard Dou, encadrent les toiles de Vermeer. Elles sont minuscules. Peintes quelques années avant celles de Vermeer, auraient-elles pu l’inspirer ? La lumière est belle, les teintes ocrées sont douces. Les deux savants, l’un d’entre eux est plus jeune que l’autre, éclairent leurs recherches en tenant une bougie.

        Je tente de comparer les quatre toiles qui me font face : Dou traite ses astronomes en clair-obscur à la façon de son maître Rembrandt ; chez Vermeer les savants oeuvrent en plein jour. Aucune attache artistique ne rattache les deux peintres que le style et la lumière séparent définitivement…

      

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    Gerard Dou – L’Astronome à la chandelle, 1665, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

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    Gerard Dou – L’Astronome à la chandelle, 1665, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

     

     

        Un groupe imposant de provinciaux à l’accent rocailleux me font comprendre qu'ils désirent ma place. Je m’imprègne encore un instant de la vision des deux Vermeer. Ils vont bientôt repartir, une nouvelle fois chacun de leur côté.

         Peut-être pour toujours…

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    11. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 4. Aline Charigot

     

     

     

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    Auguste Renoir – Autoportrait, 1875, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, USA

     

         Été 1879… J’avais trente-huit ans et j’étais amoureux…

     

     

     

         Ma vie de peintre s’organisait. Les Montmartrois m’avaient adopté et tout le monde connaissait mes vêtements gris rayés et mon petit chapeau de feutre. Je n’avais aucun mal à trouver des modèles. Les mères savaient que j’étais peintre et affluaient en me vantant les qualités de leurs filles. Entre les gamines de la Butte et les modèles professionnels, actrices ou demi-mondaines, mes journées étaient bien remplies. Parfois, en voyant la fraîcheur des jeunes adolescentes qui venaient à mon atelier, j’éprouvais des voluptés de peintre. Il arrivait, lorsque je leur plaisais, ce qui était rare, que certaines me regardent avec des yeux faussement candides. J’avais envie de peindre et pas autre chose…

       Ma méthode était efficace : « Présentez-moi à votre mère », leur disais-je. Cela m’amenait de nombreux modèles sans passer pour un satyre.

         Je vivais un rêve. Aline Charigot était entrée dans ma vie récemment.

       Je l’avais rencontrée très facilement pour la bonne raison qu’elle habitait avec sa mère, une bourguignonne qui roulait les « r », en face de mon atelier rue Saint-Georges à Paris. Madame Charigot mère avait été abandonnée par son mari et vivait de travaux de couture. Sa fille Aline était destinée à rester dans le métier elle aussi. Elle gagnait bien sa vie chez une couturière, une brave femme du bas de la Butte.

       « Prends-le riche et pas trop jeune ! Avec ta frimousse ce ne sera pas trop difficile ! », lui avait dit la couturière. Elle voulait la marier et lui prédisait un brillant avenir. J’étais pauvre, pas jeune, elle avait dix-neuf ans, et moi une vingtaine de plus. Comble de chance, c’était moi qu’Aline avait en tête !

        Un jour que la mère d’Aline, curieuse, était entrée dans mon atelier accompagnée de sa fille, elle s’était plantée devant la toile sur laquelle je travaillais et m’avait lancé d’un air ironique : « C’est avec cela que vous gagnez votre vie ? Eh bien, vous avez de la chance ! ». Aline donna l’ordre à sa mère de sortir aussitôt, ce qu’elle fit en courbant la tête, et ne revint jamais.

       De temps à autre, ma nouvelle amie me servait de modèle. Elle avait un côté « chatte ». J’avais toujours envie de la gratter dans le cou. Elle possédait ce que j’adore chez les femmes : une peau qui ne repousse pas la lumière. Tout s’éclairait autour d’elle. Des lèvres assez larges, ourlées, un teint clair, des cheveux blonds, un nez court et retroussé, des dents petites, un corps potelé, tout en elle correspondait aux critères que je recherchais pour mes modèles. Ses yeux légèrement en amande et une démarche légère ajoutaient à son charme. De plus, elle était gourmande et cela me ravissait. Je prenais plaisir à la voir manger ce qui lui donnait des formes rondelettes avec une taille de guêpe. Quelle différence avec les femmes à la mode qui se donnaient des rétrécissements d’estomac pour rester minces et pâles.

     

      

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    Maurice Leloir – La maison Fournaise, 1876, musée Fournaise, Chatou (toile volée en 1999)

     

         Nous étions constamment sur les bords de la Seine et la maison Fournaise était notre lieu de rendez-Vous. On descendait la rue Saint-Georges, et par la rue Saint-Lazare, on était à cinq minutes de la gare. Le train omnibus nous débarquait en moins d’une heure au pont de Chatou.

        Chez Fournaise, les habitués veillaient sur notre idylle avec un intérêt attendri. Mon ami, le peintre Caillebotte, notre mécène très souvent, couvait Aline comme un grand frère. Les actrices Ellen André et madame Henriot, presque toujours présentes, s’offraient comme modèles aux artistes, et j’en profitais. Elles n’étaient pas des modèles de vertu et recherchaient inlassablement la compagnie des jeunes gens qui fréquentaient le lieu. Ces deux actrices avaient pris Aline en amitié et s’étaient mises en tête de dégrossir cette jeune femme qui avait besoin, selon elles, de polir ses mœurs campagnardes d’origine bourguignonne.

        La région était merveilleuse ! Une fête perpétuelle. La Seine était recouverte peinture,renoir,chatou,fournaise,impressionnismed’embarcations de toutes sortes : périssoires, yoles, canots, emmenés par des gaillards en maillots rayés, parfois en costume élégant, qui se croisaient, s’abordaient, tous partageant le même plaisir d’appartenance à la communauté des canotiers. A l’arrière des embarcations, les canotières, barreuses d’un jour, en robes de flanelles colorées, protégées du soleil par des chapeaux et des ombrelles rouges, bleues, vertes, assorties à leurs robes, encourageaient les rameurs. Toutes plus jolies les unes que les autres, ces demoiselles offraient un concours d’élégance apprécié par les canotiers qui, d’une barque à l’autre, leur lançaient des œillades conquérantes.

    Guy de Maupassant avec Jeannine Dumas d’Hauterive et Geneviève Strauss, 1885

     

     

        Ma compagne adorait ramer et nous passions des journées sur l’eau.

      Je lui avais appris à nager. Au début, elle se cramponnait à une bouée, puis, rapidement, elle avait fini par nager aussi bien que la belle Alphonsine Fournaise qui, au moindre rayon de soleil, s’empressait de se mettre en costume de bain. Sa taille de sylphide et ses formes épanouies attiraient du monde et faisaient des jalouses. Toute la région connaissait son agilité de plongeuse pour aller chercher les quelques pièces de monnaie que ses admirateurs jetaient dans la Seine.

     

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    Antony Morlon – Ah ! La belle tête , 19e, musée Fournaise, Chatou

     

         Aline valsait divinement. Maladroit, je lui marchais sur les pieds. Le soir, emportée dans les bras de mon ami Paul Lhôte ou du baron Barbier, tout le monde s’immobilisait pour les regarder. Ensuite Lhôte, accompagné d’Alphonsine au piano, poussait son refrain favori « Mam’zelle Nitouche », sous les applaudissements des convives qui reprenaient en choeur.

     

        J’avais souhaité insérer mon amie dans un paysage au bord de l’eau. La journée était belle et je n’avais pas dû trop insister pour convaincre Aline de s’habiller en dame à la mode, élégante, relevant le bas de sa jupe, attendant derrière un homme en veste blanche. Un jeune rameur en canotier se proposait d’embarquer le couple à bord d’une yole dont la proue était posée sur la berge entre les jambes du fils Fournaise.

       Saupoudrée de petites touches bleutées, la Seine avait des vibrations qui me plaisaient. Aline était aux anges, ravie de figurer dans un paysage de son peintre favori…

     

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    Auguste Renoir – Les canotiers à Chatou, 1879, National Gallery of Art, Washington

      

         Nous étions heureux…

     

        J’imaginais déjà Aline, jouant avec un petit chien, personnage principal du grand projet artistique que j’avais en tête depuis longtemps. J’espérais, si je trouvais les modèles dont j’avais besoin, pouvoir commencer l’année suivante.

         Le restaurant Fournaise et son balcon allaient devenir mon atelier de travail…

     

     

  • Van Gogh : Assassinat ou suicide? - Ma conviction personnelle

     

    LES MOTS PARLENT …

     

     

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    Vincent Van Gogh – Autoportrait au chapeau de paille, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     

         J’en arrive aujourd’hui à la quatrième et dernière partie de mon enquête consacrée au décès du peintre Vincent Van Gogh le 27 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise.

         En décembre 2016, lorsque j'ai publié mon roman "QUE LES BLES SONT BEAUX" (en lecture libre comme je l'ai indiqué dans mon blog) qui contait les deux derniers mois de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise, je ne connaissais pas de livres d'auteurs américains sur le peintre et de thèse nouvelle sur son assassinat. Pas un seul instant, je ne pensais me lancer dans ce long dossier-enquête qui m’a passionné et m'a permis de conforter ma conviction personnelle, que je vais exposer, qui est celle du suicide.

         Auparavant, je voudrais revenir un instant sur cette troisième partie, publiée le 28 janvier dernier, qui présentait la thèse de l’assassinat de Van Gogh proposée dans un livre publié en 2011 « VAN GOGH : The Life » par deux journalistes américains Steven Naifeh et Gregory White Smith. Dans mon article, j’avais bien spécifié que j’avais repris les différents points se rapportant à cette thèse publiés dans le magazine Vanity Fair de mars 2015 que les auteurs du livre avaient signés en fin d’article.

         Depuis, j’ai reçu leur livre que j'avais commandé qui a été traduit en 2013 sous le titre « VAN GOGH ». Il s’agit d’une volumineuse biographie de 1230 pages de belle qualité. Une très courte annexe, d’une quinzaine de pages seulement à la fin du livre, s’intitule : « Note sur la blessure mortelle de Vincent ». Cette note a pour but, selon les auteurs, de « proposer un récit des événements du 27 juillet 1890 qui cadre mieux avec ce que nous savons de cet incident et de l’homme, d’examiner les origines de la version communément admise, et d’expliquer pourquoi, à notre sens, cette version ne tient pas ».

         Dans cette biographie, l’explication du décès est présentée différemment dans la forme par rapport à celle du magazine, mais les points argumentés sont, évidemment, exactement les mêmes : ils se sont constitués au cours d’une période qui s’étire sur plus de 70 ans… Je rappelle brièvement, ci-dessous, les points essentiels de cette argumentation que j’avais déjà largement commentée dans la troisième partie de l’enquête :

    • Vincent n’a pas laissé de mot d’adieu : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Assassinat par deux jeunes garçons : Cette histoire rocambolesque est le principal argument des auteurs : deux adolescents en vacances, les frères Secrétan, dont le plus jeune René avait 16 ans, étaient attifés en cow-boy et se moquaient de Vincent, lui faisaient des blagues, le faisaient enrager, buvaient avec lui (alors que Vincent, malade, dit dans ses courriers qu’il ne buvait plus depuis son année récente passée à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence), lui faisaient connaître des femmes qui s’amusaient à l’émoustiller. René possédait un vrai revolver, qu’il tenait paraît-il de l’aubergiste Ravoux. Il s’en servait pour tirer les oiseaux et… les poissons. En taquinant Vincent, sous l’influence de l’alcool, un coup de feu aurait pu partir, ou Vincent aurait pu lui-même voler l’arme. L’argumentation repose essentiellement sur le témoignage de René Secrétan (le tireur de poissons…) fait à l’écrivain et médecin Victor Doiteau en 1956, soit 66 ans plus tard alors qu’il avait 82 ans. Vincent aurait également, selon René, donné aux enfants 6 croquis ou pochades qui ont totalement disparus…: A mes yeux ce récit est peu crédible pour les raisons que j’ai déjà expliquées le 28 janvier.
    • Les circonstances de la mort : Selon les médecins, la balle n’a pas suivi une trajectoire rectiligne et le coup aurait pu avoir été tiré de « trop en dehors » pour que ce fût Vincent qui eût appuyé sur la détente…: Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.
    • Le peintre Emile Bernard (grand ami de Vincent) aurait rapporté la thèse du suicide dans une lettre au critique Albert Aurier deux jours après l’enterrement : Emile Bernard est un mystificateur prolifique et inventif qui donne à sa version de l’incident des accents de martyr chrétien comme il le fit déjà lors de l’automutilation de Vincent à Arles : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Les interviews données par Adeline Ravoux : celle-ci, donne plusieurs interviews entre 1950 et 1960, soit plus de 60 ans après les fait. Elles rapportent le suicide du peintre qu’elle a vécu et dont son père l’aubergiste Ravoux lui parla toute sa vie. L’opinion des auteurs : « la personne qui contribua le plus à transformer la légende diffamatoire avancée par Bernard en récit définitif et incohérents des derniers jours de Vincent fut Adeline Ravoux : Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.

     

         Mon ressenti personnel au sujet de l’argumentation des auteurs du livre rajoutée en toute fin de celui-ci dans une courte annexe, et cela n’engage que moi, n’a pas changé. Le point essentiel de l’argumentation : l’assassinat par des adolescents, est uniquement fondé sur des rumeurs, on-dit, et témoignages décousus de René Secrétan 66 ans après le drame. Cette thèse d’un assassinat présumé reste d’ailleurs largement contestée par de nombreux spécialistes dont le Van Gogh Museum à Amsterdam.

     

         J’en viens enfin à ma conviction personnelle sur la mort de Vincent Van Gogh qui clôturera définitivement cette enquête. Cela va encore être long. Désolé…

     

    Quatrième partie 

     

    MA CONVICTION PERSONNELLE

     

     

         Ma conviction personnelle est fondée essentiellement sur les sources qui ne prêtent guère à contestation : lettres authentifiées, qui ne sont pas des rumeurs ou approximations de témoins âgés, ainsi que les faits survenus dans les dernières semaines du mois de juillet à Auvers.

     

         Ces 3 semaines situées entre le 1er juillet et le 27 juillet, perturbèrent énormément Vincent, et sont donc primordiales pour comprendre ce qui a pu se passer.

     

         Je reprends donc, ci-dessous, des extraits de courriers, écrits avant et après le décès : lettres de Vincent, son frère Théo, sa belle-sœur Johanna et du peintre Emile Bernard. Ces écrits éclairent les évènements de ce mois de juillet et, à mes yeux, suffisent largement à comprendre l’état d’esprit de Vincent au moment du drame le 27 juillet 1890.

     

     

         Depuis son retour de Provence, Vincent est heureux dans ce village d’Auvers-sur-Oise où il est arrivé le 20 mai 1890. Il avait été adressé au docteur Gachet par son frère Théo. Durant le mois de juin, tout se passe parfaitement : le docteur Gachet est un brave homme, l’auberge Ravoux est accueillante, la nature est belle, il peint les maisons à toits de chaume, les grandes étendues cultivées, puis il trouve des modèles : le docteur Gachet, Marguerite, sa fille, Adeline Ravoux, elle a 13 ans : « Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions ». Le 8 juin, un dimanche, Théo vient déjeuner avec toute sa famille chez Gachet, Vincent leur montre ses toiles et leur demande de venir tous en juillet pour des vacances à l’auberge où une chambre leur est réservée. Quelle joie pour Vincent ! Il s’est fait des amis peintres à l’auberge, Martinez et Tom Hirshig un jeune garçon que Théo lui a adressé.

         La vie sourit enfin à l’artiste. Il est bien, les gens l’aiment, les crises cycliques qui le terrassaient dans le Midi ont disparu. Sa dernière crise à Saint-Rémy avait été très dure alors qu’il adressait à Théo des toiles superbes, dont cette Nuit étoilée aux astres incandescents. Théo était enthousiaste : « Il y a une puissance de couleurs que tu n’avais pas encore atteinte » ; il lui demandait de « ne pas se risquer dans ces régions mystérieuses qu’il paraît qu’on peut effleurer mais non pénétrer impunément ».

     

     

    L’ORAGE GRONDE

     

         Le bien-être du peintre commence à se dégrader au début du mois de juillet.

        Une lettre de Théo datée du 30 juin 1890, est alarmante : le bébé de Théo et Johanna, âgé de 4 mois, Vincent Willem, son petit homonyme, est très malade. La seule pensée que son filleul soit en danger épouvante Vincent. Un souvenir lointain hantait encore ses nuits parfois. Vincent Willem, l’aîné de sa famille, était mort-né tragiquement un 30 mars. Vincent naissait un an jour pour jour après la mort de ce frère inconnu et ses parents l’avaient automatiquement appelé « Vincent Willem, comme son frère ! ». Il devait remplacer l’enfant mort-né enterré dans le petit cimetière voisin avec « Vincent Van Gogh » écrit sur la pierre tombale. Chaque année, pour son anniversaire, il accompagnait ses parents devant la tombe et sa mère pleurait un autre Vincent Van Gogh. Cet évènement avait marqué son enfance.

         Dans la lettre, Théo lui aussi est malade au point de s’interroger sur le sens même de sa vie, de son métier. Il tente d’être rassurant : « Ne te casse pas la tête pour moi et pour nous mon vieux, sache-le bien ce qui me fait le plus grand plaisir c’est quand tu te portes bien et quand tu es à ton travail qui est admirable. Toi tu as trouvé ton chemin, vieux frère, ta voiture est déjà calée et solide et moi j’entrevois mon chemin grâce à ma femme chérie ». Il fait part à Vincent de ses problèmes avec la société Boussod et Valadon qui l’emploie et parle de s’installer à son compte comme marchand d’art car sa paye ne suffit plus à entretenir sa famille.

       Vincent est bouleversé devant la détresse de son frère. Son inquiétude, car il dépend entièrement de son frère sur le plan financier, est grande. Alors qu’il se sentait si bien dans ce village, la souffrance qui le terrassait dans le Midi recommence lentement à s’insinuer en lui. A nouveau, il se sent dans une grande solitude artistique, sentimentale, et morale, d’autant plus que sa peinture n’intéresse personne et ne se vend pas.

     

        Dimanche 6 juillet : cette journée va s’avérer déterminante dans l’esprit de Vincent. Une belle journée en perspective… Il est invité un dimanche à Paris par Théo. Il doit revoir ses amis les peintres Toulouse-Lautrec et Guillaumin et rencontrer le critique d’art Albert Aurier qui vient d’écrire en début d’année un article élogieux dans la revue Mercure de France sur Vincent. Le bébé va beaucoup mieux, mais tout va se gâter soudainement : Théo et Jo sont très fatigués ; ils veulent déménager pour prendre un appartement plus grand permettant de stocker les toiles de Vincent qui envahissent l’appartement ; Vincent se dispute bêtement avec Jo pour une histoire d’accrochage d’une toile d’un autre peintre : Prévost. Le pire arrive… Une discussion orageuse intervient entre Théo et sa femme sur l’avenir de Théo chez ses employeurs : Jo ne veut pas qu’il se mette à son compte. Pour finir, Théo et Jo apprennent à Vincent que, contrairement à ce que lui espérait fortement et pensait acquis, ils ne passeront pas leurs vacances prochaines en juillet à Auvers : c’est décidé, ils partiront montrer le bébé à leur famille en Hollande.

         Cela fait trop d’un coup pour Vincent. Il perçoit que les relations entre son frère et sa récente petite belle-sœur, qu’il adore depuis qu’il la connait, sont très tendues. Surtout, il a le sentiment qu’il est devenu un boulet sur le plan financier pour le couple qui vient d’avoir un bébé. La vente de ses toiles ne pourra les rembourser : il n’en a vendu qu’une. Très nerveux, lui qui se faisait une si grande joie de revoir sa famille et ses amis parisiens venus exprès pour le rencontrer, n’attend pas la visite de son ami Guillaumin qui doit arriver, et repart précipitamment vers Auvers le soir même alors qu’il devait rester au moins quelques jours. Il ne sait pas si son frère pourra continuer à lui verser sa pension.

         En arrivant à Auvers, il écrit à Théo et Jo : il se sent très abattu après ce qui s’est passé, s’inquiète sur sa situation financière et tente de persuader à nouveau Théo et Jo de venir en juillet pour se reposer.

     

    - Auvers vers le 9 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    Des ces premiers jours-ci, certes j’aurais dans des conditions ordinaires espéré un petit mot de vous déjà.

    Mais considérant les choses comme des faits accomplis – ma foi – je trouve que Théo, Jo et le petit sont un peu sur les dents et éreintés – d’ailleurs moi aussi suis loin d’être arrivé à quelque tranquillité.

    […]

    C’est pourquoi je vous donnerais à penser de ne pas aller en Hollande cette année-ci, c’est très coûteux toujours le voyage, et jamais cela a fait du bien. Si, cela fait du bien si vous voulez à la mère, qui aimera à voir le petit – mais elle comprendra et préfèrera le bien-être du petit au plaisir de le voir. D’ailleurs elle n’y perdra rien, elle le verra plus tard. Mais - sans oser dire que ce soit assez – quoi qu’il en soit, il est certes préférable que père, mère et enfant prennent un repos absolu d’un mois à la campagne. (Ce qu’il souhaite à tout prix)

    D’un autre côté, moi aussi, je crains beaucoup d’être ahuri et trouve étrange que je ne sache aucunement sous quelles conditions je suis parti – si c’est comme dans le temps à 150 par mois en trois fois. Théo n’a rien fixé et je suis parti dans l’ahurissement.

    […]

    Et je dis ce que je pense, parce que vous comprenez bien que je prends de l’intérêt à mon petit neveu et tiens à son bien-être ; puisque vous avez bien voulu le nommer après moi, je désirerais qu’il eût l’âme moins inquiète que la mienne qui sombre.

    […]

    Il est certain, je crois que nous songeons tous au petit, et que Jo dise ce qu’elle veut. Théo comme moi j’ose croire se rangeront à son avis. Moi je ne peux dans ce moment que dire que je pense qu’il nous faut du repos à tous. Je me sens – raté. Voilà pour mon compte – je sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. […] Et la perspective s’assombrit, je ne vois pas l’avenir heureux du tout.

     

         Jo, regrette ses paroles vives du dimanche envers Vincent et lui répond elle-même. Par la suite, elle écrira à Théo : « Oh, comme j’aurais aimé le revoir et lui dire à quel point j’ai été désolée de m’être montrée impatiente envers lui la dernière fois ». A réception de cette lettre, Vincent écrit de suite, rassuré, malgré le fait que le voyage en Hollande soit confirmé. Vincent se résigne, mais les mots de sa lettre du 10 juillet, ci-dessous, le montre abattu :

     

    - Auvers vers le 10 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    La lettre de Jo a été pour moi réellement comme un évangile, une délivrance d’angoisse que m’avaient causée les heures un peu difficiles et laborieuses pour nous tous que j’ai partagées avec vous. Ce n’est pas peu de chose lorsque tous ensemble nous sentons le pain quotidien en danger, pas peu de chose lorsque pour d’autres causes que celle là aussi nous sentons notre existence fragile.

    Revenu ici, je me suis senti moi aussi encore bien attristé et avais continué à sentir peser sur moi aussi l’orage qui vous menace. Qu’y faire – voyez vous je cherche d’habitude à être de bonne humeur assez, mais ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même, mon pas aussi est chancelant.

    J’ai craint – pas tout à fait, mais un peu pourtant – que je vous étais redoutable étant à votre charge – mais la lettre de Jo me prouve clairement que vous sentez bien, que pour ma part je suis en travail et peine comme vous.

    Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais, j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême.

    Souvent je pense au petit, je crois que certes c’est mieux d’élever des enfants que de donner toute sa force nerveuse à faire des tableaux, mais que voulez vous, je suis moi maintenant - au moins me sens - trop vieux pour revenir sur des pas ou pour avoir envie d’autre chose. Cette envie m’a passée, quoique la douleur morale m’en reste.

      

        Le lundi 14 juillet, Théo annonce à Vincent qu’il part avec sa femme et son fils le lendemain pour Leyde en Hollande. Il sera de retour à Paris dans une semaine : « Nous sommes très contents que tu n’es plus autant sous l’impression des affaires en suspens que quand tu étais ici. Vraiment le danger n’est pas aussi grave que tu le croyais. Si nous pouvons tous avoir une bonne santé, qui nous permette d’entreprendre ce qui dans notre tête petit à petit devient une nécessité, tout ira bien. »

     

     

    LE DRAME SE NOUE 

     

         Pendant les vacances de son frère, Vincent est seul, désespérément seul. Il ne voit plus le docteur Gachet

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 2. Extraits choisis, année 1822

     

     

         « Un coup de fortune »

        C’est ce que Delacroix écrit à Charles Soulier le 15 avril 1822 : « … Mais je sors d’un travail de chien qui me prend tous mes instants depuis deux mois et demie. J’ai fait dans cet espace de temps un tableau assez considérable qui va figurer au Salon. Je tenais à m’y voir cette année et c’est un coup de fortune que je tente. »

     

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    Eugène Delacroix - La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822, musée du Louvre, Paris

     

         « Aucun tableau ne révèle mieux à mon avis l’avenir d’un grand peintre […]. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent, cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste ». Adolphe Thiers est enthousiasmé par l’artiste qui « jette ses figures, les groupe et les plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau ».

       Adolphe Thiers parle du tableau « La Barque de Dante » présenté, pour la première fois, par ce tout jeune Eugène Delacroix au Salon de 1822. Cette toile inspirée de l’Enfer de Dante, d’une conception dramatique, par ses références à Michel-Ange et Rubens, est considérée comme un manifeste du romantisme. Après « Le Radeau de la Méduse » du camarade d’atelier de Delacroix, Théodore Géricault, peint en 1819, les critiques considèrent qu’une orientation nouvelle, un coup fatal vient d’être porté à la peinture académique.

     

     

     

         Delacroix souhaitait frapper fort pour son premier envoi. Il voulait peindre une grande « machine » comme il disait souvent. Le jeune artiste avait renoncé à tenter à nouveau le prix de Rome pour se jeter dans la mêlée du Salon afin de se faire un nom.     

         Tout d’abord, il avait pensé à faire un tableau dont le sujet se rapporterait aux guerres récentes des Turcs et des Grecs. À la fin de l’année 1821, l’actualité étant trop brulante, il hésite, puis abandonne son idée. Ce sera « La Barque de Dante » une illustration du chant VIII de l’Enfer de Dante, passage peu connu de « La Divine Comédie ». S'essayant à la traduction de l'histoire, il en parle à son ami Guillemardet : « Le morceau est d’une difficulté inouïe. Il y a dans l’original une trivialité sublime qui fait frissonner. » Il se met au travail en urgence, jusqu’à 13 heures par jour, et termine la toile peu avant l’ouverture officielle le 24 avril 1822.

         Au cours de l’année 1820, grand admirateur du peintre Rubens, il venait souvent peinture,rubensau Louvre, dans la galerie Médicis, voir les peintures du peintre flamand, immenses tableaux commandés à Rubens par la reine Marie de Médicis, présentant des scènes de sa vie avec Henri IV. C’était une fête de la couleur et des corps dénudés à la chair joyeuse. Il adorait copier les néréides, plantureuses jeunes femmes au teint de pêches bien mûres, d'une sensualité débordante, que l’on voyait au bas du tableau du « Débarquement de la reine à Marseille ».

     

     

     

     

    Peter Paul Rubens – Débarquement de Marie de Médicis à Marseille, 1623, musée du Louvre, Paris

     

         Les œuvres du maître anversois concentraient pour lui l’essentiel de la peinture etpeinture,delacroix,dante, rubens il cherchait par la copie à en comprendre les mécanismes. Les étonnantes carnations des jeunes femmes lui serviraient pour peindre les corps des figures nues au pied de la barque de son « Dante ».

     

     

     

     

     

     

     

     

    Eugène Delacroix - Étude de néréide, d’après Rubens, 1822, Kunstmuseum Basel, Bâle

     

     

        Il pensait également que l’idée de la barque et celle du cannibalisme chez les peinture,delacroix,dante,damnés au premier plan de la toile, évoqueraient « Le Radeau de la Méduse » de son ami Géricault, dans lequel il avait servi de modèle pour un personnage, et qui avait fait scandale au Salon précédent.

         Il ne lui restait plus qu’à rajouter une débauche de couleurs : des blancs brillants, des ombres verdâtres et ocres, la tache rouge du chaperon de Dante contrastant avec sa complémentaire, le vert du manteau.

     

     

     

      

      

         Invité à passer voir la toile, son maître d’atelier Pierre Guérin, n’avait guère encouragé son élève à présenter le tableau au Salon. Delacroix le quittera d’ailleurs à la fin de l’année.

         Pourtant l’essai allait s’avérer une brillante réussite car l’Etat acheta la toile et le jeune homme de 24 ans entrait dans le tout nouveau musée des artistes vivants créé depuis peu au palais du Luxembourg en 1818. Ainsi, à la mort de l'artiste, sa peinture rejoindrait les collections du Louvre.

         Le « coup de fortune » d'Eugène Delacroix allait devenir son premier chef-d’œuvre.

     

     

     

     LE JOURNAL

     

     

         L’extrait ci-dessous, daté du 3 septembre 1822, montre les premiers mots écrits dans son journal par le peintre sur des feuilles de papier coupées et cousues en petit cahier.

         A cette époque, les préoccupations de Delacroix, en dehors de la peinture, sont le plus souvent amoureuses. Le 21 février 1821, il écrit à son ami d’enfance Pierret : « Je suis malheureux, je n’ai point d’amour. Ce tourment délicieux manque à mon bonheur. Je n’ai que de vains rêves qui m’agitent et ne satisfont rien du tout. J’étais si heureux de souffrir en aimant ! Il y avait je ne sais quoi de piquant jusque dans ma jalousie, et mon indifférence actuelle n’est qu’une vie de cadavre. »

     

     

    Louroux – mardi 3 septembre 1822

     

    Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. Je le commence dans d’heureuses dispositions.

    Je suis chez mon frère. Il est neuf ou dix heures du soir qui viennent de sonner à l’horloge du Louroux. Je me suis assis cinq minutes au clair de lune, sur le petit banc qui est devant ma porte, pour tâcher de me recueillir. Mais quoique je sois heureux aujourd’hui, je ne retrouve pas les sensations d’hier soir. C’était pleine lune. Assis sur le banc qui est contre la maison de mon frère, j’ai goûté des heures délicieuses. Après avoir été reconduire des voisins qui avaient dîné et fait le tour de l’étang, nous rentrâmes. Il lisait les journaux, moi je pris quelques traits des Michel-Ange que j’ai apportés avec moi : la vue de ce grand dessin m’a profondément ému et m’a disposé à de favorables émotions. La lune, s’étant levée toute grande et rousse dans un ciel pur, s’éleva peu à peu entre les arbres. Au milieu de ma rêverie et pendant que mon frère me parlait d’amour, j’entendis de loin la voix de Lisette. Elle a un son qui fait palpiter mon cœur ; sa voix est plus puissante que tous autres charmes de sa personne, car elle n’est point véritablement jolie ; mais elle a un grain de ce que Raphaël sentait si bien ; ses bras purs comme du bronze et d’une forme en même temps délicate et robuste. Cette figure, qui n’est véritablement pas jolie, prend pourtant une finesse, mélange enchanteur de volupté et d’honnêteté… de fille…, comme il y a deux ou trois jours, quand elle vint, que nous étions à table au dessert : c’était dimanche. Quoique je ne l’aime pas dans ses atours qui la serrent trop, elle me plut vivement ce jour-là, surtout pour ce sourire divin dont je viens de parler, à propos de certaines paroles graveleuses qui la chatouillèrent et firent baisser de côté ses yeux qui trahissaient de l’émotion ; il y en avait certes dans sa personne et dans sa voix ; car, en répondant des choses indifférentes, elle (sa voix) était un peu altérée et elle ne me regardait jamais. Sa gorge aussi se soulevait sous le mouchoir. Je crois que c’est ce soir-là que je l’ai embrassée dans le couloir noir de la maison, en rentrant par le bourg dans le jardin ; les autres étaient passés devant, j’étais resté derrière avec elle. Elle me dit toujours de finir, et cela tout bas et doucement ; mais tout cela est peu de chose. Qu’importe ? Son souvenir, qui ne me poursuivra point comme une passion, sera une fleur agréable sur ma route et dans ma mémoire.

     

         A propos de cette jeune Lisette, Delacroix écrit à son ami Pierret : « Que les beautés de la ville sont loin de cela ! Ces bras fermes et colorés par le grand air sont purs comme du bronze ; toute cette tournure est d’une chasseresse antique. »

     

    (…)

    J’ai reçu dimanche une lettre de Félix, dans laquelle il m’annonce que mon tableau a été mis au Luxembourg (La barque de Dante acheté par le Louvre pour 1200 francs). Aujourd’hui mardi, j’en suis encore fort occupé ; j’avoue que cela me fait un grand bien et que cette idée, quand elle me revient, colore bien agréablement mes journées. C’est l’idée dominante du moment et qui a activé le désir de retourner à Paris, où je ne trouverai probablement que de l’envie déguisée, de la satiété bientôt de ce qui fait mon triomphe à présent, mais point une Lisette comme celle d’ici, ni la paix et le clair de lune que j’y respire.

     

     

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    Eugène Delacroix - Jeune orpheline au cimetière, 1823, musée du Louvre, Paris

     

     

    Louroux – 5 septembre 1822

    […]

    Le soir on allait au-devant de Mlle Lisette, qui est venue raccommoder mes chemises. S’étant trouvée un peu en arrière, je l’ai embrassée ; elle s’est débattue de manière à me faire peine, parce que j’ai vu résistance de son cœur. À une deuxième reprise, je l’ai retrouvée. Elle s’est nettement défaite de moi, en me disant que si elle le voulait, elle me le dirait tout de même. Je l’ai repoussée avec une humeur douloureuse et j’ai fait un tour ou deux dans l’allée, devant la lune qui se levait. Je la retrouve encore : elle allait prendre de l’eau pour le souper ; j’eus envie de bouder et de n’y pas retourner ; cependant je cédai encore… « Vous ne m’aimez donc pas ? — Non ! — En aimez-vous un autre ? — Je n’aime personne », réponse ridicule, qui voulait dire assez. Cette fois j’ai laissé tomber avec colère cette main que j’avais prise et j’ai tourné le dos, blessé et chagrin. Sa voix a laissé expirer un rire qui n’était pas un rire. C’était un reste de sa protestation faite, à demi sérieuse. Mais que ce qu’il y a d’odieux lui en reste ! Je suis retourné à mon allée et rentré en affectant de ne la point regarder.

    Je désire vivement n’y plus penser. Quoique je n’en sois pas amoureux, je suis indigné et désire plutôt quelle en ait des regrets. Dans ce moment où j’écris, je voudrais exprimer mon dépit. Je me proposais, auparavant de l’aller voir laver demain. Céderai-je à mon désir ? Mais dès lors, tout n’est donc pas fini, et je serais assez lâche pour revenir ? J’espère et désire que non.

     

    Paris – 8 octobre 1822

     

         Dans ce courrier, l’artiste pose les fondements de ce qui distingue l'art du peintre de celui du poète : le rapport avec la matérialité.

    […]

    Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai point écrit une pensée… C’est ce qu’ils disent !… Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un point mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature extérieure, mais il pense intérieurement de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes, à laquelle quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée ; aussi les esprits grossiers sont plus émus des écrivains que des musiciens et des peintres. L’art du peintre est d’autant plus intime au cœur de l’homme qu’il paraît plus matériel, car chez lui, comme dans la nature extérieure, la part est faite franchement à ce qui est fini et à ce qui est infini, c’est-à-dire à ce que l’âme trouve qui la remue intérieurement dans les objets qui ne frappent que les sens.

      

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 9. Lettres choisies, années 1850 et 1852

     

     

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    Thales Fielding - Portrait d’Eugène Delacroix, 1825 (âgé de 27 ans), musée Delacroix, Paris

     

     

     

         "La gloire n'est pas un vain mot pour moi" avait écrit Eugène Delacroix seulement âgé de 25 ans. Il pensait déjà que ses créations prendraient place un jour aux côtés de celles des maîtres qu'il admirait : Raphaël, Michel-Ange, Titien, Rubens, Poussin, Watteau.

         Se doutait-il en 1857, en faisant construire ce pavillon à la façade néo-classique qui lui servirait d'atelier dans sa nouvelle demeure du 6 rue de Fürstenberg à Paris, lieu où il décèdera en 1863, que celui-ci deviendrait un musée-atelier au sein du musée national Delacroix que nous connaissons de nos jours. Une belle exposition s'y tient jusqu'au 30 septembre prochain :  "Dans l'atelier, la création à l'oeuvre". Un bel ensemble d'oeuvres choisies dans la collection du musée et de celle du Louvre montre le processus créatif de l'artiste.

     

     

         J'ai choisi aujourd'hui de publier en entier deux lettres de l’artiste écrites à des amis au début des années 1850 : la première est un hommage au peintre Rubens qui le fascinait ; la seconde est une réflexion amusante qui se veut philosophique.

     

     

    Lettre à Charles Soulier (aquarelliste, ami de l’artiste) – Ems, le 3 août 1850

     

    Cher ami,

    Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines : j’en avais passée une à penser en Belgique. […] J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens.

    Ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles, qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en a encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi brave Crillon que tu ne connais pas Rubens et crois en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche. Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion mais mes arrangements n’ont pu définitivement cadrer avec ce projet.

    Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus. J’irais en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine, et à Vienne où ils pleuvent également. Comment négligent-ils au musée d’acquérir les Miracles de St Benoît ? (Toile de Rubens dont Delacroix avait fait une copie en 1844)

       

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    Eugène Delacroix - Les miracles de Saint Benoit (copie d’après Rubens), 1844, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

     

    Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui avec la Kermesse (Toile représentant une truculente noce de village peinte par Rubens en 1635 possédée par le musée du Louvre) remplirait nos lacunes : mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.

     

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    Peter Paul Rubens - La kermesse au village ou Noce au village, 1635, Musée du Louvre, Paris

     

    Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. […]

    Je t’embrasse

     

         Plus tard, dans son journal du 21 octobre 1860, Eugène Delacroix écrira :

        « Rubens ne se châtie pas et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse »

     

     

     

    Lettre d’Eugène Delacroix à Monsieur Varcollier – 7 juillet 1852

     

        Dans cette lettre qu’il adresse à un proche, le peintre fait preuve d’une plume à la teneur philosophique.

     

    … J’ai des voisins que je vois le soir, ou bien à cette heure-là je fais des promenades où je trouve de la fraîcheur. Le matin je travaille aussi régulièrement qu’à Paris, et bien que mes couleurs soient sèches avant la fin de la séance, je tiens bon ! Je tiens l’ennui en échec et n’ai pas le temps d’avoir des idées noires.

    Voilà la vie que je mène et que je voudrais beaucoup pouvoir prolonger, dans le moment surtout ; la perspective du travail dans mon atelier de Paris est un grave épouvantail, et cependant il n’y a pas à reculer. Dimicandum, c’est une belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J’y joins celle-ci : Renovare animos. Passer du grave au doux, de la ville à la campagne, du monde à la solitude, jusqu’à ce que l’on passe de quelque chose à rien !

    Mais alors, quoi qu’en pense Hamlet, les songes dans ce repos profond ne viendront pas nous apporter les images du mouvement, et c’est un bienfait de l’incomparable Nature que cette autre rénovation des êtres dans ce grand concert où elle nous jette, têtes, bras, ventre, esprit, sentiment, basses natures, nobles esprits, pour entier de nouveau et éternellement d’autres apparences animées, et rajeunir le grand et éternel spectacle.

    Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort, et ils ne rêvent pas. Dès à présent, combien d’hommes rêvent à votre gré, sans parler du sommeil des maladies ! Combien se passe-t-il de notre vie dans des emplois abrutissants pour l’esprit, combien à fumer, combien à des spectacles insipides qui tiennent de la place dans la vie sans l’occuper d’une manière digne de l’homme ! Beaucoup d’hommes qui n’ont pas essayé de vivre disent qu’ils n’ont plus le temps, et ils retombent sur l’oreiller où ils se bercent sans plaisir. Il faudrait veiller sans cesse sur soi, car la paresse est un entraînement de tous les moments ; donc il faut combattre ou crever honteusement.

    Adieu, mon cher ami, en voici beaucoup par le temps qu’il fait. J’ai eu là un mouvement qui promettait beaucoup, et j’ai tourné court… par paresse probablement. Dieu vous préserve de cette rouille. Mais votre esprit n’est pas de ceux qui s’endorment, et même dans les souffrances qui le tiennent éveillé et tout en enrageant, vous êtes comme le brahmine de Voltaire qui ne voudrait pas être une bête…