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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Van Gogh écrivain : St-Rémy - 1. 9 mai/2 juillet 1889

     

     CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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       Vincent Van Gogh –  Nuit étoilée, juin 1889, The Museum of Modern Art, New York

     

          Van Gogh a eu, à un degré rare, ce par quoi un homme se différencie d’un autre : le style. [...] Et tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s’anime d’une vie étrange, indépendante de celle des choses qu’il peint, et qui est en lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu’il gonfle de la surprenante sève de son être. Ces formes se multiplient, s’échevèlent, se tordent, et jusque dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent, où les étoiles s’allongent en queues de comètes débraillées ; jusque dans le surgissement de ces fantastiques fleurs qui se dressent et se crêtent, semblables à des oiseaux déments, Van Gogh garde toujours ses admirables qualités de peintre, et une noblesse qui émeut, une grandeur tragique qui épouvante.

     

                                                                                          Vincent Van Gogh, Écho de Paris, 31 mars 1891, Octave Mirbeau

     

    Lettre à Jo – vers le 9 mai 1889

     

          peinture,van gogh,saint-rémy,saint-paul-de-mausole   Vincent Van Gogh est entré, sur sa demande, à l’asile de Saint-Rémy installé dans les bâtiments de l’ancien monastère de Saint-Paul-de-Mausole. Le docteur Peyron, le médecin-chef, note : « Ce malade arrive de l’hôpital d’Arles où il était entré à la suite d’un accès de manie aiguë qui était survenu brusquement, accompagné d’hallucinations de la vue et de l’ouïe qui le terrifiaient. » 

    Vincent Van Gogh –  Campagne montagneuse derrière l’hôpital  St Paul, juin 1889, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague

     

          Fin avril, Johanna, la femme de Théo, a écrit à Vincent, son nouveau beau-frère, une lettre affectueuse qui pourrait ressembler à une lettre d'amour. Vincent, touché, lui répond :

     

    Ma chère Soeur,

    Merci beaucoup de votre lettre dans laquelle j’ai surtout cherché les nouvelles de mon frère. Et je les trouve très bonnes. Je vois que vous avez déjà observé qu’il aime Paris et que cela vous étonne plus ou moins, vous qui ne l’aimez point ou plutôt qui y aimez surtout les fleurs, tels que je suppose par exemple les glycines qui probablement commencent à fleurir. Ne pourrait-il pas être le cas qu’en aimant une chose on la voit mieux et plus juste qu’en ne l’aimant pas ?

    Pour lui et pour moi Paris est certes déjà en quelque sorte un cimetière où ont péri bien des artistes que nous avons directement ou indirectement connus.

    Certes Millet que vous apprendrez à aimer beaucoup et avec lui bien d’autres, ont cherché à sortir hors de Paris. Mais Eugène Delacroix par exemple, difficilement on se le représente “comme homme” autrement que Parisien.

    Tout ceci pour vous engager – sous toute réserve il est vrai – de croire à la possibilité qu’il y ait à Paris des maisons et non pas seulement des appartements.

    Enfin – heureusement vous êtes vous-même sa maison.

    Il est assez drôle peut être que le résultat de cette terrible attaque est qu’il y ait dans mon esprit plus guère de désir ni d’espérance bien nets, et je me demande si c’est ainsi qu’on pense, alors que les passions un peu éteintes, on descend la montagne au lieu de la monter. Enfin ma sœur, si vous pouvez croire, ou à peu près, que tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes, alors vous pourrez croire peut-être également que Paris est la meilleure des villes là-dedans.

    Avez vous déjà remarqué que les vieux chevaux de fiacre y ont des grands beaux yeux navrés comme des chrétiens quelquefois ?

    Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas des sauvages ni des paysans et nous avons peut-être même le devoir d’aimer la civilisation (ainsi nommée). Enfin ce serait probablement hypocrite de dire ou croire que Paris est mauvais alors qu’on y vit. La première fois que l’on voit Paris il se peut d’ailleurs que tout y semble contre nature, sale et triste.

    Enfin si vous n’aimez pas Paris, surtout n’aimez pas la peinture ni ceux qui directement ou indirectement s’en occupent, car ce n’est que trop douteux que cela soit beau ou utile.

    Mais que voulez vous, il y a des gens qui aiment la nature tout en étant toqués ou malades, voilà les peintres ; puis il y en a qui aiment ce que fait la main d’homme et ceux là vont même jusqu’à aimer les tableaux.

    Quoique ici il y ait quelques malades fort graves, la peur, l’horreur que j’avais auparavant de la folie s’est déjà beaucoup adoucie. Et quoique continuellement on entende ici des cris et des hurlements terribles comme des bêtes dans une ménagerie, malgré cela les gens d’ici se connaissent très bien entre eux et s’aident les uns les autres quand ils tombent dans des crises. En travaillant dans le jardin, ils viennent tous voir et je vous assure sont plus discrets et plus polis pour me laisser tranquille, que par exemple les bons citoyens d’Arles.

    Il se pourrait bien que je reste ici assez longtemps, jamais j’ai été si tranquille qu’ici et à l’hospice à Arles, pour pouvoir enfin peindre un peu. Tout près d’ici il y a des petites montagnes, grises ou bleues, ayant à leur pied des blés très, très verts et des pins.

    Je me compterai très heureux si j’arrive à travailler assez pour gagner ma vie, car cela me donne bien du souci lorsque je me dis que j’ai fait tant de tableaux et de dessins sans jamais en vendre. Ne vous pressez pas trop de trouver que ce soit là une injustice, moi je n’en sais rien.

    En vous remerciant encore de m’avoir écrit et étant bien content de ce que je sache qu’à présent mon frère ne rentre plus dans un appartement vide quand il revient le soir, je vous serre la main en pensée et croyez moi,

     votre frère Vincent.

     

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    Vincent Van Gogh –  Champs avec coquelicots, juin 1889, Kunsthalle Bremen, Brème

     

     Lettre à Théo – vers le 23 mai 1889

     

    La peur de la folie me passe considérablement en voyant de près ceux qui en sont atteints, comme moi je peux dans la suite très facilement l’être.

    Auparavant j’avais de la répulsion pour ces êtres et cela m’était quelque chose de désolant de devoir y réfléchir que tant de gens de notre métier : Troyon, Marchal, Meryon, Jundt, M. Maris, Monticelli, un tas d’autres, avaient fini comme cela. Je n’étais pas à même de me les représenter le moins du monde dans cet état-là.

    Eh bien à présent je pense à tout cela sans crainte, c’est-à-dire je ne le trouve pas plus atroce que si ces gens seraient crevés d’autre chose, de la phtisie ou de la syphilis par exemple. Ces artistes je les vois reprendre leur allure sereine et crois tu que ce soit peu de chose que de retrouver des anciens du métier ? C’est là sans blague ce dont je suis profondément reconnaissant.

    […]

    La salle où l’on se tient les jours de pluie est comme une salle d’attente 3e classe dans quelque village stagnant, d’autant plus qu’il y en a d’honorables aliénés qui portent toujours un chapeau, des lunettes, une canne et une tenue de voyage, comme aux bains de mer à peu près, et qui y figurent les passagers.

     

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    Vincent Van Gogh –  Champ d’oliviers, juin 1889, Kröller-Müller Museum, Otterlo

     

     

          La santé de Théo est mauvaise. Il écrit à son frère : « Il y a bien longtemps que j’aurais dû t’écrire mais je ne pouvais pas formuler mes idées. […] Aussi ne suis-je pas sûr de pouvoir t’écrire comme je le voudrais, aujourd’hui, mais ma lettre partira tout de même, si ce n’était pour te dire que nous pensons souvent à toi et que tes derniers tableaux m’ont donné beaucoup à penser sur l’état de ton esprit quand tu les a faits. Il y a dans tous une puissance de couleurs que tu n’avais pas encore atteinte, ce qui constitue déjà une qualité rare, mais tu es allé plus loin et s’il y en a qui s’occupent de chercher le symbole à force de torturer la forme, je le trouve dans beaucoup de tes toiles par l’expression du résumé de tes pensées sur la nature et les êtres vivants que tu y sens si fortement attachés. Mais comme ta tête doit avoir travaillé et comme tu t’es risqué jusqu’à l’extrême point où le vertige est inévitable. »

           Il s’inquiète : « Avant ta guérison complète, il ne faut pas te risquer dans ces régions mystérieuses qu’il paraît que l’on peut effleurer mais non pénétrer impunément. »

      

    Lettre à Théo – le 25 juin 1889

     

    peinture,écriture,van gogh,saint-rémy,saint-paul-de-mausoleLes cyprès me préoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols, parce que cela m’étonne qu’on ne les ait pas encore faits comme je les vois. C’est beau, comme lignes et comme proportions, comme un obélisque égyptien. Et le vert est d’une qualité si distinguée.

    C’est la tache noire dans un paysage ensoleillé mais elle est une des notes noires les plus intéressantes, les plus difficiles à taper juste, que je puisse imaginer. Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire.

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  Cyprès, juin 1889, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

    Lettre à Théo – vers le 2 juillet 1889

     

    Je te remercie également bien cordialement du Shakespeare. Cela va m’aider à ne pas oublier le peu d’anglais que je sais, mais surtout c’est si beau.

    J’ai commencé à lire la série que j’ignore le plus, qu’autrefois étant distrait par autre chose ou n’ayant pas le temps, il m’était impossible de lire : la série des rois ; j’ai déjà lu Richard II, Henry IV et la moitié de Henry V. Je lis sans réfléchir si les idées des gens de ce temps-là sont les mêmes que les nôtres, ou ce qui en devient lorsqu’on les met face à face avec des croyances républicaines, socialistes, etc. Mais ce qui m’y touche, comme dans certains romanciers de notre temps, c’est que les voix de ces gens, qui dans ce cas de Shakespeare nous parviennent d’une distance de plusieurs siècles, ne nous paraissent pas inconnues. C’est tellement vivant qu’on croit les connaître et voir cela.

    Ainsi ce que seul ou presque seul Rembrandt a parmi les peintres, cette tendresse dans des regards d’êtres que nous voyons soit dans « Les pèlerins d’Emmaüs », soit dans « La fiancée juive », soit dans telle figure étrange d’ange ainsi que le tableau que tu as eu la chance de voir, cette tendresse navrée, cet infini surhumain entrouvert et qui alors paraît si nature, à maint endroit on le rencontre dans Shakespeare.

    […]

    La dernière toile commencée est le champ de blé où il y a un petit moissonneur et un grand soleil. La toile est toute jaune à l’exception du mur et du fond de collines violacés.

     

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        Vincent Van Gogh –  Champ de blés avec faucheur et soleil, juin 1889, Kröller-Müller Museum, Otterlo

     

     Lettre à Willemien – vers le 2 juillet 1889

      

    Je suis assez absorbé dans la lecture de Shakespeare que Theo m’a envoyé ici où j’aurai enfin le calme nécessaire pour faire un peu de lecture plus difficile. J’ai pris d’abord la série des rois, ces drames-là m’étaient le plus inconnus. As tu jamais lu Le Roi Lear ? Mais enfin je crois que je ne t’engagerai pas trop à lire des livres si dramatiques alors que moi-même revenant de cette lecture, suis toujours obligé d’aller regarder un brin d’herbe, une branche de pin, un épi de blé pour me calmer. Ainsi si tu veux faire comme font les artistes, regarde les pavots blanc et rouge avec les feuilles bleuâtres, avec ces boutons s’élevant sur des tiges à courbes gracieuses. Les heures de trouble et de combat viennent bien nous trouver sans qu’on aille les chercher.

     

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    Vincent Van Gogh –  Iris,

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    10. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 3. Madame Papillon

     

     

     

    EXCELLENTE ANNÉE 2018 À TOUTES ET TOUS

     

     

     

      

     

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    Auguste Renoir – Alphonsine Fournaise, 1879, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Quelle jolie fille, bon Dieu !

       La belle Alphonsine, comme l’appelaient les habitués, était l’âme de la maison Fournaise. Elle était veuve depuis 1871 d’un certain Joseph Papillon qui était décédé après seulement six années de mariage. Quelle malchance de mourir lorsque l’on possède une aussi belle femme ! Que pouvait-elle faire à seulement 26 ans lorsque l’on possède un teint de pêche, un sourire enjôleur éternellement accroché, et des yeux de velours : elle revint vivre chez ses parents à Chatou.

       Une brave fille cette Alphonsine. Rieuse, et pas bégueule ! Sa présence fut pour beaucoup dans la renommée de l’établissement. Servant au restaurant, la fille du patron attirait la nombreuse clientèle dont beaucoup ne venait que pour elle et la chaleur de son accueil. Elle ne manquait pas d’esprit et était devenue l’égérie et la confidente de la jeunesse dorée de la fin de l’Empire, ainsi que des nombreux artistes qui fréquentaient l’hôtel, dont je faisais partie. Je ne cessais de la contempler avec l’œil du jouisseur que j’étais.

         Je lui avais proposé de faire son portrait. Son acceptation me combla de joie.     

        J’avais souhaité la peindre assise sur la terrasse du restaurant, accoudée à une table, face au superbe paysage représentant la Seine, le pont ferroviaire de Chatou, et les collines de Bougival au loin.

         « Prenez ces cerises et accrochez-les à votre oreille. Le même rouge dessinera votre bouche en coeur et le large ruban ornant votre chapeau de paille. »

         Le contraste des cerises sur le fond bleu-vert du décor derrière elle était optimum. Ce tableau, comme tous ceux peints à cette période, confirmait mes théories impressionnistes : couleur appliquée par touches courtes, légères, lumière naturelle, dilution du personnage dans un effet atmosphérique vaporeux.

     

      

     

           A partir des années 1875, j’avais commencé à fréquenter de plus en plus souvent la maison Fournaise.

         Coincé dans un écrin de verdure entre les deux ponts de Chatou, le long des berges de la Seine, cet hôtel restaurant faisant guinguette était installé sur l’île de Chatou. En aval, le fleuve descendait vers Bougival et l’île de Croissy où j’étais venu quelques années auparavant, avec Monet, peindre le café-guinguette flottant de la Grenouillère. 

       Situé à dix kilométriques de Paris, l’accès était facile pour les habitants de la capitale. De la gare Saint-Lazare, un train omnibus pour Saint-Germain partait toutes les demi-heures et s’arrêtait au pont de Chatou. Le dimanche, les parisiens venaient souvent pour canoter et finir la journée devant une matelote ou une friture de Seine.              

        Pittoresque personnage que le propriétaire de l’établissement, Alphonse Fournaise ! Ses clients, qu’il promenait en bateau, le surnommaient le « Grand Amiral ».

       Il s’était installé en 1858 et construisait des canots, yoles, qu’il vendait, louait et entretenait. J’adorais madame Fournaise, sa charmante épouse. Elle se chargeait de la cuisine et de la direction du restaurant. Le fils, Hippolyte-Alphonse, grand, tout en muscles saillants, s’occupait des relations avec la clientèle, participait aux fêtes nautiques et joutes organisées par son père. Il partageait son temps entre les joutes et les petites femmes de la région qui appréciaient son torse puissant. Une vie trop facile pour ce garçon…

     

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    La maison Fournaise – Vue sur l’île depuis le pont de Chatou, 1900

     

         J’étais toujours fourré chez Fournaise. J’y trouvais toutes les plus belles filles que je n’osais en désirer : lavandières, cousettes, repasseuses. Pour une simple pose, elles me prêtaient leur jeunesse gourmande, leur fraîcheur, des sourires en prime. J’aimais les courbes de leurs corps qui dégageaient une sensualité animale. Bien souvent, elles ne me faisaient pas payer. Ainsi, je n’étais plus réduit à suivre des modèles moches durant une heure, comme cela m’arrivait souvent, pour finalement me faire traiter de vieux dégoutant.

         Aux beaux jours, tous les soirs c’était la fête chez Fournaise. On festoyait pour pas peinture,renoir,impressionnisme,orsay,chatou,maison fournaisecher. Après une journée sur l’eau qui leur avait ouvert l’appétit, les canotiers arrivaient par petits groupes bruyants, suivis de leurs compagnes. « A boire ! », ils chantaient, braillaient, blaguaient. Le « jinglet », ce petit vin acide de la région, échauffait rapidement les têtes. Les femmes se débarrassaient de leurs capelines, tout en libérant les boutons de leurs corsages pour mieux respirer, ce qui ne manquait pas d’énerver les hommes. Les verres étaient avalés d’un trait.

       Servi par Alphonsine, qui circulait de table en table sous les clameurs et hurlements, le repas était tumultueux. Elle repérait les beaux garçons qu’elle choyait tout particulièrement. Les intimes l’appelaient « Madame Papillon » qui restait son nom de veuve.

    Ferdinand Lunel - Le restaurant Fournaise, lithographie 19e, musée Fournaise, Chatou  

     

        Alphonsine !… Alphonsine !... Alphonsine !... A la fin du repas, éméchés, les habitués attendaient avec impatience qu’elle se mette à son piano couleur vert amande. Elle n’attendait que cela. L’œil allumé, elle s’installait devant l’instrument et, de son air ingénu, entamait des chansons à la mode, « La fille de madame Angot » ou « Le postillon de Longjumeau », que les tablées reprenaient en chœur.

         Connue dans toute la région, Madame Papillon était de tous les plaisirs et les cœurs chaviraient facilement. Il paraît même qu’elle fut la cause du suicide d’un architecte russe qui construisait, près du restaurant, un nouvel immeuble pour Alphonse Fournaise. « Mon Dieu, il s’est tué », avait-elle dit en s’évanouissant lorsqu’elle avait appris la mort de son amant.

       L’hôtel restaurant était aussi fréquenté pour ses nombreux plaisirs nautiques : canotage, joutes, régates. Ce décor convenait parfaitement à Alphonsine qui nageait comme un poisson. Devant ses admirateurs, son grand plaisir était d’apparaître sur le ponton devant le restaurant en costume de bain, puis de plonger d’un saut expert pour aller chercher au fond de l’eau des louis d’or que des godelureaux jetaient, rien que pour le plaisir de la voir déshabillée.

     

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    Félicien Rops  -Un dimanche à Bougival, 1874, musée félicien Rops, Namur

     

     

        Alphonse Fournaise et sa femme étaient devenus de grands amis. Je payais rarement. Une fois, alors que je voulais régler l’addition, Alphonse me lança :

         - Vous ne me devez rien. Vous nous avez laissé ce paysage. 

         - Cela n’a pas de valeur, personne n’en veut, avais-je répondu.

         Sa réponse m’avait fait sourire :

        - Qu’est-ce que ça peut me faire, puisque c’est beau. Et il faut bien mettre quelque chose sur le mur pour cacher les taches d’humidité.

       Que pouvais-je rajouter à la naïveté de cette réponse… Je fis son portrait qu’il m’avait commandé.

       J’avais installé ce brave homme, coiffé d’une casquette, sa chemise blanche de limonadier tranchant sous son gilet sombre, accoudé à une table devant un verre de bière, fumant tranquillement sa pipe. Le restaurateur fut tellement heureux du résultat obtenu qu’il me versa de suite, malgré mes protestations, une somme de 100 francs, et me commanda pour la même somme un portrait de sa fille.

     

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    Auguste Renoir – Monsieur Fournaise, 1875, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown

     

     

        L’ancien balcon du restaurant s’était agrandi d’une grande terrasse toute en ferronnerie. Sous la terrasse, au rez-de-chaussée, des tonnelles construites en treillage étaient recouvertes de plantes grimpantes. De nombreux peintres, hommes du monde et écrivains, simples promeneurs, pouvaient diner ou boire un verre.

        Un joyeux drille ! J'avais sympathisé avec Guy de Maupassant, cet écrivain, passionné par l’eau et le canotage. Toujours amoureux ! Cet homme de plume sautait sur toutes les habituées du restaurant portant jupon ! Cela ne l’empêchait pas d’être mélancolique et de voir tout en noir. Nous n’avions rien en commun. « Il voit tout en rose » disait-il de moi. On s’accordait sur un seul point : « Maupassant est fou » disais-je en riant. « Renoir est fou » me rétorquait-il, en me donnant une bourrade amicale sur l’épaule.

         Ce décor de tonnelles au bord de la rivière m’inspirait. Par une belle journée, j’y avais réuni quelques amis et les avais peints en train de déjeuner devant la Seine et quelques bateaux.

     

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    Auguste Renoir – Le déjeuner des rameurs, 1879, The Art Institute, Chicago

     

     

          A la fin de l’année 1879, je savais que le moment était venu de réaliser l’important projet qui me démangeait depuis longtemps : un grand tableau de canotiers festoyant sur la terrasse du restaurant.

           Je venais de rencontrer Aline, ma nouvelle compagne...

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 13. Sept. 1870/avril 1871

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

     

                Un peu d’histoire…

         Napoléon III a déclaré la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. Aussitôt, l’armée française, surclassée par la moderne machine de guerre prussienne, mal préparée, ne subit que des revers. Les armées ennemies forcent les frontières en Alsace et en Lorraine et le maréchal Bazaine est bloqué dans Metz.

         Le malheureux Napoléon III, nommé « Napoléon le Petit » par Victor Hugo, venu maladroitement s’enfermer dans la cuvette de Sedan, se voit piteusement contraint à capituler, le 2 septembre 1870, devant les troupes de Bismarck.

     

     

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    Honoré Daumier – Capitulation de Sedan, Caricature dans le journal Charivari, 22 septembre 1870

     

     

     

            Après la proclamation de la IIIe République, le 6 septembre, les artistes de Paris nomment une commission chargée de veiller à la sauvegarde des œuvres d’art dans les musées nationaux, à Paris et dans les environs. Courbet est élu président de cette commission.

       L’armée prussienne va assiéger Paris à partir du 18 septembre 1870. 

     

     

    Lettre à ses parents– Paris, vers le 7 septembre 1870

     

    Les artistes de Paris, ainsi que Monsieur le ministre Jules Simon, viennent de me faire l’honneur de me nommer président des arts de la capitale. Je suis heureux de cela car je ne savais servir mon pays dans cette occasion n’ayant aucun goût pour les armes. Il est impossible de croire que l’invasion allemande aille jusqu’à Ornans. En tout cas, vous avez en main un talisman certain, c’est ma croix d’honneur de Bavière qui est d’un ordre élevé. (Croix de chevalier de première classe de l’ordre du mérite de Saint-Michel obtenu en 1869 du roi de Bavière, sur demande des artistes de Munich). Les allemands sont très respectueux pour leurs institutions. Présentez-là à leurs chefs et vous n’avez absolument rien à craindre. *  

     

    * Les parents du peintre s’inquiétaient de l’invasion prussienne et demandaient à leur fils dans un courrier de venir à Ornans au plus tôt.

     

     

    Lettre à Jules Simon (ministre de l’Instruction publique, des Cultes, et des Beaux-Arts sous le gouvernement de la Défense nationale) – Palais du Louvre, le 11 septembre 1870

     

    […] Nous avons trouvé, au milieu de difficultés de communications qui ne feront que croître, le musée (musée de la Céramique à Sèvres), actuellement sous les feux croisés de trois forts, dont un en construction à cent mètres. […] Notre avis est donc que les collections artistiques y courent là le plus grand danger, et qu’il faut procéder en toute hâte à un sauvetage immédiat.

    […] MM. Les fonctionnaires de la manufacture nous ont assurés qu’ils feraient part de nos observations à M. Regnault dès son retour ; nous les avons engagés de notre côté à commencer les emballages de nuit, afin de conjurer un péril imminent.

     

     

    Lettre au Gouvernement de la Défense Nationale – Publiée dans Le Réveil du 5 octobre 1870

     

         Le 14 septembre, Courbet avait proposé au gouvernement de la Défense nationale de faire déboulonner la Colonne Vendôme et de transporter les matériaux à l’hôtel de la Monnaie.

     

     

    […]

    Des sots ont affecté de ne point comprendre ma lettre. Je ne demandais pas qu’on cassât la colonne Vendôme ; je voulais qu’on enlevât de votre rue dite « rue de la Paix », ce bloc de canons fondus qui perpétue la tradition de conquête, de pillage et de meurtre, et qui contraste, aussi ridiculement qu’un obusier dans un salon de femme, avec les boutiques bourrées de robes de soie, de dentelles, de rubans, de fanfreluches, de diamants, à côté de Worth le tailleur breveté des grues de l’empire.

    Est-ce que vous garderiez, chez vous, dans votre chambre à coucher, les traces de sang d’un assassinat ?

    Qu’on transporte les reliefs dans un musée historique, qu’on les dispose en panneaux sur les murs de la cour des Invalides, je n’y vois point de mal. Ces braves gens ont gagné ces canons aux prix de leurs membres * : cette vue leur rappellera leurs victoires – puisqu’on appelle cela des victoires !... – et surtout leurs souffrances.

    […]

    * Les canons autrichiens, conquis par Napoléon 1er à la bataille d’Austerlitz, avaient servi à l’édification de la Colonne Vendôme.

     

     

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    Gustave Courbet – La fille aux mouettes, Trouville, 1865, Collection privée

     

     

         Désormais, Courbet va s’investir dans une résistance énergique et idéaliste, dont témoignent des lettres écrites à l’armée allemande et aux artistes allemands qui seront publiées en brochure.

         L’artiste va les lire lui-même au théâtre de l’Athénée le 29 octobre 1870. Je donne, ci-dessous, quelques extraits de ces très longues lettres (elles mériteraient d’être montrées dans leur intégralité) qui sont intéressantes pour leur élan lyrique et la qualité de leur rédaction.

     

     

    A L’ARMÉE ALLEMANDE ET AUX ARTISTES ALLEMANDS 

    Paris, 29 octobre 1870

     

    Prologue

     

    Dans ce temps de siège, chacun devient fou ; ce sont les allemands qui en sont cause ; pour mon compte, de peintre que j’étais, me voici littérateur. Les littérateurs sont polytechniciens, les musiciens sont artilleurs, tous les commerçants sont généraux, les généraux sont législateurs, les juges sont soldats ainsi que les médecins, et la noblesse, qui était malade, est devenue médecin à son tour.

    D’autre part, on voit des femmes amazones tenir des fusils, et des curés devenus républicains ; en un mot, chacun se paye une tranche de qu’il ne sait pas faire ; nous sommes en liberté. 

    […]

    En attendant le canon, mitraillons un peu les Prussiens !

     

     

    A l’armée allemande

     

    L’hiver approche mes pauvres gens, et vous frappez à notre porte avec de gros marteaux.

    […]

    Comme les assiégeants de Troie, aujourd’hui vous frapperiez pendant dix ans qu’on ne vous ouvrirait pas. En ce moment nous ne pouvons rien faire pour vous ; passez votre chemin. 

    Passez votre chemin ! Les temps sont durs et justement nous nous mettons en ménage ; dans la prévision d’une famille, nous devons être économes, car notre fiancée n’a pas d’argent (la fiancée est la IIIe République). Cette année nous ne sommes pas riches, nous n’avons pas de foin dans nos bottes et pas même pour nos chevaux.

    Passez votre chemin ! […]

    Livrez-vous à votre nature, car il est difficile d’empêcher le mal ; vous ne nous détruirez pas et c’est vous qui porterez le châtiment de vos actes en face de l’espèce humaine.

    Pauvre gens ! passez votre chemin et prenez garde à vous !

    […]

    Croyez-moi, vous faites fausse route ! La France revenue de cette erreur, vous fera voir qu’en aucun cas l’homme de cœur et de progrès ne peut faillir.

    Croyez-moi, allez-vous-en, on se moquera de vous. 

    […]

    Vous ne nous vaincrez pas, car nous nous battons maintenant sur le terrain de la propagande de l’idée et pour la civilisation, et toute action brutale de géant que vous déployez maintenant, en patience, en talent, en souffrance, ne sert qu’à prouver l’état de barbarie dans lequel vous avez croupi, et consolide, à votre insu, les choses que vous croyez détruire.

    […]

    Ah ! Tudesques, vous aurez beau faire, les Gaulois vous distanceront toujours ; malgré tous leurs revers, vous ne les empêcherez jamais d’attacher le grelot à la civilisation ; nous sommes plus subtils et plus rapides que vous dans nos conclusions et notre méthode de concrétion, quoique trop précipitée parfois, vous devancera toujours.

    Chers amis d’outre-Rhin, j’avoue que vous m’étiez sympathiques et que j’ai rarement ri comme en Allemagne. En vrais patriarches, vos femmes sont en servitude, et chez vous on boit beaucoup de bière ; vous êtes beaux chez vous, et je ne saurais me passer de vos personnes, pas plus que des gens de Marseille ; seulement, on m’assure qu’en ce moment vous êtes fort en colère et que dans cet état vous êtes dangereux.

    […]

    Ici, nous mangeons de la vache enragée, des chevaux impropres au service, de l’âne, que sais-je ? Nous terminerons par nos rats, nos chats, nos souris ; mais nous tiendrons bon, dussions-nous devenir cannibales. Allez-vous-en, je vous en prie, vous qui aimez tant les bottes ; je suis sûr qu’à cette heure vous n’avez pas de souliers. – Allez-vous-en ! Que Dieu vous bénisse !

    […]

    Croyez-moi, retournez chez vous encore un peu. – J’irai vous voir.

    Retournez dans votre pays : vos femmes et vos enfants vous réclament et meurent de faim. Nos paysans, qui sont venus lutter contre vos coupables entreprises, sont dans le même cas que vous.

    En rentrant, criez : « Vive la République ! à bas les frontières… » Vous n’avez qu’à y gagner : vous participerez à notre pays en frères.

     

    Aux artistes allemands

     

    J’ai vécu avec vous par la pensée pendant vingt-deux ans, et vous avez forcé mes sympathies et mon respect. Je vous ai trouvés à l’œuvre, pleins de prudence et de volonté, hostiles à la centralisation et à la compression de l’idée. Quand nous nous rencontrions à Francfort et à Munich, je constatai nos tendances communes. Ainsi que moi, en demandant la liberté pour l’Art, vous réclamiez aussi la liberté des peuples. Au milieu de vous, je me croyais dans mon pays, chez mes frères ; nous trinquions alors à la France et à l’avènement de la République européenne ; à Munich encore, l’an dernier, vous juriez par les plus terribles serments de ne point inféoder à la Prusse. 

    Aujourd’hui, vous êtes tous enrégimentés dans les bandes de Bismarck ; vous portez au front un numéro d’ordre, et vous savez saluer militairement.

    […]

    Oui ! tracez des symboles humanitaires sur vos toiles, enfantez quotidiennement des hymnes à la fraternité, fondez en eau et en rimes ! Bismarck et Guillaume travaillent à rapiécer avec des lambeaux de chair humaine le bonnet moisi de Charlemagne.

    […]

    Mais votre compte réglé avec le Bonaparte, qu’allez-vous faire à la République ? Vous voulez enchaîner la Révolution ? Pauvres fous ! Vous vous mettez la corde au cou.

    Hé bien, c’est un Franc-Comtois, c’est un Américain de France, qui vous le dit nettement

  • Genèse de l'impressionnisme

    17. Paul Durand-Ruel – Un marchand visionnaire

     

     

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    Auguste Renoir – Paul Durand-Ruel, 1910, collection particulière

     

    « Ce n’est pas un marchand de tableaux c’est un apôtre, un prophète »

     

                                                                                Théodore Duret

                                                                   Lettre à Claude Monet du 29 novembre 1884

     

     

         Le musée parisien du Luxembourg avait frappé un grand coup pour son exposition d’ouverture de sa saison automnale, le 9 octobre 2014 : « Paul Durand-Ruel – Le pari de l’impressionnisme ».

         Cette année 2014 avait été somptueuse pour les peintres impressionnistes ! Après la superbe exposition au musée Marmottan « Les impressionnistes en privé », je venais, à nouveau, dans ce beau musée longeant le jardin du Luxembourg de mon enfance, de retrouver l’univers pictural que j’aime : léger, vaporeux, couleurs fragmentées tremblotantes dans la lumière, fugitivité des choses.

         Pour la première fois, une exposition était consacrée à celui qui fut l’un des plus grands marchands d’art du monde au tournant du 19e et du 20e siècle : Paul Durand-Ruel, visionnaire, amateur éclairé, collectionneur lui-même, mécène et ami des peintres modernes qui voulaient chambouler l’art académique.

         Durant des dizaines d’années, il allait se battre, jusqu’à risquer sa fortune personnelle, pour faire connaître et apprécier la peinture impressionniste. Au lieu de suivre la maxime « dans les affaires pas de sentiments », il ne pouvait refuser à un ami dans la détresse. Bien souvent, manquant lui-même du nécessaire, il empruntait à gros intérêts pour sauver un artiste de la misère, pour l’empêcher de mourir de faim ou de voir son atelier et ses meubles vendus par les huissiers. Dans les années 1870, cela lui arriva souvent pour aider Degas, Monet ou Sisley, entre autres.

         « Missionnaire de la peinture » l’appelait Renoir. (…) « Ils auront beau faire, ils ne vous tueront pas votre vraie qualité : l’amour de l’art et la défense des artistes avant leur mort. Dans l’avenir, se sera votre gloire. »

         « Sans Durand nous serions morts de faim, nous tous les impressionnistes. Nous lui devons tout ! » s’exclamait encore Claude Monet au soir de sa vie. 

         Au début du 20e siècle, la galerie du marchand avait été saluée comme un « second Louvre ». Librement ouvert à la visite, son appartement de collectionneur s’était transformé en un magnifique musée d’art contemporain.

     

     

         Grâce à la donation Caillebotte, le Musée du Luxembourg avait été, en 1896, le premier musée français à accueillir des œuvres impressionnistes.

         « Puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans », disait en 1874, lors de la première exposition des futurs impressionnistes, un critique du Charivari pour se moquer du tableau de Claude Monet « Impression, soleil levant ». Tout comme ce journaliste, en visitant l’exposition du Luxembourg s’ouvrant en octobre 2014, j’étais resté impressionné… ébloui…

      L’exposition était exceptionnelle. De nombreuses toiles venaient de musées étrangers. Toutes gardaient encore elle la mémoire ineffaçable de leur protecteur et marchand Durand-Ruel. Certaines étaient des chefs-d’œuvre universellement admirés : la série des « Peupliers » de Claude Monet ou celle des « Danses » d’Auguste Renoir (voir mon article 13. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 6. La Danse).

       Je montre, ci-dessous, une courte sélection des œuvres impressionnistes accrochées (près d’une centaine de tableaux, dessins, et photographies). Je n’ai choisi que des toiles des meilleures années de l’impressionnisme naissant demeurant dans des musées étrangers ou dans des collections particulières, dont plusieurs m’étaient inconnues.

     

     

         Pour le plaisir de nos yeux, le temps de l’exposition, les trois danseuses peintes au cours de la même année 1883 par Pierre Auguste Renoir sont réunies côte à côte surpeinture,impressionnisme,durand-ruel un même pan de mur. Elles sont le point d’orgue de l’exposition.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

      

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    Auguste Renoir - Les filles de Paul Durand-Ruel, Marie-Thérèse et Jeanne, 1882, Chrysler Museum of Art, Norfolk

     

         Peint à Dieppe, en août, on sent dans ce portrait l’amitié qui unit le marchand et le peintre. En cette belle journée ensoleillée, des taches lumineuses éclaboussent les deux fillettes.

     

     

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         Il s’agit d’Angèle, une jeune fille habituée du Moulin de la Galette à Montmartre.

    Heureux Durand-Ruel ! Cette « Jeune fille endormie » était l’un des fleurons de sa collection privée. Il ne s’en sépara jamais.

     

     

     

     

     

     

     

    Auguste Renoir – Jeune fille endormie, ou La jeune fille au chat, 1880, The Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown

     

     

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    Claude Monet – Le pont de chemin de fer à Argenteuil, 1873, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie

     

         Argenteuil. La période heureuse de Monet dans cette banlieue parisienne où il habita plusieurs années avec son premier amour : Camille. Le pont de chemin de fer enjambait la Seine.

     

     

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    Alfred Sisley – Le pont à Villeneuve-la-Garenne, 1872, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

         Durand-Ruel fit graver cette toile lumineuse pour la mettre dans le « Recueil d’estampes » où il réunissait les plus belles œuvres de son stock, celles qu’il appréciait le plus (toile déjà montrée dans mon récent article sur Alfred Sisley).

     

     

         Elle monte, elle monte, miss Lala, par la seule force… de la mâchoire. La célèbrepeinture,impressionnisme,durand-ruel acrobate attirait de nombreux visiteurs au cirque Fernando, boulevard de Rochechouart à Paris. Toulouse-Lautrec, Seurat, Renoir, aimait également venir croquer les clowns, écuyères et trapézistes.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Edgar Degas – Mademoiselle Lala au cirque Fernando, 1879,The National Gallery, Londres

     

     

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    Camille Pissarro – L’écluse de Pontoise, 1872, The Cleveland Museum of Art, Cleveland

     

         Pissarro a installé son chevalet sur la rive droite de l’Oise, en face des maisons de Saint-Ouen-l’Aumône. Des touches nerveuses éclaboussent de lumière argentée le triste déversoir de l’écluse servant à réguler les importantes variations de l’Oise.

     

     

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    Auguste Renoir – La tasse de thé, 1878, collection particulière

     

         Le Renoir de la pleine maturité artistique de la fin des années 1870. Le Moulin de  la Galette a été peint à la même période. Le peintre lui-même garda ce tableau 20 ans chez lui. Finalement il le vendra à Durand-Ruel qui lui donnera une place essentielle dans sa collection. Seul la mort du collectionneur permettra de la vendre en 1937.

     

     

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         Une danseuse de ballet, motif rare dans l’œuvre de Renoir. Celle-ci figura à la première exposition impressionniste de 1874 au milieu des gracieuses danseuses de Degas.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Auguste Renoir – Danseuse, 1874, National Gallery of Art, Washington

     

     

     

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             Claude Monet – Eglise de Varengeville, 1882, collection particulière

     

         En Normandie, Monet découvre cette petite église de marins du 12e siècle, perchée, à marée basse, en haut d’une falaise rocheuse dont la perspective est audacieuse. « Certaines falaises scintillent comme des amas de pierreries » s’émerveilla le critique d’art Gustave Geffroy, comparant Monet à un « géologue ».

      

     

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    Claude Monet – Liseuse, ou Printemps, 1872, The Walters Art Museum, Baltimore

     

         Monet peindra très souvent sa jeune femme Camille, surtout durant la période où le couple vivait à Argenteuil. A mes yeux, aucun doute, cette Liseuse est un chef-d’œuvre. Il s’agit de la plus belle représentation par l’artiste de Camille. Lors de sa critique d’une exposition où figurait la toile, Emile Zola écrit : « Il ne faudra pas oublier […] le portrait d’une femme habillée de blanc, assise à l’ombre du feuillage, sa robe parsemée de paillettes lumineuses, telles de grosses gouttes. »

     

     

         Il s’agit de Delphine Legrand, la fille d’un commanditaire de Renoir qui aidera peinture,impressionnisme,durand-ruelle peintre à survivre au milieu des années 1870.

        Le talent de Renoir pour rendre la fraîcheur de l’enfance est unique chez l’artiste. Une nouvelle fois, Zola remarque : « C’est une figure étrange et sympathique ; avec son visage allongé, ses cheveux roux, le sourire à peine perceptible, elle ressemble à je ne sais quelle infante espagnole ».

     

     

     

     

     

     

     

    Auguste Renoir – Portrait de Mademoiselle Legrand, 1875, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie

     

     

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    Edgar Degas – Le foyer de la danse, 1881, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie

     

         Curieusement, Degas, sûrement mécontent du côté droit du tableau où une ballerine ajustant son chausson figurait, la remplace par une femme assise lisant un journal.

     

     

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    Auguste Renoir – Sur la terrasse, 1881, The Art Institute of Chicago, Chicago

     

         Renoir a beaucoup peint sur la terrasse du Restaurant Fournaise sur l’île de Chatou près de Paris, dont la toile universellement connue Le déjeuner des canotiers (voir mon article 12. Auguste Renoir - Ma période impressionniste : 5. Le déjeuner des Canotiers). En ce printemps 1881, devant la Seine, la jolie mademoiselle Darlaud pose en compagnie d’une jeune enfant. Le peintre est au sommet de son art dans cette merveilleuse scène où les bleus et les rouges se répondent harmonieusement.

     

     

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    Alfred Sisley – Vue de Saint-Mammès, 1881, The Carnegie Museum of Art, Pittsburgh

     

         Petite ville tranquille au bord de la Seine finement colorée de tonalités bleutées. Cette toile sera le premier Sisley à entrer dans une collection publique américaine.

     

     

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    Auguste Renoir – Fin de déjeuner, 1879, Städel Museum, Francfort

     

         « Le tableau est tellement beau de qualité que je suis décidé à ne jamais m’en dessaisir si vous ne le prenez pas. » écrit Durand-Ruel en 1899 en demandant une très grosse somme au directeur du Städel Museum.

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    6. Claude Monet – Les années bonheur à Argenteuil

     

     

     

         Les années 1870 vont connaître une grande mutation dans l’art de Claude Monet. Son oeil a changé. Le peintre ne s’intéressera plus qu’à la lumière. Tout deviendra vibration, avec le plein air comme unique atelier. Un seul maître : la nature. Il va saisir le motif sous tous ses aspects, découvrir le ton qu’il n’avait pas perçu, poser de simples virgules de couleurs pures directement sur la toile. Le paysage sera saisi avec les accidents que l’atmosphère lui donne, réduit à l’essentiel.

     

     

         Il s’était enfin décidé ! Au cours de l’été 1870, Monet, malgré la désapprobation marquée de ses parents, avait décidé de régulariser sa liaison avec sa compagne et modèle. Cinq années qu’ils étaient ensemble depuis ce jour de 1865 où elle lui avait dit lors de leur première rencontre : « Je serais heureuse d’être votre modèle monsieur Monet. Je n’ai que 18 ans mais je sais poser. Je m’appelle Camille. »

         Le 18 juin, à la mairie du 17e arrondissement à Paris, il se mariait civilement avec elle. Gustave Courbet était venu, masse imposante qui prenait de la place en vieillissant. La douce et discrète Camille devenait officiellement madame Monet.

         Un court voyage de noce à Trouville. Pension Tivoli. Il faisait beau. Monet aimait cette côte normande, la sienne. La mer, les voiliers colorés, l’entrée du port, le luxueux hôtel des Roches Noires ; ces motifs il les connaissait si bien.

        L’artiste ne s’était pas privé d’utiliser à nouveau le charmant minois de sa jeune épouse. Comme d’habitude…

        Camille passait des journées entières à poser sur la plage, au point que sa robe se teintait d’une couleur sable. Obéissante, elle se prêtait à toutes les demandes de son mari qui la croquait dans toutes les positions en regardant la mer : « Camille, installe toi ici !… Jette ton ombrelle en arrière, ton visage doit rester dans l’ombre !… Accroche bien ton chapeau, le vent souffle !… Mets-toi dos à la mer !… Descends ta voilette sur le nez !… Penche-toi en avant !… Tu vois bien qu’il n’y a plus de soleil, referme ton ombrelle !... »

         Elle acceptait tous ses caprices, si heureuse d’avoir Claude et son fils Jean toute la journée auprès d’elle. Leur avenir s’annonçait radieux.

     

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    Claude Monet – La plage à Trouville, 1870, National Gallery of London, Londres

     

     

         La honte... En juillet 1870, la guerre avec la Prusse décidée par Napoléon III avait été une guerre éclair et une capitulation révoltante. Monet, n’ayant plus de maison et de ressources avait décidé, à l’automne, de partir en Angleterre avec sa famille. Il peignait les paysages londoniens : les parcs, la Tamise, le parlement, les effets de brouillard, les ciels grisâtres. Mais tout allait mal pour le peintre. Après les Salons français qui n’acceptaient pas son art, Monet avait été refusé par le jury de l’exposition de la Royal Academy. Terrible nouvelle ! l’ami Bazille, le grand personnage qui posait avec un chapeau melon au côté de Camille dans le Déjeuner sur l’herbe, celui qui lui avait acheté ses Femmes au jardin pour l'aider, venait de mourir face aux prussiens dans un paysage du Gâtinais.

        Paris était meurtri, dévasté, après les événements sanglants de la Commune de Paris en mai 1871. Le couple, qui venait de rentrer de Londres, était reparti vers le petit port de Zaandam en Hollande.

        Pour la première fois depuis leur mariage, Monet avait décidé de délaisser sa femme. Il la trompait avec les paysages hollandais dont il jouissait égoïstement. Sa production était intense. Comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Il ne voyait que des motifs autour de lui : maisons, églises, moulins, digues, ports. A perte de vue, les prairies étaient parcourues de canaux s’enfonçant dans le ciel. Les ailes rouges, bleues, noires des moulins tournaient inlassablement en se reflétant dans l’eau ridée par le vent.

          Tout était flottant, vibrant, diffus. Sensation… Impression…

     

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    Claude Monet – Moulins près de Zaandam, 1871, collection particulière

     

         Au retour de Hollande, à l'automne 1871, le couple se doutait-il que six longues années heureuses se préparaient dans la petite maison d’Argenteuil en banlieue parisienne dans laquelle ils venaient d’aménager.

         L’âge d’or des peintres que l’on appellera bientôt « les impressionnistes » allait commencer…

     

     

      

     

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    Claude Monet – La capeline rouge, portrait de madame Monet, 1873, The Cleveland Museum of Art, Cleveland

     

     

          « Dépêche-toi Claude, j’ai froid ! Je t’en prie… s’excuse la jeune femme »

         Il neige. Le sol est blanc. Camille jette un regard inquiet vers l’intérieur de la pièce par l’ouverture laissée libre entre les rideaux blancs qui encadrent la porte-fenêtre.

         Monet ne répond pas. Il croque d’un flot de touches nerveuses le fin visage suppliant, interrogateur.

        - Reste tournée vers moi encore un instant, lance-t-il sans pitié pour sa femme grelottante qui ramène sa capeline sur elle des deux mains.

         L’image est si belle. Monet a peint les murs et la porte-fenêtre avec des tonalités grisâtres pour faire mieux ressortir la scène centrale éclairée de l’extérieur. Camille est habillée chaudement d’une veste et d’une jupe assorties gris bleu bordées de fourrure blanche. Sa capeline vermillon sur la tête la fait ressembler à un Père Noël…

     

        Claude Monet se plait à Argenteuil. Il peint comme jamais jusqu’ici. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

      Comme Daubigny autrefois sur son atelier flottant le « Botin », il possède, lui aussi, un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, de peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Tout ce qu’il voit l’inspire et l’éblouit… 

       La Seine, les jardins, fournissent à Monet d’innombrables sources d’émerveillement. Les ciels de l’artiste n’ont jamais été aussi bleus.

     

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    Claude Monet – Le pont d’Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington

     

         Camille continue à être sa joie de vivre. Il la surprend partout.

         Dans le jardin avec Jean, se plantant une fleur dans les cheveux…

       Seule, au détour d’une allée, à la fin d’une belle journée d’été au moment où les ombres prennent une teinte bleutée…

         Pensive, dans l’encadrement d’une fenêtre…

         Brodant devant un massif fleuri éclaboussé de tâches colorées… 

         Devant un massif de glaïeuls…

         Lisant, assise dans l’herbe sous les lilas, confondue dans la végétation…

     

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    Claude Monet – La liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore, USA

      

         Les amis de Monet viennent souvent voir le couple à la belle saison dans leur peinture,argenteuil,camille,impressionnisme, renoirjardin d’Argenteuil. Renoir adore peindre la jolie Camille qui l’a déjà inspiré plusieurs fois. Un léger sourire entrouvre ses lèvres.

     

     

     

     

     

     

     

     

       

    Auguste Renoir – Portrait de Camille Monet, 1872, Musée Marmottan, Paris

     

         La première exposition du groupe des futurs impressionnistes vient de se tenir au printemps de l’année 1874. Claude Monet est devenu le chef de file du groupe.

         Un jour du même été, Edouard Manet est occupé à peindre La famille Monet dans le jardin d’Argenteuil lorsque Renoir débarque trouvant le motif à son goût. Il s’installe et se met à peindre lui aussi. Manet, énervé, souffle à Monet : « Il n’a aucun talent ce garçon là ! Vous qui êtes son ami dites-lui de renoncer à la peinture ! ». Manet qui n’avait pas souhaité participer à l’exposition du printemps chez Nadar, se réservant pour le Salon officiel, gardait une rancoeur envers Renoir qui s’était opposé à lui. Cette remarque devait être ironique, car Manet aimait beaucoup Renoir.

     

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    Edouard Manet – La famille Monet au jardin, 1874, The Metropolitan Museum of Art, New York

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    Auguste Renoir – Camille Monet et son fils Jean à Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington

      

         Les années défilent pour le couple. Les difficultés financières sont nombreuses car les clients se font rares, mais ils sont heureux. Par une belle journée de l’été 1875, Monet a choisi de croquer sa jeune femme vers les bords de la Seine. En pleine lumière, il pose des petites touches de couleurs qui vibrent intensément.

     

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    Claude Monet – La femme à l’ombrelle, 1875, National Gallery of Art, Washington

     

         Une apparition ascendante nous est offerte… Camille, peinte en contre-jour, debout sur un talus herbeux, est éclaboussée du bleu mauve du ciel parcouru de petits nuages jaunes et rosés qui s’effilochent en se regroupant curieusement autour d’elle, l’enveloppant comme pour la protéger…

        Elle tient une ombrelle qui, comme son voile et sa robe, s’agite dans le vent. Tout n’est que mouvement : les plis de la robe se cabrent, la voilette agitée laisse percevoir le visage de celle qui nous regarde. Nous dit-elle quelque chose ? Non, elle parle à Claude ! Instant fugace d’un couple amoureux.

     

     

        Monet est joyeux. Tout ce qu’il aime est devant ses yeux : la nature à perte de vue, les prairies ensoleillées piquetées de fleurs bigarrées, des nuages mouvants jouant avec le soleil, sa petite femme Camille avec son fils Jean non loin. Toute la journée, il peint sans relâche.

        « Je suis fatiguée Claude ! Je ne sens plus mes jambes ! Avec tous ces allers retours, tu m’as déjà fait faire un nombre invraisemblable de kilomètres ! »

     

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  • Genèse de l'impressionnisme

     

    8. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 1. La Grenouillère

     

     

     

     

    Nouvelles inédites en six parties (dont deux rééditions) se rapportant à la la période impressionniste d'Auguste Renoir  

     

     

     

         Je fis connaissance avec la Grenouillère dans les années 1868–1869. Ce fut ma première véritable rencontre avec cette nouvelle vision de la peinture qui allait diriger mes œuvres dans les années suivantes.

     

         Nous aurions pu peindre dans un de ces endroits charmants et tranquilles que l’on retrouve nombreux le long des bords de Seine. Pourquoi avions-nous décidé, en cet été 1869, avec Claude Monet, d’aller planter nos chevalets devant ce motif si peu romantique de l’île de Croissy, lieu de tapage, bruyant et agité ?

       Depuis notre première rencontre dans l’atelier Gleyre, où nous avions retrouvé Bazille et Sisley, nous ne nous étions guère séparés avec Claude. Notre vision était commune. Nous sentions la même peinture et peignions parfois côte à côte dans la campagne.

        Ce coin de la Grenouillère plaisait à mon ami qui voulait en faire une pochade en vue d’une œuvre plus importante à réaliser en atelier qui serait digne de figurer au prochain Salon. Il m’avait confié qu’il aimerait que je l’accompagne, ce que j’avais accepté avec plaisir car je souhaitais faire un peu de paysage. Je n’étais pas mécontent de me confronter à nouveau à mon vrai maître : la nature.

     

     

     

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     Miranda, illustrateur ; Yon, graveur – La Grenouillère, 1873, musée Fournaise, Chatou

     

     

         Curieux établissement que ces bains froids de la Grenouillère, un café-guinguette flottant installé sur l’île de Croissy, face à Bougival, dans une boucle de la Seine. L’établissement était composé de deux anciennes péniches amarrées sous les arbres. A ses côtés, un étrange îlot arrondi planté d’un arbre et surnommé le « Pot-à-fleurs » ou « Camembert » semblait sorti mystérieusement du fleuve. Il était toujours encombré d’hommes et femmes à la mode ou de baigneurs qui sautaient dans l’eau. Suprême consécration pour l’établissement ! : Louis Napoléon et Eugénie venaient de s’y arrêter au cours de l’été…

         Ce lieu de plaisir était très en vogue, fréquenté par les habitants de la région et les parisiens qui venaient nombreux aux beaux jours. Une vingtaine de minutes en train suffisaient de la gare Saint-Lazare à Chatou, plus un petit kilomètre à pied ou en fiacre. Les gens de lettres, les hommes et femmes qui faisaient la vie artistique parisienne s’y donnaient rendez-vous pour une partie de pêche, la baignade pour les sportifs, ou, le plus souvent, le canotage.

         Le dimanche soir on y dînait et dansait le quadrille, la valse ou la polka dans un peinture,impressionnisme,grenouillère,croissyjoyeux désordre de groupes de canotiers, chantant, hurlant. Ils venaient avec leurs compagnes habillées de robes courtes en flanelle. Des filles au maquillage criard, le plus souvent des demi-mondaines ou des filles du peuple dévergondées, venaient se faire offrir un verre, voire plus…

     

     

      

         Les grenouilles… Le nom de la Grenouillère ne venait pas de ces batraciens qui peuplaient la rivière ou les prés environnant. On appelait « grenouilles » des femmes légères, de petite vertu, libres, s’amourachant rapidement. Parmi ces grenouilles, je trouvais de nombreux modèles, bonnes filles qui se déshabillaient facilement et ne coûtaient pas cher. Je ne m’en privais pas…

         Un dimanche nous étions venus avec Claude reconnaître les lieux de notre futur motif. Assis sur la berge, le spectacle était étonnant. Monet, hilare scrutait la rivière secouée de tremblements. Les bateaux se mêlaient aux baigneurs dans une pagaille indescriptible. Les nageurs se croisaient d’une brasse vigoureuse, d’autres se hissaient sur le « Pot à fleurs » et piquaient une tête. Des garçons imberbes bombaient le torse devant les jeunes filles. Le plus drôle était de voir des hommes qui en profitaient pour apprendre à nager à leurs compagnes : celles-ci étaient soulevées, la main de leur compagnon solidement plaquée sous le ventre, pendant que l’autre main tentait de maintenir le fragile équilibre. Ridicules, elles tiraient l’eau en cœur en faisant de grands cercles avec les bras, sans grande efficacité, leurs mollets et leurs pieds sortant de l’eau battaient l’air derrière elles.

     

         A l’époque de la Grenouillère, j’avais le même âge que Monet, celui de toutes les espérances : 28 ans. Et des espérances, nous en avions, même si elles avaient du mal à se réaliser… Nous étions voisins. De Louveciennes, où j’habitais chez mes parents, je venais à pied jusqu’à la Grenouillère. Monet vivait au hameau Saint-Michel à Bougival avec Camille et son fils Jean. Pour venir, il n’avait qu’à traverser le pont qui enjambait la Seine et reliait l’île de Croissy à Bougival.

         Depuis quelque temps, Claude m’inquiétait. Je ne reconnaissais plus l’ami enjoué de nos réunions du soir au café Guerbois à Paris où nos discussions entre peintres et écrivains étaient animées. On le disait dépressif.

          Il m’avait confié qu’il n’avait toujours pas accepté le refus du jury du Salon de 1867 pour ses lumineuses Femmes au jardin : un immense tableau de jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée. Un travail colossal ! « Je n’en peux plus » me disait souvent Camille, sa compagne et modèle, lorsque je passais les voir. « Tu seras trois des quatre femmes de la toile », lui avait imposé Claude, tyranniquement. Toute la journée, elle prenait la pose et changeait de robe comme de personnage.

        Monet était d’autant plus furieux qu’il ressentait la décision du jury comme une insulte envers Camille qui avait fait l’objet de commentaires grandiloquents pour sa Femme à la robe verte du Salon de l’année précédente. Emile Zola l’avait d’ailleurs encensée : « Une fenêtre ouverte sur la nature. La robe dit tout haut qui est cette femme ».

        Tout allait mal pour lui : ses parents rejetaient la gracieuse Camille, des ennuis financiers l’accablaient, une famille à charge, les couleurs lui manquaient… Bazille, par amitié, lui avait acheté ses Femmes au jardin. La même année, la naissance de son fils Jean n’avait pas consolé Claude. Absent à l’accouchement, il était parti peindre sur la côte normande. Il fallait vivre…

        C’est Bazille qui m’avait appris, l’année dernière, que, désespéré, Monet lui avait écrit : « J’étais si bouleversé hier que j’ai fait la boulette de me jeter à l’eau »…

     

         Il fallait commencer notre travail sans plus tarder. Il était hors de question que la mélancolie actuelle de Claude pourrisse notre été en commun. Ma maxime avait toujours été : « se laisser aller dans la vie comme un bouchon dans le courant d’un ruisseau ». Mon insouciance avait fini par gagner mon compagnon. Son moral remontait à mon contact.

         Debout ou assis l’un à côté de l’autre, s’encourageant, croquant ce paysage de fête permanente, un équilibre amical et joyeux avait fini par s’installer entre nous. Aussi pauvres l’un que l’autre nous ne mangions pas tous les jours mais nous étions heureux d’être ensemble. Nous nous échangions les tubes de couleurs pour peindre. Parfois, nous allions manger à Chatou, un peu plus loin le long de la Seine, chez la mère Fournaise. Elle faisait des prix aux artistes.

        Tout l’été nous restâmes dans le décor de la Grenouillère. Monet était un bon compagnon, un forcené de travail. Le dimanche, il restait chez lui avec sa petite famille. Célibataire, je ne quittais pas les bords de Seine et amenais parfois de jolies petites femmes faire du canotage. Certains jours, leurs amis, les idiots !, les abandonnaient. J’étais évidemment disponible. Elles avaient besoin de grand air…

         Pour peindre sans être dérangé par les promeneurs trop nombreux à son goût, Claude s’était installé à l’arrière d’une des barques amarrées devant nous. Pour la stabilité du chevalet, j’avais préféré rester sur la rive.

        Notre motif était le même. L’élément central de la toile était les canotiers et canotières en crinoline, parfois en costumes de bains, installés sur le « pot à fleurs ». Deux passerelles étroites partaient de chaque côté de celui-ci : l’une longeait un lieu de baignade et rejoignait la rive où se trouvait des hangars à bateaux et des cabines de bain, l’autre communiquait avec le bâtiment flottant sur la droite. Au premier plan, une flottille de canots étaient amarrés, masses immobiles. Mêlés aux baigneurs, naviguant dans le plus grand désordre, yoles, canots, embarcations diverses glissaient sur le fleuve. Le thème était beau : animations aquatiques, miroitements de la lumière naturelle sur la large étendue d’eau à ciel ouvert.

         Chaque jour, j’observais l’avancement du travail de Monet. Celui-ci, en vrai peintre paysagiste, s’était créé son propre espace. Le camembert était placé haut sur la toile afin de donner toute l’importance à l’immense premier plan : éblouissants reflets sur la surface ridée de l’eau composés de larges touches de couleurs pures, bleus cernés de noirs, soulignés de minces trainées de jaunes et de roses. Les taches colorées lumineuses se disloquaient en touches géométriques brisées s’encastrant les unes dans les autres, mosaïques de reflets.

     

     

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    Claude Monet – La Grenouillère, 1869, The Metropolitan Museum of Art, New-York

     

          Silhouettes plates, tous les personnages étaient alignés en travers de la toile : sur la gauche, en pleine lumière, les minuscules baigneurs ; l’îlot central avec des hommes et femmes en habits ; debout sur la passerelle de droite, un homme en haut de forme sortait de l’établissement. Au dernier moment, Monet avait rajouté  sur l’îlot deux jeunes filles en costume de bain s’apprêtant à sauter dans l’eau.

     

        Mon style était bien différent de celui mon ami. Depuis mes débuts en peinture, j’étais plutôt un peintre de figures et c’étaient les grappes humaines que je voyais qui m’intéressaient. De ce fait, j’avais choisi de rapprocher les personnages pour pouvoir peindre les détails de leurs gestes et habillements. Au premier plan sur l’îlot, un couple avait été placé en bordure de la rivière : l’homme barbu de profil, coiffé d’un feutre et d’une veste sombre, pantalon rayé, parlait à sa femme de dos en robe blanche.

     

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    Auguste Renoir – La Grenouillère, 1869, musée national, Stockholm

      

         Les reflets de l’eau étaient moins contrastés que chez Monet : marbrures mauves mixées de verts tendres, traversées de barques amarrées, l’une ocre rouge était collée contre le « Camembert ». Au loin, sur l’autre rive, la dentelle mouvante du feuillage des arbres rejoignait des branches de saules tombant au dessus des têtes, en cachant partiellement le ciel. Je voulais une touche de rose. J’avais demandé à une « grenouille » de mes amies de poser en crinoline, tenant une ombrelle, debout sur une passerelle avec son enfant à ses côtés.

     

         Tout au long de l’été, en vue d’une éventuelle exposition au salon, nous peignîmes chacun plusieurs autres toiles. Deux d’entre elles représentaient le même motif vu sous un angle différent par rapport aux peintures précédentes.

        Dans les deux cas, la longue passerelle reliant l’îlot à la terre traversait tout le milieu du tableau, presque à l’horizontale, pour rejoindre la rive de l’île de Croissy, sa végétation et cabines de bain. La Seine emplissait le reste du tableau : embarcadère pour les canots du premier plan, têtes des nageurs se détachant dans le miroitement du fleuve de l’autre côté de la passerelle.

     

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    Auguste Renoir – La Grenouillère, 1869, Collection Oskar Reinhart, Winterthur

     

       Sur la toile de Monet, seule différence avec la mienne, le « pot à fleurs » n’apparaissait plus. Tout jeune, il était un brillant dessinateur dont les bourgeois du Havre s’arrachaient les caricatures. Souvenir de cette période, il s’était amusé à représenter sur la passerelle des silhouettes de femmes en costumes de bain aux formes grotesques.

     

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    Claude Monet – Bains à la Grenouillère, 1869, National Gallery, Londres

     

     

     

        Notre été dans le décor de la Grenouillère avait été magnifique de labeur en commun et de camaraderie. La mélancolie de Monet s’était envolée. Je l'entendais même chantonner lorsque sa brosse trouvait l'effet recherché. Chaque jour, nous nous retrouvions au même endroit, travaillant en silence, concentrés sur cette étendue d’eau qui nous grisait. Nous sentions que nous étions en train de créer un nouveau langage pictural fait de découvertes, dans le partage de nos idées.

         Les leçons que nous tirâmes des toiles croquées à la Grenouillère furent vitales pour cette conception nouvelle du plein air : vision naturelle spontanée, capture des changements de lumière et d'atmosphère au fur et à mesure de l’avancement de la journée, juxtaposition de couleurs vives, sans mélange, en touches larges séparées les unes des autres, posées librement sans contrainte de règles à respecter. Nos œuvres présentaient un aspect inachevé qui nous plaisait…

         L’année suivante, estimant qu’il s’agissait d’esquisses insuffisamment travaillées, nous ne les exp

  • Van Gogh écrivain : St-Rémy - 5. janv./févr. 1890

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Oliviers, ciel orangé, nov. 1889, Goteborgs Konstmuseum

     

           Son art me troublait, par son audace et par sa violence. Il m'impressionnait, me donnait de la terreur, presque, comme la vue d'un fou. Et je crois bien qu'il y avait de la folie éparse en ses toiles. C'étaient des arbres, dans le soleil couchant, avec des branches tordues et rouges comme des flammes ; ou bien d'étranges nuits, des plaines invisibles, des silhouettes échevelées et vagabondes, sous des tournoiements d'étoiles, les danses de lune ivre et blafarde qui faisaient ressembler le ciel aux salles en clameurs d'un bastringue.

     

                                                           Octave Mirbeau – Dans le ciel, Roman, chapitre 15, 1893

     

          Le 22 décembre1889, Théo avait écrit à Vincent : « Pissarro n’a jusqu’à présent pas vu ce Mr d’Auvers * ;  au moins il n’écrit rien à ce sujet. Ce qu’il y aura de mieux sera que tu viennes chez nous au printemps et que tu ailles toi-même voir si à la campagne tu puisses trouver une pension qui te convient. Nous devons toujours être content que, depuis l’année dernière à cette époque, tu ailles beaucoup mieux. Je craignais alors que tu ne guérirais pas ».

     * le docteur Gachet

           Cet optimisme n’était pas justifié puisque, à l’époque où cette lettre parvenait à Vincent, celui-ci avait eu une nouvelle crise, moins grave cependant que celle subit durant l’été.

      

    Lettre à Théo – vers le 1er janvier 1890

     

    Mon cher frère,

    D’abord je te souhaite à toi et à Jo une heureuse année et regrette de t’avoir peut-être, bien involontairement néanmoins, causé de l’inquiétude, car M. Peyron a dû t’écrire, que j’ai encore une fois eu la tête bien dérangée.

    […]

    Drôle que j’avais travaillé avec un calme parfait à des toiles que tu verras bientôt et que tout à coup, sans raison aucune, l’égarement m’a encore repris.

    […]

    Je ne sais ce que va me conseiller M. Peyron, mais tout en tenant compte de ce qu’il me dira, je crois que lui, moins que jamais, osera se prononcer sur la possibilité pour moi de vivre comme auparavant. Il est à craindre que ces crises reviendront.

    Mais ce n’est pas du tout une raison pour ne pas essayer un peu de se distraire. Car l’entassement de tous ces aliénés dans ce vieux cloître, cela devient je crois une chose dangereuse où l’on risque de perdre tout ce qu’on pourrait encore avoir gardé de bon sens. Non pas que j’y tienne à ceci ou à cela de préférence, je me suis habitué à l’existence ici, mais faudra pas oublier d’essayer un peu le contraire. Quoi qu’il en soit tu vois que je t’écris avec un calme relatif.

    […]

    Ah, pendant que j’étais malade il tombait de la neige humide et fondante, je me suis levé la nuit pour regarder le paysage. Jamais la nature ne m’a paru si touchante et si sensitive.

    Les idées relativement superstitieuses qu’on a ici sur la peinture, me rendent mélancolique plus que je ne saurais te dire parfois, parce que c’est toujours au fond un peu vrai qu’un peintre comme homme est trop absorbé par ce que voient ses yeux et ne maîtrise pas assez le reste de sa vie.

     

    Lettre à Willemien – vers le 20 janvier 1890

     

    A présent, mieux que dans le commencement, je vois la vraie campagne de Provence, et c’est tellement, tellement la même chose que chez nous dans les gens alors que cela se manifeste tout autrement, alors que la culture et les travaux des champs sont pas les mêmes que dans nos bruyères et champs du nord. Je pense beaucoup à la Hollande et à notre jeunesse d’autrefois – précisément parce que ici je me sens bien en pleine campagne. Pourtant je me fais vieux, tu sais, et la vie me parait passer plus vite, et plus sérieuses les responsabilités, plus critique la question de travailler pour rattraper le temps perdu, la journée plus difficile à faire et l’avenir plus mystérieux et ma foi encore un peu plus sombre.

     

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     Vincent Van Gogh –  Oliviers, déc. 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     

         En janvier, avec de nombreux peintres avant-gardistes, Vincent participe à l’exposition des Vingt à Bruxelles.

          Le 22 janvier, Théo écrit à Vincent : « Dans un journal je lisais que les toiles qui excitent le plus la curiosité sont : les études de plein air de Cézanne, les paysage de Sisley, les symphonies de Van Gogh et les oeuvres de Renoir. Je crois que nous pouvons attendre avec patience jusqu’à ce que le succès vienne : tu le verras sûrement. Il faut se faire connaître sans vouloir s’imposer et cela viendra tout seul par tes beaux travaux. "     

          Le 31 janvier, Vincent reçoit la grande nouvelle : « Mon cher frère, le mauvais moment pour Jo est passé. Elle a mis au monde un beau garçon qui crie beaucoup, mais qui a l’air d’être bien portant. Comme nous te l’avions dit nous l’appèlerons comme toi et je fais le voeux qu’il puisse être aussi persévérant et aussi courageux que toi.  

     

    Lettre à Jo – vers le 31 janvier 1890

     

    Je suis très touché que vous m’écriviez, et si calmement, si maîtresse de vous, pendant une de vos nuits pénibles. Combien je suis désireux d’apprendre que vous êtes sortie de là saine et sauve, et que votre enfant est vivant. Comme Théo sera heureux, lui aussi, quant il vous verra rétablie. Ce sera comme si un petit soleil se levait en lui.

     

    Lettre à Théo – vers le 1er février 1890

     

    J’ai été extrêmement surpris de l’article sur mes tableaux que tu m’as envoyé. *  Pas besoin de te dire que j’espère continuer à penser que je ne peins pas comme cela, mais j’y vois plutôt comment je devrais peindre. Car l’article est fort juste dans ce sens qu’il indique la lacune à remplir, et je crois qu’au fond l’écrivain l’écrit plutôt pour nous guider, non seulement moi mais les autres impressionnistes également, et même plutôt à faire la brèche au bon endroit. Il propose donc un moi collectif, idéal aux autres tout autant qu’à moi, il me dit simplement que ça et là il y a du bon, si tu veux, aussi dans mon travail, si imparfait, et là est le côté consolant que j’apprécie.

    […]

    Mais volontiers je suis fort reconnaissant de l’article ou plutôt « le coeur à l’aise » comme dans la chanson de la Revue, puisque on peut en avoir besoin comme on peut avoir vraiment besoin d’une médaille. Puis un article comme cela a son mérite propre d’oeuvre d’art critique, comme quoi je le trouve à respecter, et l’écrivain doit monter les tons, synthétiser ses conclusions, etc.

    Puisse Jo demeurer longtemps pour nous tous ce qu’elle est. Maintenant pour le petit, pourquoi donc ne l’appelez-vous pas Théo en mémoire de notre père, à moi certes cela me ferait tant de plaisir.

     * Article élogieux d’Albert Aurier dans Le Mercure de France de janvier 1890 : « Les isolés : Vincent Van Gogh »

     

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    Vincent Van Gogh –  Repos après le travail (d’après Millet), janv. 1890, Musée d’Orsay, Paris

     

    Lettre à Albert Aurier – vers le 10 février 1890

     

          Vincent répond à Albert Aurier pour le remercier du long article qu’il lui a consacré dans Le Mercure de France :

     

    Cher Monsieur Aurier,

    Merci beaucoup de votre article dans le Mercure de France, lequel m’a beaucoup surpris. Je l’aime beaucoup comme oeuvre d’art en soi, je trouve que vous faites de la couleur avec vos paroles ; enfin dans votre article je retrouve mes toiles mais meilleures qu’elles ne le sont en réalité, plus riches, plus significatives. Pourtant je me sens mal à l’aise lorsque je songe que plutôt qu’à moi ce que vous dites reviendrait à d’autres. Par exemple à Monticelli surtout. [...] Ensuite je dois beaucoup à Paul Gauguin avec lequel j’ai travaillé durant quelques mois à Arles et que d’ailleurs je connaissais déjà à Paris.

    […]

    Au prochain envoi que je ferai à mon frère j’ajouterai une étude de cyprès pour vous si peinture,van gogh,saint-rémyvous voulez bien me faire le plaisir de l’accepter en souvenir de votre article. J’y travaille encore dans ce moment, désirant y mettre une figurine.

    Le cyprès est si caractéristique au paysage de Provence. Jusqu’à présent je n’ai pas pu les faire comme je le sens ; les émotions qui me prennent devant la nature vont chez moi jusqu’à l’évanouissement et alors il en résulte une quinzaine de jours pendant lesquels je suis incapable de travailler. Pourtant, avant de partir d’ici, je compte encore une fois revenir à la charge pour attaquer les cyprès. L’étude que je vous ai destinée en représente un groupe au coin d’un champ de blé par une journée de mistral d’été. C’est donc la note d’un certain noir enveloppé dans du bleu mouvant par le grand air qui circule, et, opposition faite à la note noire, le vermillon des coquelicots.

     

     

     

     

       

    Vincent Van Gogh – Cyprès avec deux figures de femmes, juin 1889, Kröller-Müller Museum, Otterlo

     

    Lettre à sa mère Anna – vers le 19 février 1890

     

    J’aurais bien préféré que Théo est donné à son fils le nom de Pa, à qui j’ai tant pensé ces jours-ci, plutôt que le mien. Mais enfin maintenant que c’est fait, je me suis mis tout de suite à faire un tableau pour lui, une toile à suspendre dans leur chambre à coucher : quelques grosses branches fleuries d’amandier blanc sur un fond de ciel bleu. Les amandiers commencent partout à fleurir.

    J’ai encore été très surpris de lire cet article qu’on a écrit sur moi. J’ai été peiné quand je l’ai lu ; c’est tellement exagéré.

    Je dois avouer toutefois, que, plus tard, quand ma surprise fut un peu dissipée, je me suis senti par moments tout réconforté ; à cela est venu s’ajouter que Théo m’a annoncé hier qu’on a vendu une de mes toiles à Bruxelles, pour 400 francs.*

    * La Vigne rouge, le seul tableau vendu par Van Gogh

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    Vincent Van Gogh – Amandier fleuri, février 1890, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Lettre à Willemien – vers le 19 février 1890

     

    Quand j’ai lu l’article d’Aurier  j’en devenais presque triste juste en pensant : faudrait être comme cela et je me sens si inférieur. Et l’orgueil grise comme la boisson, quand on est loué et qu’on a bu on devient triste.

    Ah Millet ! Millet! Celui-là comme il a peint l’humanité et le « quelque chose là-haut » peinture,van gogh,saint-rémyfamilier et pourtant solennel.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Vincent Van Gogh – La charrue et la herse (d’après Millet), janv. 1890, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Se dire de nos jours que celui là s’est mis à peindre en pleurant, que Giotto, qu’Angelico peignaient à genoux, Delacroix si navré, si ému.... presque en souriant. Qui sommes nous impressionnistes pour faire déjà comme eux, salis dans la lutte pour la vie : « qui rendra à l’âme ce qu’en ont enlevé le souffle des révolutions », voila le cri d’un poète de l’autre génération qui sembla pressentir nos faiblesses, nos maladies, nos égarements actuels. Et je le dis souvent, sommes nous aussi neufs que le vieux Belge Henri Conscience : Ah c’est pourquoi j’étais content du succès de Bruxelles à cause de cette Campine d’Anvers * que je cherche parfois encore à rappeler dans les sillons calmes des champs, tout en m’en sentant devenir un enfant bien dégénéré.

    Songeant ainsi, mais bien lointain, me vient le désir de me refaire et de chercher à me faire excuser de ce que mes tableaux sont pourtant presque un cri d’angoisse, tout en symbolisant dans le rustique tournesol la gratitude.

    Tu vois que je ne raisonne pas encore bien – il vaut mieux savoir calculer ce que vaut une livre de pain et un quart de café comme le savent les paysans. – Et nous y revoilà. Millet donnait l’exemple en vivant dans une chaumière, en restant bien avec les gens sans nos écarts d’orgueil, d’excentricité.

    * « la Campine » est une région du nord de la Belgique

     

     

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  • Déjà octobre

    Quand, en octobre, la feuille s’abandonne

     

    automne .JPG

     

    Déjà octobre…

     

    Et dans l’air aux frissons de soie

    Tout barbouillé de brume,

    La feuille

    Plume sans aile

    Délicatement

    Se pose

    Et boit.

    Elle boit ce que l’ondée

    D’automne ce matin a déposé

    Larmes, perles ou diamants

    Peu importe le nom qu’on leur donne

    Alors la feuille vit et s’abandonne

    Un peu encore

    Un peu jusqu’à demain

    Ou après demain

    Aux rives d’une nouvelle aurore.

     

     

    Un poème du recueil « Les couleurs du temps » de Francette lg (Francette LeGuen)

    http://images-imagination.blogspot.com/

     

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  • VAN GOGH écrivain : Arles - 4. Mai/juin 1888

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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     Vincent Van Gogh – Le semeur, juin 1888, Kröller-Müller museum, Otterlo

     

     

          Le peintre Paul Gauguin, un ami connu à Paris, est à Pont-Aven en Bretagne et rencontre de grosses difficultés financières. Il a demandé l’aide du marchand d’art qu’est Théo. Vincent nourrit le projet de le faire venir à Arles.

          En juin, Vincent va passer une semaine au bord de la mer Méditerranée, aux Saintes-Maries-de-la Mer. Il revient avec de nombreux croquis de bateaux et de chaumières.

     

     

      Lettre à Théo – vers le 28 mai 1888

     

    C’est drôle qu’un de ces soirs ci à Montmajour, j’ai vu un soleil couchant rouge qui envoyait des rayons dans les troncs et feuillages de pins enracinés dans un amas de rochers, colorant d’orangé feu les troncs et les feuillages, tandis que d’autres pins sur des plans plus reculés, se dessinaient bleu de Prusse sur un ciel bleu-vert tendre, céruléen. C’est donc l’effet de ce Claude Monet. C’était superbe.

      

    Lettre à Théo – vers le 29 mai 1888

      

    Moi cela me chagrine de dépenser tant à moi seul. Mais pour y porter remède il n’y en a pas d’autre que celui de trouver une femme avec de l’argent, ou des copains qui s’associent pour les tableaux. Or je ne vois pas la femme, mais je vois les copains.

    […] Voici, ce serait un commencement d’association. Bernard, qui va aussi dans le midi, nous joindra, et sache le bien, moi je te vois toujours en France à la tête d’une association d’impressionnistes. [...] Tu dois sentir combien cela me contrarie de dépenser plus qu’eux ; il faut que je trouve une combinaison plus avantageuse et pour toi et pour eux. Et cela serait ainsi. Réfléchis-y bien pourtant, mais est-ce que ce n’est pas vrai qu’en bonne compagnie on pourrait vivre de peu, pourvu qu’on dépense son argent chez soi.

     

     Lettre à Théo – vers le 4 juin 1888

     

    Mon cher Théo, je t’écris de Stes Maries au bord de la Méditerranée enfin. La Méditerranée a une couleur comme les maquereaux, c’est à dire changeante, on ne sait pas toujours si c’est vert ou violet, on ne sait pas toujours si c’est bleu, car, la seconde après, le reflet changeant a pris une teinte rose ou grise. 

    […]

    Un très beau gendarme est venu m’interviewer ici, et aussi le curé. Les gens ne doivent pas être bien méchants ici, car même le curé avait presque l’air d’un brave homme. 

    [...]

    Je me suis promené une nuit au bord de la mer sur la plage déserte. C’était pas gai, mais pas non plus triste, c’était beau. Le ciel d’un bleu profond était tacheté de nuages d’un bleu plus profond que le bleu fondamental d’un cobalt intense, et d’autres, d’un bleu plus clair comme la blancheur bleue de voies lactées. Dans le fond bleu, les étoiles scintillaient claires, verdies, jaunes, blanches, roses plus claires, plus diamantées, davantage comme des pierres précieuses de chez nous – même à Paris – c’est donc le cas de dire : opales, émeraudes, lapis, rubis, saphirs.

     

     Lettre à Emile Bernard – vers le 7 juin 1888

     

    Ai passé une semaine à Saintes Maries et pour y arriver ai traversé en diligence la Camargue avec des vignes, des landes, des terrains plats comme la Hollande. Là, à Stes Maries, il y avait des filles qui faisaient penser à Cimabue et à Giotto, minces, droites, un peu tristes et mystiques. Sur la plage toute plate, sablonneuse, de petits bateaux verts, rouges, bleus, tellement jolis comme forme et couleur qu’on pensait à des fleurs. Un seul homme les monte, ces barques-là ne vont guère sur la haute mer. Ils fichent le camp lorsqu’il n’y a pas de vent et reviennent à terre s’il en fait un peu trop.

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    Vincent Van Gogh – croquis de bateaux de pêche aux Saintes-Maries, juin 1888

     

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    Vincent Van Gogh – croquis de chaumières au Saintes-Maries, juin 1888

     

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    Vincent Van Gogh – Bateaux de pêches sur la plage des Saintes-Maries, juin 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     Lettre à sa sœur Willemien – vers le 20 juin 1888 (traduite du néerlandais)

     

    Une de mes connaissances assure que « le meilleur traitement pour toutes les maladies, c’est de les traiter avec le plus profond mépris ».

    Le remède contre les immersions dont tu parles (la mélancolie), ne pousse pas, pour autant que je sache, parmi les plantes médicinales connues. Je n’en emploie pas moins, dans ces cas là, de grandes quantités de mauvais café, non pas parce que c'est très bon pour une denture déjà délabrée, mais parce que ma grande puissance d’imagination me met en état d’avoir une confiance, une foi (digne d’un idolâtre, d’un chrétien ou d’un anthropophage) dans l’efficacité ragaillardissante du dit liquide. Heureusement pour mes congénères, je me suis jusqu’à ce jour soigneusement gardé de leur recommander comme efficaces ce remède, ou d’autres analogues.

     

          Vincent se livre à une longue réflexion sur la peinture et les peintres dont je ne cite que de courts passages :

     

    Faire un tableau offre un réel plaisir ; cela dit, il reste aussi qu’il y a ici, en ce moment, une équipe d’une vingtaine de peintres, ayant tous plus de dettes que d'argent, ayant tous une façon de vivre qui ressemble un peu à celle des chiens de rue, mais qui, peut-être, auront plus d’importance que tout le Salon officiel, quant à la facture des œuvres, dans l’avenir.

    L’art d’aujourd’hui, l’art officiel, l’éducation artistique officielle, sa gestion, son organisation, sont abrutis, sont vermoulus, comme la religion que nous voyons tomber ; l’art d’aujourd’hui ne durera pas. Quel que soit le nombre d’expositions, d’ateliers, d’écoles, etc., il ne durera pas, pas plus que le commerce des tulipes.

    […] Donc, cette vingtaine de peintres que l'on appelle des impressionnistes, bien que certains d'entre eux soient devenus passablement riches et d’assez grands seigneurs dans la société, ne sont pour le plus grand nombre que de pauvres bougres qui vivent au café, logent dans des auberges bon marché, ne subsistent qu’au jour le jour.

    N’empêche qu’en une seule journée, les vingt peintres dont je te parle peignent tout ce qui leur tombe sous les yeux mieux que maint seigneur du monde artistique ayant un grand nom, une réputation.

    Je dis cela pour te faire comprendre quelle sorte de lien m’attache aux peintres français qu’on nomme les impressionnistes, pour te dire que je connais personnellement beaucoup d'entre eux et que je les aime. Et aussi que, dans ma propre technique, j’ai les mêmes idées concernant les couleurs, que je pensais déjà comme eux autrefois en Hollande.

    […] Il y a des couleurs qui se font valoir, qui se marient, qui se complètent comme l’homme et la femme se complètent.

    Autre chose : quelqu'un qui sait réellement jouer du piano ou du violon, est, à ce qu’il me semble, franchement amusant en tant qu’homme. Il prend son violon, se met à jouer, et toute une assemblée se distrait à l’écouter au long d’une soirée. Un peintre doit pouvoir faire de même. C’est pour moi toujours un plaisir que quelqu’un soit présent lorsque je travaille dehors. Mettons qu’on se trouve dans les blés. Eh bien, au cours d’une paire d’heures, on doit pouvoir peindre le champ de blé, et le ciel au-dessus dans le lointain. Celui qui assiste à cela, se gardera bien par la suite de parler de la maladresse des impressionnistes et de leur vilaine facture. Tu comprends cela ?

    Ils sont rares, aujourd’hui, ceux qui s’intéressent assez à la peinture pour nous tenir compagnie ; mais quand cela leur arrive, ils sont parfois tout saisis, et même emballés. […] Dès lors, ne peux-tu concevoir que la nouvelle manière de peindre apporte quelque chose ?

    […]

    J’ai fait de moi un portrait dans la glace :

    Un visage gris-rose et des yeux verts, des cheveux couleur de cendre, un front ridé et, autour de la bouche, raide et comme en bois, une barbe très rouge, un peu en pagaye, et triste ; mais les lèvres sont pleines ; un sarrau bleu de toile grossière, et une palette avec du jaune citron, du vermillon, du vert Véronèse, du bleu de cobalt, enfin toutes les couleurs sur la palette, excepté l’orangé de la barbe, rien que des couleurs pures.

     

     Lettre au peintre John Peter Russell – vers le 17 juin 1888 (traduite de l’anglais)

     

    J’ai commencé à dessiner sur le papier la tête de la fillette malpropre que j'ai aperçue cet après-midi alors que je peignais une vue sur la rivière avec un ciel jaune verdâtre. Cette gamine des rues, j’avais trouvé qu’elle avait vaguement un air de personnage florentin, une de ces têtes des tableaux de Monticelli ; rêvant et dessinant, j’ai travaillé sur votre lettre. Je joins ce bout de griffonnage pour que vous puissiez juger de mes absences et que vous me pardonniez de n’avoir pas écrit plus tôt.

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    Vincent Van Gogh – Arles, croquis d’une fillette, juin 1888

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    Vincent Van Gogh – fille avec les cheveux ébouriffés, juin 1888, musée des Beaux-Arts La Chaux de fonds, Suisse

     […]

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    Je travaille à un semeur : le grand champ tout violet, le ciel et le soleil très jaunes. C’est un sujet difficile à traiter.

     

     

     

     

     

     

     

     

     Vincent Van Gogh – croquis semeur au soleil couchant, juin 1888

     

     Lettre à Théo – vers le 21 juin 1888

     

    J’ai enfin un modèle – un Zouave – c’est un garçon à petite figure, à cou de taureau, à l’oeil de tigre, et j’ai commencé par un portrait et recommencé par un autre. Le buste que j’ai peint de lui était horriblement dur, en uniforme du bleu des casseroles émaillées bleues, à passementerie d’un rouge orangé fané, avec deux étoiles citron sur la poitrine, un bleu commun et bien dur à faire.

    La tête féline, très bronzée, coiffée d’un bonnet garance, je l’ai plaquée contre une porte peinte en vert et les briques orangées d’un mur. C’est donc une combinaison brutale de tons disparates pas commode à mener.

    L’étude que j’en ai fabriquée me parait très dure et pourtant je voudrais toujours travailler à des portraits vulgaires et même criards comme cela. Cela m’apprend et voilà ce que je demande surtout à mon travail.

     

     Lettre à Théo – vers le 25 juin 1888

     

    Je dois te prévenir que tout le monde va trouver que je travaille trop vite.

    N’en crois rien.

    N’est ce pas l’émotion, la sincérité du sentiment de la nature qui nous mène, et si ces émotions sont quelquefois si fortes qu’on travaille sans sentir qu’on travaille, lorsque quelquefois les touches viennent avec une suite et des rapports entre eux comme les mots dans un discours ou dans une lettre, il faut alors se souvenir que cela n’a pas toujours été ainsi, et que dans l’avenir il y aura aussi bien des jours lourds sans inspiration.

    Donc il faut battre le fer pendant qu’il est chaud et mettre les barres forgées de côté.

     

  • Fragonard libertin

     

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    Jean-Honoré Fragonard - Les Débuts du modèle, 1769, musée Jacquemart André, Paris

     

    « Les débuts du modèle ». Qui connait cette œuvre de Jean-Honoré Fragonard qui passe souvent inaperçue, accrochée dans une des petites pièces du charmant musée Jacquemart-André à Paris ?

    Lorsque je visite le musée, je m’arrête invariablement devant cette petite toile qui m’amuse et me réjouit. Il se trouve qu’elle figure sur la première page du catalogue de l’exposition Fragonard qui se tint en 2007 dans ce musée : un bel hommage au peintre qui a si brillamment illustré les plaisirs de son siècle : plaisirs galants et coquins dans la pénombre des bois ou parcs, plaisirs champêtres, mais aussi plaisirs littéraires et artistiques.

         Tout ce qui fait le génie du peintre est contenu dans ce tableau présentée dans un cadre ovale. La subtilité dans le jeu des regards et des mouvements des personnages ne prête guère à confusion : une mère, ou une maquerelle, vante d’un regard interrogateur les charmes de sa fille, modèle débutante, en dévoilant ses seins à un peintre appuyé nonchalamment contre un meuble face aux deux femmes. La jeune fille fait mine de résister. Une feinte de résignation se lit dans son expression. Cela ne semble pas suffire à l’artiste puisqu’il tente, avec un bâton, de relever le jupon de la belle.

     

         Le baron Portalis, l’un des meilleurs connaisseurs de l’artiste, ne manquait pas de souligner le brio de l’exécution de ce tableau : « Imaginez tout ce que vous pouvez rêver de plus blond, de plus rose, de plus clair ; pétrissez ces tons avec esprit, mais avec l’esprit inimitable du maître, et vous aurez l’impression ressentie. Le pinceau glisse sans appuyer sur les roses éteints du déshabillé d’atelier d’un jeune peintre occupé à soulever, du bout de son appuie-main, les derniers voiles de son modèle ».

     

         À ses débuts, Fragonard peignait les mêmes tableaux académiques d’histoire ou religieux que ses contemporains. En 1767, il a 35 ans, il se détourne du grand genre et décide d’orienter sa peinture vers les scènes de libertinage qui lui assurent le succès à la cour de Louis XV. Avec ses contemporains Boucher et Watteau, il est le plus bel interprète du plaisir de vivre montrant des personnages de la haute société s’adonnant au badinage et scènes galantes. Son maître en libertinage était un écrivain : La Fontaine.

     

         La centaine d’œuvres présentes dans l’exposition met en lumière la diversité dans le travail de ce peintre aux couleurs vives ainsi que la culture de ce temps aux mœurs légères. Le catalogue nous présente de splendides reproductions, en particulier la commande au peintre de la comtesse Du Barry montrant les progrès de l’amour dans le cœur d’une jeune fille : la poursuite, la surprise, la rencontre. 

    La légèreté de la toile « L’escarpolette » donne un aspect licencieux à l’image d’une jeune fille se balançant sous le regard extasié d’un jeune homme contemplant ses jupons.

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    Jean-Honoré Fragonard – L’Escarpolette, 1767, The Wallace Collection, Londres

     

         J’ai retrouvé dans ce portraitiste de génie qu’était Fragonard son style d’un grand modernisme qui est sa qualité essentielle : touche nerveuse, brossée énergiquement, d’un jet. Ces portraits me font souvent penser à la virtuosité du hollandais Frans Hals, un siècle plus tôt, dont Van Gogh disait : « Peindre d’un seul coup, autant que possible, en une fois ! Quel plaisir de voir ainsi un Frans Hals ! »

     

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    Jean-Honoré Fragonard – Le Philosophe, 1764, Kunsthalle, Hambourg

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 3. Févr. 1850/1 janv. 1852

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Gustave Courbet – L’homme à la pipe, 1849, musée Fabre, Montpellier

     

     

    « Il faut encanailler l’art. Il y a trop longtemps que vous faites de l’art bon genre et à la pommade. II y a trop longtemps que les peintres, mes contemporains, font de l'art à idée et d'après les cartons. »

     

     

     

         « Je suis d’une adresse qui commence à m’effrayer »

         Le nouveau projet de Courbet est simple : peindre la nature comme il la voit, avec la plus grande fidélité. Impulsé par l’ami Champfleury, il élabore son propre style : le réalisme. « Le fond du réalisme, c’est la négation de l’idéal » affirme le peintre, en opposition au romantisme.

         L‘emblème du réalisme est la toile « Les casseurs de pierres » dont le peintre raconte la genèse : « J’avais pris notre voiture, j’allais au château de Saint-Denis faire un paysage. Proche de Maisières, je m’arrête pour considérer deux hommes cassant des pierres sur la route. Il est rare de rencontrer l’expression la plus complète de la misère. Aussi sur-le-champ m'advint-il un tableau. Je leur donne rendez-vous pour le lendemain dans mon atelier et depuis ce temps j'ai fait mon tableau. Il est de la même grandeur que la Soirée à Ornans. »

     

     

     

    Lettre à Champfleury (écrivain, critique d’art) – Paris, vers février 1850

     

     […]

    Parlons des tableaux. J'ai déjà fait plus de peinture depuis que je vous ai quitté qu'un évêque n'en bénirait.

    D’abord, c'est un tableau de Casseurs de pierres qui se compose de deux personnages très à plaindre : l'un est un vieillard, vieille machine raidie par le service et l’âge. Sa tête basanée est recouverte d'un chapeau de paille noirci par la poussière et la pluie. Ses bras qui paraissent à ressort sont vêtus d'une chemise de grosse toile, puis dans son gilet à raies rouges se voit une tabatière en corne cerclée de cuivre. A son genou, posé sur une torche de paille, son pantalon de droguet qui se tiendrait debout tout seul a une large pièce, ses bas bleus usés laissent voir ses talons dans ses sabots fêlés.

    Celui qui est derrière lui est un jeune homme d'une quinzaine d'années ayant la teigne. Des lambeaux de toile sale lui servent de chemise et laissent voir ses bras et ses flancs ; son pantalon est retenu par une bretelle en cuir et il a aux pieds les vieux souliers de son père qui depuis bien longtemps rient par bien des côtés.

    Par ci par là les outils de leur travail sont épars sur le terrain, une hotte, un brancard (pioche), un fossou (fossoir), une marmite de campagne dans laquelle se porte la soupe du midi, puis un morceau de pain noir sur une besace. Tout cela se passe au grand soleil au bord du fossé d'une route. Ces personnages se détachent sur le revers vert d'une grande montagne qui remplit la toile et où court l'ombre des nuages.

    Je n'ai rien inventé cher ami, chaque jour, allant me promener, je voyais ces personnages. […] Les vignerons, les cultivateurs, que ce tableau séduit beaucoup, prétendent que j’en ferais un cent que je n’en ferais pas un plus vrai.

     

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     Gustave Courbet – Les casseurs de pierres, 1849, Tableau détruit en 1945 par des bombardements alliés sur la ville de Dresde

     

         Le critique d’art Sabatier-Ungher reçoit l’œuvre comme « la démocratie dans l’art » et explique : « M. Courbet n’est pas seulement un peintre de talent, il est encore l’expression franche et nette d’un ordre d’idées qui n’avaient pas été exprimées et devaient l’être : le peuple, entré dans la politique, veut aussi entrer dans l’art. L’heure n’est plus à peindre les nantis, l’avenir est un art social. Courbet voit le peuple de très près et le voit largement. Il est appelé à devenir un peintre populaire. »

     

     

     

         Qui enterre-t-on dans ce cimetière grisâtre franc-comtois ? Mystère ?

      

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      Gustave Courbet – Un enterrement à Ornans, 1849, musée d’Orsay, Paris

     

           « L’enterrement à Ornans » est un immense tableau de 3,13 m x 6,64 m. Une fresque monumentale. Comme « Les casseurs de pierres », la toile est peinte dans le nouvel atelier que le père de Courbet lui a fait aménagé dans un grenier de la maison héritée du grand-père à Ornans.

          Une cinquantaine d’habitants d’Ornans ont posé pour cette composition. Les usages et les costumes francs-comtois sont représentés, dans un paysage réel, celui du cimetière d’Ornans inauguré en 1848. Le Christ en croix s'enfonce dans un ciel blafard entre deux falaises. Curieuse toile ? Auparavant, les grands formats en peinture étaient réservés à des représentations de genre noble, essentiellement à la peinture d’histoire. « L’enterrement » n’entre pas dans les cases habituelles... Au salon de 1850, cela agace. Est-ce une scène d’histoire, un portrait de groupe, un paysage, une œuvre religieuse, un manifeste politique en ces temps de troubles ? Un peu de tout. Des paysans, des artisans, des ecclésiastiques, des bourgeois, des socialistes, sont mêlés. L’artiste élève au rang d’évènement historique, un épisode banal, familier, un simple enterrement campagnard. 

     

     Suite de la lettre à Champfleury :

    Ici les modèles sont à bon marché, tout le monde voudrait être dans l'Enterrement. peinture,correspondance,courbet,ornansJamais je ne les satisfais tous, je me ferai bien des ennemis. Ont déjà posé : le maire, le curé, le juge de paix, le porte-croix, le notaire, l’adjoint Marlet, mes amis, mon père, les enfants de chœur, le fossoyeur, deux vieux de la Révolution de 93, avec leurs habits du temps, un chien, le mort et ses porteurs, les bedeaux (un des bedeaux a un nez rouge comme une cerise, gros en proportion et de 5 pouces de longueur, que Trapadoux aille s'y frotter !), mes sœurs, d'autres femmes aussi, etc.

     

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    Seulement je croyais me passer des deux chantres de la paroisse, il n'y a pas eu moyen. On est venu m'avertir qu’ils étaient vexés, qu’il n'y avait plus qu'eux de l'église que je n'avais pas tirés ; ils se plaignaient amèrement disant qu'ils ne m'avaient jamais fait de mal et qu'ils ne méritaient pas un affront semblable, etc.

    II faut être enragé pour travailler dans !es conditions où je me trouve. Je travaille à l'aveuglette ; je n'ai aucun recul. Ne serai-je jamais casé comme je l'entends ? Enfin, dans ce moment-ci, je suis sur le point de finir 50 personnages grandeur nature, avec paysage et ciel pour fond, sur une toile de 20 pieds de longueur sur 10 de hauteur. Il y a de quoi crever. Vous devez vous imaginer que je ne me suis pas endormi.

     

     

    Lettre Francis Wey– Ornans, vers le 1er janvier 1852

     

         Louis Napoléon Bonaparte est devenu empereur des français à la suite de son coup d’Etat du 2 décembre 1851.

     

    […]

    Vous êtes donc de ceux qui croient que je fais de la politique en peinture. Je fais des Casseurs de pierres, Murillo fait un casseur de poux*. Je suis un socialiste et Murillo un honnête homme, c’est incroyable.

    * Allusion au "Jeune mendiant" du peintre espagnol du 17e conservé au Louvre

     

     

     

     

    La stratégie de conquête du maître d’Ornans

     

     

          Un tableau comme « Les Casseurs de Pierres » dans le contexte politique et social de la seconde République, devenant le second Empire, pouvait à plus d’un titre être interprété comme une dénonciations des injustices sociales et donc comme une peinture à connotation socialiste.

          « L’Enterrement » suscite un énorme scandale. Delacroix écrit dans son journal qu’on n’a jamais rien vu de pareil. Les caricaturistes, choqués par cette nouvelle peinture sociale, tournent en ridicule le peintre et ses modèles. « Quand je ne serai plus contesté, je ne serai plus important » dit Courbet.

          « Les paysans de Flagey revenant de la foire », également un tableau de très grand format, est envoyé au Salon de 1851 avec « Les casseurs de pierre » et « L’enterrement à Ornans ». Si cette toile met le public mal à l’aise, c’est qu’elle montre, sans chercher à l’embellir, une réalité banale et que, une nouvelle fois, elle hisse une scène de genre au rang de peinture d’histoire. Le chef de file de l’école réaliste se définit comme un peintre du terroir qui, attaché, à sa « petite patrie », assume cet  enracinement local.

     

     

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    Gustave Courbet – Les paysans de Flagey revenant de la foire, 1850, musée des beaux-arts, Besançon

     

     

         « Je veux tout ou rien, il faut qu’avant cinq ans, j’aie un nom dans Paris », revendiquait l’artiste en 1845. Désormais, Gustave Courbet va occuper le devant de la scène artistique.

     

     

  • les Fleurs du Mal

     

    Charles Baudelaire – Poèmes choisis (3ème et dernière partie)

     

     

    Article sur "Les Fleurs du mal”, Le Figaro, 5 juillet 1857

     

         « C'est la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. L'odieux y coudoie l'ignoble, le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n'assista à une semblable revue de démons, de foetus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du coeur ; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables.

         Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière ; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des « Fleurs du Mal » ?

     

    « Je suis un cimetière abhorré de la lune. »

     

         Et au milieu de tout cela, quatre pièces, Le «Reniement de saint Pierre », puis « Lesbos », et deux qui ont pour titre « Les Fleurs damnées », quatre chefs d’œuvre de passion, d’art et de poésie ; mais on peut le dire, - il le faut, on le doit : - si l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités. »

     

     

    Les petites vieilles – Tableaux parisiens, 1859

     

         Au cours de ses déambulations dans Paris, Baudelaire croise des femmes âgées. Il en fait un de ses plus longs poèmes, dédié à Victor Hugo, qui décrit ces petites vieilles avec cruauté parfois, souvent avec une grande tendresse.

         Je montre deux des quatre quatrains composant le poème. Je suis sûr que le poète ne m’en voudra pas d’avoir ainsi raccourci son texte pour ne pas faire trop long.

     

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    Francisco de Goya – Les vieilles, 1810, Palais des Beaux-Arts, Lille

     

     

    I (En entier)

     

    Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
    Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,
    Je guette, obéissant à mes humeurs fatales
    Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

    Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
    Éponine ou Laïs ! Monstres brisés, bossus
    Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.
    Sous des jupons troués et sous de froids tissus

     

    Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
    Frémissant au fracas roulant des omnibus,
    Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
    Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

    Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;
    Se traînent, comme font les animaux blessés,
    Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
    Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

    Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
    Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit ;
    Ils ont les yeux divins de la petite fille
    Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

     

    - Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
    Sont presque aussi petits que celui d'un enfant ?
    La Mort savante met dans ces bières pareilles
    Un symbole d'un goût bizarre et captivant,

    Et lorsque j'entrevois un fantôme débile
    Traversant de Paris le fourmillant tableau,
    Il me semble toujours que cet être fragile
    S'en va tout doucement vers un nouveau berceau ;

    A moins que, méditant sur la géométrie,
    Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,
    Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
    La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.

    - Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,
    Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...
    Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes
    Pour celui que l'austère Infortune allaita !

     

         IV (En entier)

    Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
    A travers le chaos des vivantes cités,
    Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
    Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

    Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
    Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
    Vous insulte en passant d'un amour dérisoire ;
    Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

    Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
    Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
    Et nul ne vous salue, étranges destinées !
    Débris d'humanité pour l'éternité mûrs !

    Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
    L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
    Tout comme si j'étais votre père, ô merveille !
    Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

    Je vois s'épanouir vos passions novices ;
    Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
    Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices !
    Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

    Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !
    Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
    Où serez-vous demain, Èves octogénaires,
    Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

     

     

    Le serpent qui danse – Spleen et idéal, 1857

     

         Un autre poème dédié à Jeanne Duval, la muse de Baudelaire dont il est éperdument amoureux.

     

     

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    John Collier – Lilith, 1887, The Atkinson Art Gallery, Southport, England

     

     

    Que j'aime voir, chère indolente,
    De ton corps si beau,
    Comme une étoffe vacillante,
    Miroiter la peau !

    Sur ta chevelure profonde
    Aux âcres parfums,
    Mer odorante et vagabonde
    Aux flots bleus et bruns,

    Comme un navire qui s'éveille
    Au vent du matin,
    Mon âme rêveuse appareille
    Pour un ciel lointain.

    Tes yeux, où rien ne se révèle
    De doux ni d'amer,
    Sont deux bijoux froids où se mêle
    L'or avec le fer.

    A te voir marcher en cadence,
    Belle d'abandon,
    On dirait un serpent qui danse
    Au bout d'un bâton.

    Sous le fardeau de ta paresse
    Ta tête d'enfant
    Se balance avec la mollesse
    D'un jeune éléphant,

    Et ton corps se penche et s'allonge
    Comme un fin vaisseau
    Qui roule bord sur bord et plonge
    Ses vergues dans l'eau.

    Comme un flot grossi par la fonte
    Des glaciers grondants,
    Quand l'eau de ta bouche remonte
    Au bord de tes dents,

    Je crois boire un vin de Bohême,
    Amer et vainqueur,
    Un ciel liquide qui parsème
    D'étoiles mon coeur !

     

     

    Chanté par Serge Gainsbourg

    https://www.youtube.com/watch?v=FyAVDGSSxj4

     

     

    A celle qui est trop gaie – Spleen et idéal, 1857

     

     

         Ce poème fit également partie des poèmes condamnés en 1857 pour outrage à la morale publique et religieuse.

     

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    Jean-Honoré Fragonard – La rencontre, 1772, The Frick Collection, New-York

     

    Ta tête, ton geste, ton air
    Sont beaux comme un beau paysage ;
    Le rire joue en ton visage
    Comme un vent frais dans un ciel clair.

    Le passant chagrin que tu frôles
    Est ébloui par la santé
    Qui jaillit comme une clarté
    De tes bras et de tes épaules.

    Les retentissantes couleurs
    Dont tu parsèmes tes toilettes
    Jettent dans l'esprit des poètes
    L'image d'un ballet de fleurs.

    Ces robes folles sont l'emblème
    De ton esprit bariolé ;
    Folle dont je suis affolé,
    Je te hais autant que je t'aime !

    Quelquefois dans un beau jardin
    Où je traînais mon atonie,
    J'ai senti, comme une ironie,
    Le soleil déchirer mon sein ;

    Et le printemps et la verdure
    Ont tant humilié mon coeur,
    Que j'ai puni sur une fleur
    L'insolence de la Nature.

    Ainsi je voudrais, une nuit,
    Quand l'heure des voluptés sonne,
    Vers les trésors de ta personne,
    Comme un lâche, ramper sans bruit,

    Pour châtier ta chair joyeuse,
    Pour meurtrir ton sein pardonné,
    Et faire à ton flanc étonné
    Une blessure large et creuse,

    Et, vertigineuse douceur !
    A travers ces lèvres nouvelles,
    Plus éclatantes et plus belles,
    T'infuser mon venin, ma soeur !

     

     

    La vie antérieure – Spleen et idéal, 1855

     

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    Paul Gauguin - D'où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous, 1897, Museum of fine arts, Boston

     

     

    J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
    Que les soleils marins teignaient de mille feux
    Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
    Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

    Les houles, en roulant les images des cieux,
    Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
    Les tout-puissants accords de leur riche musique
    Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

    C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
    Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

    Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

    Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
    Et dont l'unique soin était d'approfondir
    Le secret douloureux qui me faisait languir.

     

    Interprétation de Léo Ferré

    https://www.youtube.com/watch?v=VvIIoNmTidM

     

     

    Allégorie – Fleurs du mal

     

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    Gustave Courbet – Jo, la belle irlandaise, 1865, The Metropolitan Museum of Art, New-York

     

     

    C'est une femme belle et de riche encolure,
    Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
    Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
    Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.
    Elle rit à la mort et nargue la Débauche,
    Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
    Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
    De ce corps ferme et droit la rude majesté.
    Elle marche en déesse et repose en sultane ;
    Elle a dans le plaisir la foi mahométane,
    Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,
    Elle appelle des yeux la race des humains.
    Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde
    Et pourtant nécessaire à la marche du monde,
    Que la beauté du corps est un sublime don
    Qui de toute infamie arrache le pardon.
    Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
    Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
    Elle regardera la face de la Mort,
    Ainsi qu'un nouveau-né, - sans haine et sans remord.

     

     

    Hymne à la beauté – Spleen et idéal, 1860

     

         Pour Baudelaire la beauté est un être inquiétant à la fois ange et démon.

     

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    Charles Baudelaire – dessin de sa maitresse Jeanne Duval, 1850

     

    Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
    Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
    Verse confusément le bienfait et le crime,
    Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

    Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ;
    Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
    Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
    Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

    Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
    Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
    Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
    Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

    Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu