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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Femmes au jardin

     

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    Claude Monet - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris

     

        Les lecteurs qui aiment Claude Monet doivent se procurer le très beau roman de Michel Bernard « Deux remords de Claude Monet », superbement écrit. Il est ce que j’ai lu de mieux sur l’artiste avec celui de Marianne Alphant « Une vie dans le paysage ».

        Je connais bien la peinture impressionniste et les personnages principaux du livre. Tout en gardant l’esprit et la trame de celui-ci, je m’en suis inspiré pour conter cette histoire.

     

     

    À 86 ans, Claude Monet vit seul dans la grande maison de Giverny avec sa belle-fille Blanche, attentive et dévouée, la fille de sa dernière femme Alice, morte il y a quinze ans. Plus jeune, Blanche l’accompagnait pour peindre dans la campagne environnante. Le seul conseil qu’il lui donnait : « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. »

    L’artiste vient de terminer ses « Grandes Décorations », immenses panneaux de Nymphéas destinés à deux grandes pièces arrondies à l’Orangerie à Paris. Il en a fait don à l’Etat. Ce travail l’a usé après une pénible opération de la cataracte. Il est heureux. Le gouvernement français, à travers son ami Georges Clemenceau, a accepté, en échange de ce don exceptionnel, de lui racheter pour qu’il prenne place au Louvre un de ses plus beaux tableaux qui, aujourd’hui, est accroché dans son salon : « Femmes au jardin ».

    Cette grande toile que Monet avait peinte 60 ans auparavant, en 1866, relie un homme et une femme qui hantent sa mémoire depuis bien longtemps : le peintre Frédéric Bazille et sa première femme, sa chère Camille, que son cœur n’a pu oublier.

    C’est si loin…

     

    En 1865, Claude Monet a une petite moustache naissante et des cheveux longs. Frédéric Bazille est l’ami de ses débuts à l’atelier Gleyre, avec Alfred Sisley, Auguste Renoir et quelques autres. Ce petit groupe de peintres avant-gardistes rêvait de prendre la place des peintres académiques qui remplissaient le Salon officiel annuel. Eux, ce qu’ils aimaient : la fugitivité des choses, les accidents de l’atmosphère, les vibrations lumineuses.

    Forêt de Fontainebleau. Le grand Frédéric Bazille a accepté de poser pour la première immense toile de son ami : « Le Déjeuner sur l’herbe ». Il doit être représenté deux fois dans la toile, en chapeau melon. À ses côtés figure une élégante jeune femme que Monet vient de rencontrer. Elle a vingt ans et se prénomme Camille. Trop imposante, la toile ne pourra pas être achevée à tant pour le Salon.

     

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    Claude Monet - Déjeuner sur l'herbe, fragment, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

    Monet est séduit par son nouveau modèle. Il veut présenter au Salon une œuvre qui plaise au jury. L’hiver est froid. Camille va poser en intérieur. Elle porte une élégante veste bordée de fourrure retombant sur une longue robe traînante à bandes noires et vertes qui s’écroule en larges plis souples. Sa main tient la bride de son chapeau, elle se retourne à demi, une expression coquette emplissant son beau visage. Au Salon de 1866, cette « Camille » ou « La Femme à la robe verte » suscite un concert de louange. Emile Zola, critique, est conquis.

     

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    Claude Monet - Camille ou La Femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum, Brême, Allemagne

     

    L’amour s’est installé entre le peintre et son modèle. Ils vivent dans une petite peinture,claude monet,camille,impressionnismemaison de banlieue, à Sèvres, entourée d’un jardin. Monet s’obstine à peindre un autre grand format : des jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.

    « Tu seras les trois femmes qui seront au centre de la toile, dit le peintre à sa compagne ». Que peut-elle refuser à son Claude. Obéissante, Camille pose toute la journée. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage. Elle est assise sur la pelouse en robe à crinoline blanche ornée d’élégantes broderies. Son visage est éclairé par en dessous du fait de la forte lumière solaire qui rebondit sur sa robe. Derrière elle, elle pose à nouveau pour les deux femmes debout dans l’ombre. Au fond de l’allée rosâtre une quatrième femme en cheveux roux cueille des roses. Sa robe en mousseline blanche illumine le tableau.

     

    « Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant le refus de son tableau par le jury du Salon de 1867 ! ». Sa toile « Femmes au jardin » est somptueuse. Il ne comprend pas. Camille vient de donner naissance à son petit Jean dont Frédéric Bazille sera le parrain. Monet, désargenté, accepte l’achat de sa toile par son ami Frédéric, fortuné, pour une somme importante.

     

    La guerre avec la Prusse éclate en 1870. Claude et Camille viennent de se marier. Après des vacances à Trouville, ils se sont installés à Londres. La terrible nouvelle les anéantit : leur ami Frédéric, engagé pour la France, vient de mourir à 29 ans dans un paysage du Gâtinais.

     

    Installés à Argenteuil, des années heureuses vont commencer pour Camille et Claude. Monet peint comme jamais jusqu’ici. Seule la lumière l’intéresse. Il possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Il peint quelque chose de nouveau qui l’inspire et l’éblouit. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

    Camille est sa joie de vivre, son jardin sa source d’inspiration. Il surprend la jeune femme partout : au détour d’une allée, dans l’encadrement d’une fenêtre, assise à l’ombre d’un feuillage, la robe parsemée de paillettes lumineuses.

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    Claude Monet - La Liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore

     

    Elle pose en hiver sous la neige habillée d’une capeline rouge, ou debout sur un talus tenant une ombrelle, sa silhouette ascensionnelle se découpant en plein ciel.

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    Claude Monet - La Capeline rouge, 1873, The Cleveland musuem of Art 

     

    « Souris, lance Claude à sa femme ! » Affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais rouge brodée de fleurs et de personnages grimaçants, la pauvre Camille tient un éventail à hauteur du visage et s’efforce de sourire malgré cette pose étrange en « Japonaise » avec ce déguisement théâtral et un guerrier grotesque brodé sur les fesses…

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    Claude Monet - La Japonaise, 1876, Museum of Fine Arts, Boston

     

    La période radieuse d’Argenteuil est terminée. Installés dans une maison à Vétheuil près de Giverny, la naissance d’un deuxième enfant révèle la terrible maladie de Camille.

    Le 7 septembre 1879, Monet regarde une dernière fois le visage glacé de sa compagne dont les beaux yeux se sont définitivement fermés. Elle est morte dans la nuit, à 32 ans. Il a conscience qu’une période importante de son existence se termine. Il venait de la peindre avec un voile de tulle qui lui rendait l’apparence de la jeune mariée qui lui souriait le jour de leur mariage, il y avait seulement 9 années.  

     

    Le 6 décembre 1926, Monet vit ses derniers instants auprès de sa fidèle Blanche. Il sait que sa toile « Femmes au jardin » que Frédéric Bazille avait acquise il y avait exactement 60 années, qu’il avait récupérée plus tard pour mettre dans son salon, ira au Louvre. Il imagine sa Camille souriant aux visiteurs du musée, assise dans l’herbe en crinoline blanche, tenant une ombrelle saumonée, le visage enfoui dans un bouquet de fleurs.

     

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  • Van Gogh écrivain : Arles - 12. 1 avril/8 mai 1889

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Vergers en fleurs avec une vue d’Arles, avril 1889, Neue Pinakothek, Munich

     

          Vincent Van Gogh est soigné à l’hôpital d’Arles. Il retourne souvent voir sa « petite maison jaune » dans laquelle il a laissé une partie de ses rêves. Sur les conseils du docteur Rey et du pasteur Salle, il finit par prendre un appartement de deux petites pièces beaucoup moins spacieux que son ancien atelier. Il se sent mieux et peint dans l’hôpital ou dans la campagne environnante : « Mais par moments il ne m’est pas tout à fait commode de recommencer à vivre car il me reste des désespérances intérieures d’assez gros calibre. »

     

    Lettre à Théo – vers le 4 avril 1889

     

    Quelques mots pour te souhaiter à toi et à ta fiancée bien du bonheur de ces jours ci. C’est comme un tic nerveux chez moi qu’à l’occasion d’un jour de fête j’éprouve généralement des difficultés à formuler une félicitation, mais de là il ne faudrait pas conclure que moins ardemment que qui que ce soit je désire ton bonheur, ainsi que tu le sais bien.

    […]

    Je vais bien de ces jours-ci, sauf un certain fond de tristesse vague difficile à définir – mais enfin – j’ai plutôt pris des forces physiquement au lieu d’en perdre et je travaille.

     […]

    Enfin mon cher frère je crois que bientôt je ne serai plus malade assez pour demeurer interné. Sans cela je commence à m’y habituer et si je devais rester pour de bon dans un hospice, je m’y ferais et je crois que je pourrais y trouver des motifs à peindre aussi.

    […]

    Roulin *, tout en n’étant pas tout à fait assez âgé pour être pour moi comme un père, toutefois il a pour moi despeinture,écriture,van gogh,arles gravités silencieuses et des tendresses comme serait d’un vieux soldat pour un jeune. Toujours – mais sans une parole – un je ne sais quoi qui paraît vouloir dire : nous ne savons pas ce qui nous arrivera demain, mais quoi qu’il en soit, songe à moi. Et cela fait du bien quand cela vient d’un homme qui n’est ni aigri, ni triste, ni parfait, ni heureux, ni toujours irréprochablement juste. Mais si bon enfant et si sage et si ému et si croyant. Ecoute, je n’ai pas le droit de me plaindre de quoi que ce soit d’Arles, lorsque je songe à certains que j’y ai vus et que jamais je ne pourrai oublier.

    * Le facteur Roulin fête ses 48 ans ce 4 avril. Vincent n’a que 36 ans 

    Vincent Van Gogh –  Portrait du facteur Joseph Roulin, avril 1889, The Museum of Modern Art, New York

     

     

          Avec le printemps revenu, la nature retrouve les parfums et les couleurs que l’artiste avait connues en arrivant dans le Midi l’année précédente : « Je vais bien maintenant. Je travaille à l’hospice ou dans les environs. Ainsi je viens de rapporter deux études de vergers. En voici croquis hatif – le plus grand est une pauvre campagne verte à petits mas, ligne bleue des Alpines, ciel blanc et bleu. Le devant, des clos aux haies de roseaux où de petits pêchers sont en fleurs – tout y est petit, les jardins, les champs, les arbres, même ces montagnes, comme dans certains paysages japonais, c’est pourquoi ce motif m’attirait. »

     

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    Vincent Van Gogh –  La Crau avec des pêchers en fleurs, avril 1889, Courtauld Institute Galleries, Londres

     

    « L’autre paysage est presque tout vert avec un peu de lilas et de gris par un jourpeinture,van gogh,arles pluvieux. »

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  Vue d’Arles avec arbres en fleurs, avril 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam

      

    Lettre à Théo – le 21 avril 1889

     

          Théo et Johanna se sont mariés le 18 avril à Amsterdam. Vincent a quitté la maison jaune ce jour et fait part à son frère de son intention d’aller, un certain temps, à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence : « Provisoirement, je désire rester interné autant pour ma propre tranquillité que pour celle des autres. »

     

    Mon cher Theo,

    Tu seras probablement de retour à Paris à l’heure qu’arrivera cette lettre. Je te souhaite bien du bonheur à toi et à ta femme.

    Je me sens décidemment incapable de recommencer à reprendre un nouvel atelier et d’y rester seul, ici à Arles ou ailleurs, cela revient au même pour le moment ; j’ai essayé de me faire à l’idée de recommencer, pourtant pour le moment pas possible.

    […]

    Recommencer cette vie de peintre de jusqu’à présent, isolé dans l’atelier tantôt, et sans autre ressource pour se distraire que d’aller dans un café ou un restaurant avec toute la critique des voisins, etc., je ne peux pas. Aller vivre avec une autre personne, fût-ce un autre artiste – difficile – très difficile – on prend sur soi une trop grande responsabilité. Je n’ose pas même y penser.

    Enfin commençons par 3 mois, nous verrons après. Je ferai un peu de peinture et de dessin, sans y mettre tant de fureur que l’autre année. Ne te chagrine pas pour tout cela.

    Voilà de ces jours ci, en déménageant, en transportant tous mes meubles, en emballant les toiles que je t’enverrai, c’était triste, mais il me semblait surtout triste qu’avec tant de fraternité tout cela m’avait été donné par toi, et que tant d’années durant c’était pourtant toi seul qui me soutenait.

    […]

    Toutes tes bontés pour moi, je les ai trouvées plus grandes que jamais aujourd’hui. Je ne peux pas te le dire comme je le sens mais je t’assure que cette bonté-là a été d’un bon aloi et si tu n’en vois pas les résultats mon cher frère ne te chagrine pas pour cela, ta bonté te demeurera.

    Seulement reporte sur ta femme cette affection tant que possible. Et si nous correspondons un peu moins, tu verras que si elle est telle que je la crois, elle te consolera. Voilà ce que j’espère.

     

           De retour à Paris avec sa nouvelle femme, Théo répond à Vincent le 24 avril pour tenter de le tranquilliser au sujet de l’argent qu’il lui adresse :

          " J’ai été bien touché par ta lettre que nous avons reçue hier, tu dis vraiment trop de bien d’une chose qui n’est que toute naturelle, sans compter que tu me l’as rendu plusieurs fois et par ton travail et par une fraternité qui vaut plus que tout l’argent que jamais je posséderai.

          Je suis bien peiné en te sachant encore dans un état de santé incomplète. Quoique rien dans ta lettre ne trahit une faiblesse d’esprit, au contraire, le fait que tu juges nécessaire d’entrer dans une maison de santé est déjà assez grave. Espérons que cela ne sera qu’à titre préventif. Comme je te connais assez pour te croire capable de tout les sacrifices imaginables, j’ai pensé que la possibilité existe que tu aies pensé à cette solution pour gêner moins ceux qui te connaissent. Si cela est le cas, je te supplie de ne pas le faire, car certainement la vie là-dedans ne doit pas être agréable. Saches donc bien ce que tu fais et si peut-être tu ne ferais pas un autre essai avant. Soit en revenant ici pendant quelque temps, soit en allant à Pont Aven pendant l’été, soit en cherchant une pension chez des gens qui auraient soin de toi. Si tu n’as eu aucune arrière-pensée en m’écrivant comme tu l’as fait, je trouve que tu as parfaitement raison d’aller à St Remy. En y restant quelque temps tu pourras reprendre assurance en tes propres forces et rien ne t’empêchera de retourner à Arles au bout de quelque temps si le coeur t’en dit."

     

     Lettre à Théo – vers le 28 avril 1889

     

    Ah mon cher Theo, si tu voyais les oliviers à cette époque-ci !... Le feuillage vieil argent et argent verdissant contre le bleu. Et le sol labouré orangeâtre. C’est quelque chose de tout autre que ce qu’on en pense dans le nord, c’est d’un fin, d’un distingué !

    C’est comme les saules ébranchés de nos prairies hollandaises ou les buissons de chêne de nos dunes, c’est-à-dire le murmure d’un verger d’oliviers a quelque chose de très intime, d’immensément vieux. C’est trop beau pour que j’ose le peindre ou puisse le concevoir. Le laurier rose – ah – cela parle amour et c’est beau comme le Lesbos de Puvis de Chavannes, où il y avait les femmes au bord de la mer. Mais l’olivier c’est autre chose, c’est si on veut le comparer à quelque chose, du Delacroix.

     

    Lettre à sa sœur Willemien – vers le 29 avril 1889

     

    Je travaille cependant et viens de faire deux tableaux de l’hospice. L’un une salle, une très longue salle avec les rangées de lits à rideaux blancs où se meuvent quelques figures de malades.

     

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    Vincent Van Gogh –  Salle de l’hôpital d’Arles, avril 1889, Oskar Reinhart Collection, Winterthur

     

    C’est très très simple. Et alors comme pendant, la cour intérieure. C’est une galerie à arcades comme dans des bâtiments arabes, blanchie à la chaux. Devant ces galeries, un jardin antique avec un étang au milieu et huit parterres de fleurs, du myosotis, des roses de noël, des anémones, des renoncules, de la giroflée, des marguerites, etc.

    Et sous la galerie des orangers et des lauriers roses. C’est donc un tableau tout plein de fleurs et de verdure printanière. Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant le traversent comme des serpents et sur le premier plan quatre grands buissons tristes de buis sombres.

    Les gens d’ici n’y voient pas grand-chose probable, mais cependant cela a tant été toujours mon désir de peindre pour ceux qui ne connaissent pas le côté artistique d’un tableau.

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    Vincent Van Gogh – Cour intérieur de l’hôpital d’Arles, avril 1889, Oskar Reinhart Collection, Winterthur

     

     Que te dirai-je. Tu ne connais pas les raisonnements du bon père Pangloss dans Candide de Voltaire, ni pas non plus Bouvard et Pécuchet de Flaubert. C’est là des livres d’homme à homme et je ne sais si les femmes comprennent cela. Mais le souvenir de cela me soutient souvent dans des heures et journées ou nuits peu commodes et enviables.

     Par exemple sais-tu déjà que l’amour n’existe peut-être pas précisément comme on se l’imagine ; l’interne ici, le plus brave homme qu’il soit possible de s’imaginer, le plus dévoué, le plus vaillant, un coeur chaud et mâle, s’amuse quelquefois à mystifier les bonnes femmes en leur racontant que l’amour est aussi un microbe. Quoiqu’alors les bonnes femmes, et même quelques hommes, jettent alors de hauts cris, cela lui est bien égal et il est imperturbable sur ce point.

     […]

    Je prends tous les jours le remède que l’incomparable Dickens prescrit contre le suicide. Cela consiste en un verre de vin, un morceau de pain et de fromage et une pipe de tabac. Enfin c’est pas toujours drôle mais je cherche à ne pas oublier tout à fait de blaguer.

     

           Vincent va partir pour l’hospice de Saint-Rémy le 8 mai, accompagné par le pasteur Salles. A-t-il fait le bon choix d’aller dans cet asile d'aliénés ?

           Avant de partir, l’artiste a expédié à Théo deux caisses de toiles. Rien que des chefs-d’œuvre : Le café de nuit, La vigne rouge, La chambre à coucher à Arles, Le portrait d’Eugène Boch, Les Alyscamps, des Tournesols, etc. Théo lui répond : « J’ai reçu ton envoi qui est très important, il y a des choses superbes… Certes ce n’est pas là le beau qu’on enseigne, mais il y a quelque chose de si frappant et de si près de la vérité. »

        La femme de Théo, Johanna (Jo), écrit à Vincent une lettre très affectueuse. Elle est subjuguée par son beau-frère et admire ses œuvres qui sont accrochées un peu partout dans leur appartement. « Maintenant que nous sommes devenus frère et sœur, je voudrais tellement que vous me connaissiez un peu et, si possible, m’aimiez un peu. Pour ma part, c’est le cas depuis longtemps, j’ai tellement entendu parler de vous. Et, ici, à la maison, il y a des masses de choses qui sont des rappels de

  • Lautrec et les femmes

     

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    Toulouse-Lautrec - Affiche La revue blanche, Portrait de Misia Natanson, 1895

     

         Durant une bonne dizaine d’années, de 1889 à 1903, la « Revue Blanche » fondée par Thadée Natanson et ses frères fut un haut lieu de l'intelligentsia culturelle et artistique de l'époque. Les plus grands noms y collaborèrent : Mirbeau, Proust, Apollinaire, Verlaine, Bonnard, Vuillard, Vallotton, Toulouse-Lautrec...

         Henri de Toulouse-Lautrec venait régulièrement faire de long séjour au « Relais » chez Thadée et sa femme Misia, la reine de Paris. Ce nabot génial se plaisait chez ce couple qui l’admirait profondément. Ses nombreux amis, habitués de la « Revue blanche » dirigée par Thadée, l’adoraient et le subissaient. « Quelques-uns de tous ceux-là savaient que Lautrec eût donné tous ses dons et son nom pour n’être qu’un cavalier hardi, maîtrisant un cheval entre ses cuisses, les cuisses qu’il avait, enfant, brisées l’une après l’autre… » Une maladie des os et des chutes de cheval l’avaient laissé estropié. De plus, il zézayait avec un accent languedocien.

    Malgré ses handicaps, ou à cause d'eux, les femmes ne cesseront d’inspirer sa peinture.

     

     

         À Paris, la fête est le domaine de prédilection de Lautrec qui est toujours environné d’une bande de buveurs comme lui. Il s’amuse à secouer des cocktails et boire toute la journée. Les boissons mettront peu d’années à le dévorer. L’alcool le faisait hoqueter de rire, il riait aux larmes. Mais il ne peignait jamais ivre, il s’enivrait par besoin, après son travail. « Non, je vous assure, chère  madame, que j’bois sans danger… j’suis si près de la terre, hein ? »

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    Toulouse-Lautrec - Bal au Moulin de la Galette, 1889, Art Institute of Chicago

     

         Les bordels rendent le petit homme heureux. Il aime l’intimité familiale et les repas
    peinture,toulouse-lautrecpris en commun avec ses modèles. Les femmes l’appellent « Monsieur Henri » et il apprécie leur tendre familiarité. Elles le dorlotent et aiment sa gentillesse, son rire et ses puérilités.

         « … Bordel… ben quoi bordel ? T’est (c’est) des maisons du bord de l’eau… Il y faut tellement d’eau, hein ? Tek-nik des ablutions. » Il utilise sans cesse le mot « technique » pour terminer ses phrases avec son accent provincial inimitable.

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec - Femme au boa noir, 1892, musée d'Orsay, Paris

     

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    Toulouse-Lautrec - Au Salon, le divan, 1893, São Paulo Museum of Art, Brésil

     

         Lautrec jouit du théâtre par tous ses sens, tout comme l’opéra, les beuglants, lespeinture,toulouse-lautrec, vélodromes, les salles de spectacle, tous les sports malgré sa difformité. Le cirque l’intéresse tout particulièrement : clowns, écuyères, acrobates, danseuses sur fil de fer. Il y trouve tous les motifs et modèles dont il a besoin. Il adorait le couple célèbre de clowns Footit et Chocolat. Il ne cesse de dessiner l’enfariné Pierrot blanc et le Scapin nègre toujours maltraité et ahuri sous les coups de son comparse.

     

     

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec - Yvette Guilbert chantant, 1894, musée Pouchkine, Moscou

     

         Régulièrement, au Moulin Rouge, au Jardin de Paris, Lautrec se plante au premier rang du cercle entourant les chahuteuses et garde son lorgnon à hauteur des dessous de lingerie qu’elles agitent. Il se repait des danseuses : Grille d’Égout, la Goulue, Demi-Siphon, Jeanne Avril… « Une danseuse, énonce Lautrec, ses muscles… au Moulin, ils n’arrivent à les durcir qu’à force de travail… sans arrêt… C’est pus des femmes. C’est pus des jambes qu’elles ont. Les jambes, les cuisses ont pris tout le dur… C’est des animaux de luxe, quoi ?... Hors commerce… Tek-nik de l’entraînement… »

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    Toulouse-Lautrec - Au cirque Fernando, écuyères, 1888, The Art Institute of Chicago

     

         Il reste une profusion d’estampes ou de tableaux des modèles de femmes dont il s’éprenait. Il s’est trouvé des femmes que la misère de son corps et son appétit jamais rassasié de tendresse attendrissait, mais aucune jusqu’à la fin n’eut le courage de s’éprendre du petit homme, où la charité de lui faire vraiment croire. « Le corps des femmes, explique-t-il, un beau corps de femme voyez-vous… c’est pas fait pour l’amour… c’est trop chouette, hein ? » Il avait besoin de leurs câlineries mais aussi de leurs larmes, pour les essuyer. « Henri, vous êtes un enjôleur » arrive à prononcer, parmi ses soupirs, une grosse tête blonde que font tressauter ses sanglots.

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    Toulouse-Lautrec - Femme nue étendue sur un divan, 1897, Barnes Fondation, Philadelphie

     

         Lautrec va être surpris et attiré par Vincent Van Gogh qu’il rencontre à l’atelier Cormon. Celui-ci ne souriait jamais des proportions de son camarade. Il fait un beau portrait au pastel de son ami attablé devant un verre d’absinthe. Van Gogh lui présente l’exemple de ce qu’un homme peut oser en ayant la volonté de n’exprimer que soi. Lautrec pouvait-il savoir qu’ils mourraient tous les deux à 37 ans ?

     

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    Toulouse-Lautrec - Portrait de Vincent van Gogh, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

         Au cours des années 1890, avec près de 400 lithographies, Lautrec va marquer de sa griffe l’histoire de l’affiche : « Jeanne Avril », « La Goulue et Valentin le Désossé », « May Milton », la « Troupe de Mademoiselle Églantine » « Aristide Bruant », « Le Moulin-Rouge ».

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    Toulouse-Lautrec - La troupe de mademoiselle Eglantine, 1895, The Metropolitan Museum of Art, Washington

         Il sait tirer une image unique qui en immortalisera l’instant. En 1895, la danseuse « La Goulue » se retire du « Moulin Rouge » pour s’installer dans une baraque à la Foire du Trône à Paris et demande à son ami Lautrec de la décorer. Deux panneaux, que l’on peut voir aujourd’hui au musée d’Orsay, le consacrent comme maître de l’affiche peinte sur panneaux.

    « Un rien de ruban de velours sépare du décolleté le profil célèbre du visage trop blanc aux lèvres cramoisies, coiffé du casque presque orange des cheveux dont une large frange sur les yeux retombe. »

     

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    Toulouse-Lautrec - La Goulue et Valentin le désossé (panneau), 1895, musée d’Orsay

     

         Une attaque de paralysie terrasse Lautrec au coeur de l’été 1901. Sa « pauv’sainte femme de mère » accourt et l’emmène chez elle, au château de Malromé. Ses yeux fatigués qui l’ont si ardemment fait vivre ne se donnent plus la peine de regarder. Lautrec que ses désirs asservissaient, n’en éprouve plus. Aucun !

    Tout enfant, il joua au pied de la magnifique cathédrale d’Albi, proche de la maison familiale, formidable cube de briques rouges ou roses, au gré du soleil, sans savoir que, plus tard, son musée s’y installerait dans l’ancien palais épiscopal.

     

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    Loin de tout confinement, je vous souhaite à tous d'excellentes vacances.

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

    16. Camille Pissarro « Comprendre mes sensations »

     

     

     

         Camille Pissarro est l’aîné du groupe des peintres impressionnistes. Pouvais-je peinture, pissarro, impressionnismecontinuer mon étude sans parler et montrer quelques toiles des années 1860-1870, les années de jeunesse de cette figure incontournable du groupe ? Avec Alfred Sisley dont j’ai parlé dans l’article précédent, Auguste Renoir et Claude Monet, ses compagnons de l’atelier Gleyre, il sera un des piliers de la première des expositions du groupe des impressionnistes en 1874.     

     

     

     

     

     

    Camille Pissarro – Autoportrait, 1873, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Véritable peintre de plein air, Pissarro aimait planter son chevalet un peu partout dans la campagne environnante. Il était très apprécié par ses amis peintres. « Ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu. », dira de lui son ami Paul Cézanne.

     

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    Camille Pissarro – route de Versailles Rocquencourt, 1871, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

        Au 20e siècle, le journaliste et critique d’art Thadée Natanson rejoint la phrase de Cézanne et décrit ainsi le peintre :

    « Est-ce parce qu’il était infaillible ? qu’il était infiniment juste et infiniment bon ? ou que son nez, qui proéminait, était courbé, sa barbe très blanche et très longue ? Mais pour ceux qui l’on connu dans les années 90, c’était bien quelque chose comme un bon Dieu. Du moins était-ce un Père Éternel avec des verrues, ce qui l’humanisait encore.

    (…) Si heureux, si fins, si subtils parfois, si harmonieux toujours, que soient les paysages de l’invention de Pissarro, si avenantes et accortes que se meuvent et que peinent des laborieuses paysannes, auxquelles il conserve soigneusement leur naturel et qu’il se garde bien de jamais travestir – car, même dans les plus gracieux de ses éventails, ses ouvriers des champs sont aussi ressemblants que sont toujours ses quais ou ses boulevards, - si personnel enfin que reste en tout et partout un Pissarro, il se peut bien que la véritable originalité de l’homme soit dans la hardiesse et la sûreté de son discernement en peinture. »

     

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    Camille Pissarro – Le jardin des Mathurins, 1876, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City

     

     

     

        En 1868, Emile Zola est un jeune critique. Dans son Salon, il fait des commentaires magnifiques à un peintre sans aucun succès à cette période. J’en montre quelques extraits :

     

    Emile Zola – « Mon Salon, Les naturalistes, 19 mai 1868 »

     

    « Il y a neuf ans que Camille Pissarro expose, neuf ans qu’il montre à la critique et au public des toiles fortes et convaincues, sans que la critique ni le public aient daigné les apercevoir. Quelques salonniers ont bien voulu le citer dans une liste, comme ils citent tout le monde ; mais aucun d’eux n’a paru encore se douter qu’il y avait là un des talents les plus profonds et les plus graves de l’époque.

    Le peintre, refusé à certains Salons, reçu à certains autres, n'a pu comprendre jusqu'à présent la règle à laquelle obéissait le jury en acceptant et en rejetant ses œuvres. Dès son début, il a été bien accueilli ; puis on l'a mis à la porte, puis on l'a laissé entrer de nouveau. Cependant les toiles restaient à peu près les mêmes, c'était toujours la même interprétation austère de la nature, le même tempérament d'artiste, au métier solide, aux vues larges et exactes. Il faut croire que le jury est comme une jolie femme : il ne prend que ce qui lui plaît, et ce qui lui plaît aujourd'hui ne lui plaît pas toujours demain.       ,

    […]

    Au milieu des toiles pomponnées, les toiles de Camille Pissarro paraissent d’une nudité désolante. Pour les yeux inintelligents de la foule, habitués au clinquant des tableaux voisins, elles sont ternes, grises, mal léchées, grossières et rudes. L’artiste n’a de soucis que de vérité, que de conscience ; il se place devant un pan de nature, se donnant pour tâche d’interpréter les horizons dans leur largeur sévère, sans chercher à y mettre le moindre régal de son invention ; il n’est ni poète ni philosophe, mais simplement naturaliste, faiseur de cieux et de terrains. Rêvez si vous voulez, voilà ce qu’il a vu.

    […]

    Il suffit de jeter un coup d’œil sur de pareilles œuvres pour comprendre qu’il y a un homme en elles, une personnalité droite et vigoureuse, incapable de mensonge, faisant de l’art une vérité pure et éternelle. Jamais cette main ne consentira à attifer comme une fille la rude nature, jamais elle ne s’oubliera dans les gentillesses écoeurantes des peintres-poètes. C’est avant tout la main d’un ouvrier, d’un homme vraiment peintre, qui met à bien toutes les forces de son être.

    […]

    Camille Pissarro est un des trois ou quatre peintres de ce temps. Il possède la solidité et la largeur de touche, il peint grassement, suivant les traditions, comme les maîtres. J’ai rarement rencontré une science plus profonde. Un beau tableau de cet artiste est un acte d’honnête homme. Je ne saurais mieux définir son talent. »

    Il a deux merveilles au Salon de cette année. Mais on les a placées si haut, si haut que personne ne les voit. D'ailleurs, elles seraient sur la cimaise qu'on ne les regarderait peut-être pas davantage. Cela est trop fort, trop simple, trop franc pour la foule.

    Dans l'Hermitage, au premier plan, est un terrain qui s'élargit et s'enfonce ; au bout de ce terrain, se trouve un corps de bâtiment dans un bouquet de grands arbres. Rien de plus. Mais quelle terre vivante, quelle verdure pleine de sève, quel horizon vaste ! Après quelques minutes d'examen, j'ai cru voir la campagne s'ouvrir devant moi.

     

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    Camille Pissarro – L’Hermitage à Pontoise, 1867, solomon R. Guggenheim Museum, New York

     

    Je préfère peut-être encore l'autre toile, La Côte de Jallais. Un vallon, quelques maisons dont on aperçoit les toits au ras d'un sentier qui monte ; puis, de l'autre côté, au fond, un coteau coupé par les cultures en bandes vertes et brunes. C'est là la campagne moderne. On sent que l'homme a passé, fouillant le sol, le découpant, attristant les horizons. Et ce vallon, ce coteau sont d'une simplicité, d'une franchise héroïque. Rien ne serait plus banal si rien n'était plus grand. Le tempérament du peintre a tiré de la vérité ordinaire un rare poème de vie et de force.

     

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    Camille Pissarro – La côte du Jallais, 1867, Metropolitan Museum of Art, New York

     

    […]

    Il suffit que demain un critique autorisé lui trouve du talent, pour que la foule l'admire. Tout le monde a une heure de bruit mais ce que tout le monde n'a pas, c'est son métier puissant de peintre, c'est son œil juste et franc. Avec de telles qualités, lorsqu'une circonstance l'aura mis en lumière, il sera accepté comme un maître. Je ne sais si l'on voit bien cette figure haute et intéressante.
    L'artiste est seul, convaincu, suivant sa voie, sans jamais se laisser abattre. Autour de lui, on décore les faiseurs, on achète leurs toiles. S'il consentait à mentir comme eux, il partagerait leur bonne fortune. Et il persiste dans l'indifférence publique, il reste l'amant fier et solitaire de la vérité. » 

     

         A la suite de compliments aussi somptueux, la cote du peintre aurait du s’envoler ! Ce ne sera pas le cas. Pissarro devra attendre… Dans les années 1890, l'artiste n’aura toujours pas, contrairement à Renoir ou Monet, obtenu la reconnaissance du public. En 1895, il écrira : « Je reste, avec Sisley, comme une queue de l’impressionnisme. »

     

     

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    Camille Pissarro – Route, le soleil d’hiver et de la neige, 1870, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

     

     

         Régulièrement, l’artiste écrit de longues lettres affectueuses ponctuées de conseils sur la peinture et l’harmonie des couleurs à ses fils Lucien et Georges ainsi qu’à sa nièce Esther résidant à Londres. Je publie deux extraits de ces lettres dans lesquelles nous pouvons apprécier le ton direct, spontané et coloré de l’artiste.

     

    Lettre à Georges Pissarro (fils du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 31 janvier 1890

     

    Mon cher Georges

    […] Comment veux-tu donc faire de l’harmonie si ce n’est avec des tons francs et séparés, où diable puises-tu ce sens nouveau ? Il est évident que si tu étales dans un dessin du vert Véronèse pur sous prétexte de faire de l’herbe, tu ne fais pas l’harmonie ; non plus si tu mélanges ce vert avec du rouge. Séparés, cela devient conforme à la nature et s’accorde. Les tons sales doivent être absolument bannis de nos combinaisons ; regarde les orientaux s’ils ne séparent pas les tons ; je comprends que l’on aime les tons sourds, mais à une condition, c’est que les éléments ne soient pas mélangés, tu le sais bien !...

    D’un côté, on peut aimer les harmonies éclatantes, c’est une affaire de goût personnel. C’est absolument faux que l’orangé sur le bleu soit criard, dis-donc que c’est éclatant, à la bonne heure ! C’est comme un coup de trompette dans un orchestre, tu diras à cela que c’est du bruit, ah ! parbleu, c’est ce que l’on disait de Wagner. Il ne faut pas avoir de préjugé et voir clairement ce que l’on veut, sans cela on se fiche dedans carrément. Aves ces idées, tu dois penser si les peintres impressionnistes doivent avoir du mal à faire comprendre ce que c’est que l’harmonie qui ne se compose que de contrastes, sans cela c’est de l’UNISSON, c’est comme si l’on jouait tout avec la même note.

    Je suis étonné d’être obligé de te dire ces choses que tu ne devrais jamais oublier !... Encore une chose, le bleu que tu signales n’est beau que parce qu’il y a de l’orangé à côté, le bleu par lui-même est laid, c’est de la toile à culotte, c’est justement le contraste qui rend cette couverture harmonique, diable ! diable !!!

     

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    Camille Pissarro – Matin de juin à Pontoise, 1873, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

     

     

    Lettre à Esther Isaacson (nièce du peintre) – Eragny par Gisors, Eure, le 5 mai 1890

     

    Ma chère Esther

    […]

    Georges à tort de dire qu’une chose est mauvaise parce qu’il ne la sent pas, (fais attention que je n’emploie pas comme toi le mot comprendre), il y a un abîme pour un artiste entre sentir et comprendre. L’art en effet est l’expression de la pensée, mais aussi de la sensation, surtout de la sensation, que tu mets toujours au deuxième plan et que tu oublies même. A présent, dans ta deuxième proposition « chaque artiste doit s’exprimer à sa manière », oui, s’il a des sensations et que ces sensations si fugitives, si délicates, ne sont pas troublées par une circonstance quelconque.

     […] Tu sais que cette question de l’éducation est tout ce qu’il y a de plus compliqué ; peinture,pissarro,impressionnismeon ne peut poser des maximes, chaque personnalité ayant des sensations différentes. Dans toutes les écoles on apprend à faire de l’art, c’est une vaste erreur, on apprend à exécuter, mais faire de l’art, jamais !...

    J’ai commencé à comprendre mes sensations, à savoir ce que je voulais, vers les quarante ans, sans pouvoir la rendre ; à cinquante ans, c’est en 1880, je formule l’idée d’unité, sans pouvoir la rendre ; à soixante ans, je commence à voir la possibilité de rendre. Eh bien, crois-tu que cela s’apprend ?

     

    Camille Pissarro – Jeanne Pissarro, 1874, Ashmolean Museum, Université d’Oxford

     

     

     

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    Camille Pissarro – Le verger, Louveciennes, 1872, National Gallery of Art, Washington

     

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  • Van Gogh écrivain : Arles - 7. 16 au 31 août 1888

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh – Wagons de chemin de fer, août 1888, Fondation Angladon-Dubrujeand, Avignon

     

          Vincent eût cru constamment au feu central de la Terre, qu'il n'eût pas davantage enflammé ses toiles. Même quand elles présentent, relativement, une apparence de repos, elles brûlent. Elles brûlent de leurs couleurs pures, comme rajeunies, comme vives, ou comme, parfois, cendrées ; mais, chaque fois, elles jaillissent d'un foyer incandescent. On les a comparées souvent à des pierreries ; c'est une sottise. Elles ne projettent pas d'éclairs, elles sont embrasées intérieurement, uniformément.

                                                                               Gustave Coquiot

     

     

    Lettre à Théo – vers le 18 août 1888

     

    Sous peu tu vas faire connaissance avec le sieur Patience Escalier, espèce d’homme à la houe, vieux bouvier camarguais, actuellement jardinier dans un mas de la Crau.

    peinture,van gogh,arlesJe ne crois pas que mon paysan fera du tort par exemple au Lautrec que tu as, et même j’ose croire que le Lautrec deviendra par contraste simultané encore plus distingué, et le mien gagnera par le rapprochement étrange, parce que la qualité ensoleillée et brûlée, hâlée du grand soleil et du grand air, se manifestera davantage à côté de la poudre de riz et de la toilette chic.

     

     

     

     

     

    Toulouse-Lautrec – Poudre de riz, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

    J’ai supposé l’homme terrible que j’avais à faire en pleine fournaise de la moisson, en plein midi. De là des orangés fulgurants comme du fer rougi, de là des tons de vieil or lumineux dans les ténèbres.

     

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    Vincent Van Gogh – Portrait de Patience Escalier, août 1888, Collection Niarchos

      […]

    C’est la bonne chaleur qui me rend mes forces, et certes je n’ai pas eu tort d’aller maintenant dans le midi au lieu d’attendre jusqu’à ce que le mal fût irréparable. Oui je me porte aussi bien que les autres hommes maintenant, et cela n’est pas désagréable. Par “les autres hommes” j’entends un peu les terrassiers grévistes, le père Tanguy, le père Millet, les paysans ; si l’on se porte bien il faut pouvoir vivre d’un morceau de pain, tout en travaillant toute la journée, et en ayant encore la force de fumer et de boire son verre, il faut ça dans ces conditions. Et sentir néanmoins les étoiles et l’infini en haut clairement. Alors la vie est tout de même presque enchantée. Ah ! Ceux qui ne croient pas au soleil d’ici sont bien impies.

     

     Lettre à Emile Bernard – vers le 21 août 1888

     

    peinture,van gogh,arlesJe veux faire de la figure, de la figure et encore de la figure. C’est plus fort que moi, cette série de bipèdes, à partir du bébé jusqu’à Socrate, et de la femme noire de chevelure à peau blanche jusqu’à la femme aux cheveux jaunes et le visage couleur de brique, hâlé par le soleil.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – La mousmé, juillet 1888, National Gallery of Art, Washington

    […]

    Ah ! mes chers copains, nous autres toqués (les peintres) jouissons-nous tout de même de l’œil, n’est-ce pas !

    Hélas, la nature se paye sur la bête et nos corps sont méprisables et une lourde charge parfois. Mais, depuis Giotto, souffreteux personnage, il en est ainsi.

    Ah ! et tout de même quelle jouissance de l’œil, et quel rire que le rire édenté du vieux lion Rembrandt, la tête coiffée d’un linge, la palette à la main !

     

     Lettre à sa sœur Willemien – vers le 22 août 1888 (traduite du néerlandais)

     

    Si je puis obtenir de la mère et du père qu’ils me laissent faire, je ferai l’un de ces jours un bébé dans son berceau.

    Le père (le facteur Roulin peint par Van Gogh) n’a pas voulu qu’on baptise l’enfant. C’est un révolutionnaire résolu ; quand la famille a fait la moue, probablement à cause du repas de baptême, il baptiserait bien le bébé lui-même ; et il a entonné une effroyable Marseillaise et a nommé l’enfant : Marcelle « comme la fille du brav’ général Boulanger », au grand scandale de la grand’mère du petit innocent et des autres membres de la famille.

     

    Lettre à Théo – vers le 22 août 1888

     

          Dans cette lettre, Vincent paraît heureux. Il vient d’apprendre la venue prochaine du peintre Paul Gauguin qu’il attend avec impatience.

     

    je t’écris bien à la hâte, mais pour te dire que je viens de recevoir un mot de Gauguin, qui dit qu’il n’a pas écrit à cause qu’il travaillait beaucoup, mais se dit toujours prêt à venir dans le Midi, aussitôt que la chance le permettra.

    (Gauguin et Bernard sont à Pont-Aven) Ils s’amusent bien à peindre, à discuter, à se battre avec les vertueux anglais. Il dit beaucoup de bien du travail de Bernard et Bernard dit beaucoup de bien du travail de Gauguin.

    Je suis en train de peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse, ce qui ne t’étonnera pas, lorsqu’il s’agit de peindre des grands tournesols.

    […]

    Dans l’espoir de vivre dans un atelier à nous avec Gauguin, je voudrais faire une décoration pour l’atelier. Rien que des grands tournesols. Enfin si j’exécute ce plan,  il y aura une douzaine de panneaux. Le tout sera une symphonie en bleu et jaune donc. J’y travaille tous ces matins à partir du lever du soleil, car les fleurs se fanent vite et il s’agit de faire l’ensemble d’un trait.

     

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    Vincent Van Gogh – Trois tournesols dans un vase, août 1888, collection privée

     […]

    Je commence de plus en plus à chercher une technique simple, qui peut-être n’est pas impressionniste. Je voudrais peindre de façon, qu’à la rigueur tout le monde qui a des yeux, puisse y voir clair.

      

    Lettre à Théo – vers le 30 août 1888

     

    J’ai deux modèles cette semaine, une Arlésienne et le vieux paysan.  Malheureusement je crains que la petite Arlésienne me posera un lapin pour le reste du tableau. Candidement elle avait demandé l’argent que je lui avais promis pour toutes les poses d’avance, la dernière fois qu’elle était venue, et comme je ne faisais à cela aucune difficulté, elle a filé sans que je l’aie revue. Enfin un jour ou un autre elle me doit de revenir, et ce serait un peu fort si elle manquait tout à fait.

    Egalement j’ai un bouquet en train et aussi une nature morte d’une paire de vieux souliers.

     

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    Vincent Van Gogh – Paire de souliers, août 1888, Metropolitan Museum of Art, New York

     

      Lettre à Théo – vers le 31 août 1888

     

           Le 18 août, dans une lettre à Théo, Vincent lui parle d’un ami belge, le peintre Eugène Boch, qu’il a rencontré à Arles : "Je voudrais faire le portrait d'un ami artiste, qui rêve de grands rêves, qui travaille comme le rossignol chante, parce que c'est ainsi sa nature. Cet homme sera blond. Je voudrais mettre dans le tableau mon appréciation, mon amour que j'ai pour lui. Je le peindrai donc tel quel, aussi fidèlement que je pourrai [...]. Derrière la tête, au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l'infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense, que je puisse confectionner, et par cette simple combinaison la tête blonde éclairée sur ce fond bleu riche, obtient un effet mystérieux comme l'étoile dans l'azur profond".

     

    peinture,van gogh,arlesHier j’ai encore passé la journée avec ce Belge, qui a aussi une soeur dans les Vingtistes *. Tu le verras sous peu ce jeune homme à mine Dantesque, car il va venir à Paris et en le logeant, si la place est libre, tu feras bien pour lui. Il est bien distingué d’extérieur et il le deviendra, je crois, dans ses tableaux. Il aime Delacroix et nous avons bien causé de Delacroix hier, justement il connaissait l’esquisse violente de la barque du Christ.

    Eh bien, grâce à lui, j’ai enfin une première esquisse de ce tableau, que depuis longtemps je rêve – le Poète. Il me l’a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravate bigarrée. Il m’a donné deux séances dans une seule journée.

    * Société des artistes Les Vingt à Bruxelles

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Portrait d’Eugène Boch, août 1888, Musée d’Orsay, Paris

    […]

    Ah ! mon cher frère, quelquefois je sais tellement bien ce que je veux. Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer de bon Dieu, mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer.

    […]

    Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel, dont autrefois le nimbe était le symbole, et que nous cherchons par le rayonnement même, par la vibration de nos colorations.

    […]

    L’étude de la couleur. J’ai toujours l’espoir de trouver quelque chose là-dedans. Exprimer l’amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires (les couleurs), leur mélange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre.

    Exprimer l’espérance par quelqu’étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n’est certes pas là du trompe l’oeil réaliste, mais n’est ce pas une chose réellement existante ?

     

     

          Je mets le blog au repos sur la vision de l’excellent portrait d’Eugène Boch. Vincent est en train de se construire cette œuvre de lumière et de couleurs qui laissera une trace fulgurante dans l’histoire de la peinture.

          Je vous souhaite de superbes vacances et vous retrouverai aux prémisces de l’automne.

          A bientôt.

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 8. Avril/déc. 1861

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Courbet est avant tout le peintre, par la puissance tactile de son œil, et par son instinct presque animal de jouissance sensuelle, tant de la chair que de la terre.

     

    Louis Jondot, Catalogue de l’exposition présentée au Petit Palais à Paris : « Un siècle d’art français : 1850 –1950 »

    Les Presses Artistiques, 1953

     

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    Gustave Courbet – Baigneuses  dit Deux femmes nues, 1858, musée d’Orsay, Paris

     

     

     

     

         Avec la toile « Les demoiselles des bords de Seine », Courbet amorce le thème, nouveau pour lui, des loisirs et plaisirs des bords de Seine, qui sera souvent utilisé quelques années plus tard par les jeunes artistes : Manet et les peintres impressionnistes.

     

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    Gustave Courbet – Les demoiselles des bords de Seine, 1857, musée du Petit Palais, Paris

     

          Le critique Jules Castagnary rapprochait ce tableau d’un tableau précédent, peint en 1852, de Courbet : « Il faut voir les « Demoiselles de la Seine » par opposition aux « Demoiselles de village ». Celles-ci sont vertueuses. Celles-là sont vouées au vice… ».

         Les jeunes femmes nous apparaissent alanguies au bord de l’eau dans la chaleur d’un été parisien incitant au canotage… Une homosexualité apparente les uniraient-elles ? Viennent-elles s’offrir à une clientèle masculine ?

         Que voit-on ? Une œuvre  moderne et singulière par son grand format inhabituel pour une scène de genre. Une simple partie de campagne ? Tous les détails de la toile évoque l’érotisme : ombrages des arbres, bouquets de fleurs, corset desserré, jupe relevée sur le jupon, abandon et regard mi-clos pour la demoiselle brune.

         Au Salon de 1857, le tableau déclenche un scandale auprès de la critique.

         Courbet aurait-il songé à la « Lélia »  de George Sand de 1854, à moins qu’il ne se soit inspiré du poème de Baudelaire « Femmes damnées » dans les « Fleurs du mal » :

    « Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

    Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,

    Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

    Ont de douces langueurs et des frissons amers."

     

         peinture,courbet,ornans,Une caricature présente les jeunes femmes dans une pose de mannequin articulé et renversé.

     

     

     

     

     

     

      

    Félix Tournachon  dit Nadar, Jury du Salon de 1857

     

     

     

    Lettre à Francis Wey – Ornans, le 20 avril 1861

     

    […] Ce Rut du Printemps ou Combat de Cerfs est une chose que je suis allé étudier en Allemagne. J’ai vu ces combats dans les parcs réservés de Hombourg et de Wiesbaden. J’ai suivi les chasses allemandes à Francfort, six mois, tout un hiver, jusqu’à ce que j’ai tué un cerf qui m’a servi pour ce tableau.

    […]

    Le second tableau, Cerf forcé, est un cerf qui va se faire noyer (chasse à courre). J’ai suivi cette chasse à Rambouillet, à cheval.

    Le paysage des trois cerfs est un paysage du commencement du printemps. C’est le moment où ce qui est près de terre est déjà vert, quand la sève monte au-dessus des grands arbres, et que les chênes seuls, qui sont les plus retardés, ont encore leurs feuilles d’hiver. L’action de ce tableau commandait ce moment-là de l’année, mais pour ne pas mettre tous les arbres dénudés qui sont à cette saison, j’ai préféré prendre notre pays du Jura, qui est exactement le même. J’ai introduit une forêt moitié bois blanc, moitié bois vert persistant.

     

     

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    Gustave Courbet – Le rut du printemps, 1861, musée d’Orsay, Paris

     

     

    Quant au paysage du Cerf forcé, […] c’est le soir, car ce n’est qu’au bout de six heures de chasse qu’on peut forcer un cerf. Le jour est à son déclin, les derniers rayons du soleil rasent la campagne et les moindres objets projettent une ombre très étendue. La manière dont ce cerf est éclairé augmente sa vitesse et l’impression du tableau. Son corps est entièrement dans l’ombre et modelé pourtant. Le rayon de lumière qui le frappe suffit pour déterminer sa forme. Il semble passer comme un trait, comme un rêve.

     

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    Gustave Courbet – Le cerf à l’eau, 1861, musée des Beaux-Arts, Marseille

     

     […]

     Mais il y a des lois de la naissance qu’il est difficile d’enfreindre. Mon grand-père, qui était un républicain de 1793, avait trouvé une maxime qu’il me répétait toujours, c’est celle-ci : Crie fort et marche droit. Mon père l’a toujours suivie, et moi j’ai fait de même.

     

     

    Lettre à ses parents – Paris, juillet 1861

     

         Malgré son orgueil, Courbet ne détesterait pas les honneurs et récompenses. Mais il a toujours autant de problèmes avec l’administration impériale qui devait le placer sur la liste des promotions à la Légion d’honneur.

     

    J’ai été décoré pendant une dizaine de jours avant la distribution des récompenses, puis deux jours avant, l’Empereur, conseillé par je ne sais qui, ou par lui-même, je ne sais, de sa main a rayé mon nom de la liste et j’en suis très heureux, car j’étais dans une fausse position. Cela m’embêtait de porter cette croix, je ne l’aurais pas portée par dignité, parce que mes opinions ne me le permettent pas, et ne la portant pas elle m’aurait fait cent fois plus de mal que de bien.

    Maintenant les personnes ne sachant pas mon opinion sont scandalisées de ce que le Gouvernement ne m’a pas décoré et ça fait pour le moment un train du diable dans Paris, par conséquent ça réussit admirablement pour moi.

    Ils ont eu la maladresse de me donner un rappel de 2e médaille que j’ai eue il y a 10 ou 11 ans, ce qui est de la plus haute bouffonnerie, moi qui ai été proclamé par tout le monde sans exception le Roi du Salon de cette année. Le public est exaspéré, ça donne un démenti à chacun et les artistes indignés cherchent à faire eux-mêmes à l’avenir leur exposition.

    Malgré tout cela mon tableau sera acheté quand même pour le Luxembourg * et c’est tout ce que je désirais parce que j’ai toute la jeunesse de l’Art qui se réclame de moi de plus en plus, et dans ce moment-ci je suis leur général en chef, ne sachant plus du tout à quoi se rattacher en dehors de moi.

     

    * Le directeur des Beaux-Arts était favorable à l’acquisition du « Rut du printemps », exposé au Salon, pour le musée du Luxembourg. Comme pour la liste des promotions à la Légion d’honneur d’où le nom de Courbet avait été retiré, l’achat de la toile ne se fit pas…

     

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    Gustave Courbet – La femme au miroir, 1860, Kunstmuseum, bâle

     

     

     

    Lettre à son père – Paris, septembre 1861

     

         L’exposition d’Anvers… Courbet ne peux s’empêcher d’en conter les péripéties à son père et, évidemment, de se montrer comme la vedette de la manifestation.

     

    J’ai envoyé à Anvers mon grand tableau où il y a une Exposition universelle, il a un aussi grand succès qu’à Paris. (Le peintre envoie son « Rut du printemps » à cette exposition faisant partie de manifestations et fêtes en l’honneur de la cité d’Anvers et de sa glorieuse histoire. Un congrès sur l’art était organisé auquel étaient invités des artistes, des critiques et des philosophes).

    J’ai dû partir il y a 15 jours pour cette ville sur son invitation. […] J’étais chez M. Gossi, armateur de navires, où devaient être logés Proudhon et Victor Hugo. Ils n’ont pu venir ni l’un ni l’autre. Nous avons beaucoup regretté.

    La ville d’Anvers s’est conduite vis-à-vis de nous magnifiquement. La fête était splendide. Si nous avions dû rester là deux jours de plus nous étions tous morts.  Elle a duré 8 jours. Nous étions 1500 artistes peintres et littérateurs. Le but de cette réunion était un congrès artistique pour traiter des intérêts matériels de l’art et de la philosophie, et quel serait le monde spirituel en rapport avec les besoins de notre époque.

    C’était divisé en trois sections préparatoires. Dans ces trois sections il m’est à l’instant même tombé sur la tête une grêle de discours, discutant ma manière de voir en art (le réalisme), des professeurs, des philosophes, des curés, des peintres. On entendait de toutes parts M. Courbet par ci, M. courbet le réalisme par là, etc.

    J’entre dans la salle de la philosophie de l’art, plusieurs peintres s’empressent de me dire : on vient déjà de faire deux discours contre vous et celui qui parle dans ce moment est encore contre vous. Entendez et demandez la parole pour y répondre. Je demande la parole, quoique n’étant pas apprêté. C’est alors que j’ai dit ce que je t’envoie dans le Courrier du dimanche. Alors les bravos n’ont plus fini. J’ai eu un succès tel que j’ai dû donner plus de 300 autographes à toutes les personnes de la salle ainsi que dans la ville. De là nous avons été invités par la ville de Gand à un déjeuner. Nous étions encore 500. J’ai dû à ce déjeuner porter encore un toast à la ville de Gand. Ensuite nous sommes allés à Ostende et à Bruges.

     

     

     

          Jules Castagnary organisa le 28 septembre 1861 une réunion d’étudiants en art à la brasserie Andler à Paris. Il y fut décidé de demander à Courbet de diriger un atelier d’enseignement de la peinture. Les cours commencèrent le 9 décembre avec 31 étudiants inscrits, dont Castagnary lui-même.

         Le 29 décembre 1861, Le « Courrier du Dimanche » publia la lettre ci-dessous. Sous le contrôle de Courbet, il semble être admis que Castagnary rédigea cette lettre.

         Trop long pour que je le reproduise entièrement, ce courrier est l’un des exposés considéré comme essentiel des théories de Courbet sur l’art et son enseignement. Je donne une synthèse approfondie de la pensée de l’artiste :

     

     

    AUX JEUNES ARTISTES DE PARIS

     

    Paris, le 25 décembre 1861

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    1 - Un art de lumière

     

     

         En cette fin de 19e siècle en France, l’aventure impressionniste révolutionne la peinture, chamboule l’art académique.

        Quelle aventure en effet ! Cette période des années 1860 et 1870 voit la naissance d’un mouvement de jeunes peintres avant-gardistes, talentueux, qui n’ont qu’une seule idée en tête : faire connaître leur nouvelle conception de la peinture basée sur la prépondérance de la vision. Ils s’intéressent aux jeux des couleurs variant avec la lumière, aux sensations fugitives, à la captation de l’éphémère des choses.

     

        Plusieurs parties successives illustreront le thème que j’aborde aujourd’hui consacré à la genèse de l’impressionnisme : récits anciens réactualisés ; un étonnant article de journal de l’année 1874 ; nouvelles inédites ; compte-rendus d'expositions.

     

     

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    Claude Monet – Impression, soleil levant, 1873, Musée Marmottan, Paris

     

     

    Extraits des « Salons » du critique d’art Émile Zola

     

     

         Ami d’enfance de Paul Cézanne, Émile Zola fut très proche du mouvement impressionniste dont il sentit très tôt la modernité. Il commença à écrire comme critique d’art dans le journal L’événement en 1866. Ses comptes rendus de Salon eurent une grande audience.

         Tout en fustigeant les peintres académiques, son intuition et un goût très sûr l’incitèrent à constamment soutenir ses amis impressionnistes de la « Nouvelle peinture » qui étaient la plupart du temps refusés au Salon officiel.

     

    Emile Zola – Mon Salon L’événement illustré, le 24 mai 1868

    Les Actualistes

     

    Les peintres qui aiment leur temps du fond de leur esprit et de leur cœur d’artistes, entendent autrement les réalités. Ils tâchent avant tout de pénétrer le sens exact des choses ; ils ne se contentent pas de trompe-l’œil ridicules, ils interprètent leur époque en hommes qui la sentent vivre en eux, qui en sont possédés et qui sont heureux d’en être possédés. Leurs œuvres ne sont pas des gravures de mode banales et inintelligentes, des dessins d’actualité pareils à ceux que les journaux illustrés publient. Leurs œuvres sont vivantes, parce qu’ils les ont prises dans la vie et qu’ils les ont peintes avec tout l’amour qu’ils éprouvent pour les sujets modernes.

    Parmi ces peintres, au premier rang, je citerai Claude Monet. Celui-là a sucé le lait de notre âge, celui-là a grandi et grandira encore dans l’adoration de ce qui l’entoure. Il aime les horizons de nos villes, les taches grises et blanches que font les maisons sur le ciel clair ; il aime, dans les rues, les gens qui courent, affairés, en paletots ; il aime les champs de course, les promenades aristocratiques où roule le tapage des voitures ; il aime nos femmes, leur ombrelle, leurs gants, leurs chiffons, jusqu’à leurs faux cheveux et leur poudre de riz, tout ce qui les rend filles de notre civilisation. (…) 

    J’ai vu de Claude Monet des toiles originales qui sont bien sa chair et son sang. L’année dernière, on lui a refusé un tableau de figures, des femmes en toilettes claires d’été, cueillant des fleurs dans les allées d’un jardin ; le soleil tombait droit sur les jupes d’une blancheur éclatante ; l’ombre tiède d’un arbre découpait sur les allées, sur les robes ensoleillées, une grande nappe grise. Rien de plus étrange comme effet. Il faut aimer singulièrement son temps pour oser un pareil tour de force, des étoffes coupées en deux par l’ombre et le soleil, des dames bien mises dans un parterre que le râteau d’un jardinier a soigneusement peigné. (…) Je voudrais voir une de ces toiles au Salon ; mais il paraît que le jury est là pour leur en défendre soigneusement l’entrée. Qu’importe d’ailleurs ! elles resteront comme une des grandes curiosités de notre art, comme une des marques des tendances de l’époque.

     

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    Claude Monet – Femmes au jardin, 1867, musée d’Orsay, Paris

     

    Émile Zola – Notes parisiennes

    Une exposition : les peintres impressionnistes - L’Evénement illustré, le 19 avril 1877

     

    Je crois qu’il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui peignent la réalité et qui se piquent de donner l’impression même de la nature, qu’ils n’étudient pas dans ses détails, ni dans son ensemble. Il est certain qu’à vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d’un personnage. Pour le rendre tel qu’on le voit, il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais dans la vie de son attitude, avec l’air vibrant qui l’entoure. De là une peinture d’impression, et non une peinture de détails. Mais heureusement, en dehors de ces théories, il y a autre chose dans le groupe ; je veux dire qu’il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand mérite.

    Ce qu’ils ont de commun entre eux, je l’ai dit, c’est une parenté de vision. Ils voient tous la nature claire et gaie, sans le jus du bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaires, une originalité d’aspect très grand. D’ailleurs, ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.

     

     

    Émile Zola - Le naturalisme au Salon -  Juin 1880

     

       Dans ce compte rendu du Salon, Zola rend un magnifique hommage aux peintres impressionnistes.

     

    J’arrive maintenant à l’influence que les impressionnistes ont en ce moment sur notre école française. (…) Les véritables révolutionnaires de la forme apparaissent avec M. Edouard Manet, avec les impressionnistes, MM. Claude Monet, Renoir, Pissaro, Guillaumin, d’autres encore. Ceux-ci se proposent de sortir de l’atelier où les peintres se sont claquemurés depuis tant de siècles, et d’aller peindre en plein air, simple fait dont les conséquences sont considérables. En plein air, la lumière n’est plus unique, et ce sont dès lors des effets multiples qui diversifient et transforment radicalement les aspects des choses et des êtres. Cette étude de la lumière, dans ses mille décompositions et recompositions, est ce qu’on a appelé plus ou moins proprement l’impressionnisme, parce qu’un tableau devient dès lors l’impression d’un moment éprouvée devant la nature.

    Les plaisantins de la presse sont partis de là pour caricaturer le peintre impressionniste saisissant au vol des impressions, en quatre coups de pinceau informes ; et il faut avouer que certains artistes ont justifié malheureusement ces attaques, en se contentant d’ébauches trop rudimentaires. Selon moi, on doit bien saisir la nature dans l’impression d’une minute ; seulement, il faut fixer à jamais cette minute sur la toile, par une facture largement étudiée. En définitive, en dehors du travail, il n’y a pas de solidité possible.

    D’ailleurs, remarquez que l’évolution est la même en peinture que dans les lettres, comme je l’indiquais tout à l’heure. Depuis le commencement du siècle, les peintres vont à la nature, et par des étapes très sensibles. Aujourd’hui nos jeunes artistes ont fait un nouveau pas vers le vrai, en voulant que les sujets baignassent dans la lumière réelle du soleil, et non dans le jour faux de l’atelier ; c’est comme le chimiste, comme le physicien qui retourne aux sources, en se plaçant dans les conditions mêmes des phénomènes. Du moment qu’on veut faire de la vie, il faut bien prendre la vie avec son mécanisme complet.

    De là, en peinture, la nécessité du plein air, de la lumière étudiée dans ses causes et dans ses effets. Cela paraît simple à énoncer, mais les difficultés commencent avec l’exécution. Les peintres ont longtemps juré qu’il était impossible de peindre en plein air, ou simplement avec un rayon de soleil dans l’atelier, à cause des reflets et des continuels changements de jour. Beaucoup même continuent à hausser les épaules devant les tentatives des impressionnistes. Il faut être du métier effectivement pour comprendre tout ce que l’on doit vaincre, si l’on veut accepter la nature avec sa lumière diffuse et ses variations continuelles de colorations. A coup sûr, il est plus commode de maîtriser la lumière, d’en disposer à l’aide d’abat-jour et de rideaux, de façon à en tirer des effets fixes ; seulement, on reste alors dans la pure convention, dans une nature apprêtée, dans un poncif d’école. Et quelle stupéfaction pour le public, lorsqu’on le place en face de certaines toiles peintes en plein air, à des heures particulières ; il reste béant devant des herbes bleues, des terrains violets, des arbres rouges, des eaux roulant toutes les bariolures du prisme. Cependant, l’artiste a été consciencieux : il a peut-être, par réaction, exagéré un peu les tons nouveaux que son œil a constatés ; mais l’observation au fond est d’une absolue vérité, la nature n’a jamais eu la notation simplifiée et purement conventionnelle que les traditions d’école lui donnent.

    De là, les rires de la foule en face des tableaux impressionnistes, malgré la bonne foi et l’effort très naïf des jeunes peintres. On les traite de farceurs, de charlatans se moquant du public et battant la grosse caisse autour de leurs œuvres, lorsqu’ils sont au contraire des observateurs sévères et convaincus. Ce qu’on paraît ignorer, c’est que la plupart de ces lutteurs sont des hommes pauvres qui meurent à la peine, de misère et de lassitude. Singuliers farceurs que ces martyrs de leurs croyances !

    Voilà donc ce qu’apportent les peintres impressionnistes : une recherche plus exacte des causes et des effets de la lumière, influant aussi bien sur le dessin que sur la couleur.

    M. Claude Monet s'était décidé, cette année, à envoyer deux toiles au Salon. Une de ces toiles seulement a été reçue, et avec peine, ce qui l’a fait placer tout en haut d’un mur, à une élévation qui ne permet pas de la voir. C’est un paysage, Lavacourt, un bout de Seine, avec une île au milieu, et les quelques maisons blanches d’un village sur la berge de droite. Personne ne lève la tête, le tableau passe inaperçu. Cependant, on a eu beau le mal placer, il met là-haut une note exquise de lumière et de plein air ; d’autant plus que le hasard l’a entouré de toiles bitumineuses, d’une médiocrité morne, qui lui font comme un cadre de ténèbres, dans lequel il prend une gaieté de soleil levant.

     

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    Claude Monet – La Seine à Lavacourt, 1880, Dallas Museum of Art, Texas

     

         Rendez-vous la semaine prochaine pour un prochain article de cette série sur la genèse de l'impressionnisme. Bonnes vacances pour les voyageurs de la Toussaint.

     

     

  • Paul Cézanne, Emile Zola : Confidences

     

    Une amitié de jeunesse

     

     

           Heureux temps du lycée Bourbon à Aix-en-Provence.

         Paul Cézanne et Emile Zola se connaisse très tôt, ils sont inséparables. Au début de l’année 1858, devant rejoindre sa mère à Paris, Zola part finir ses études dans la capitale. Jusqu’en 1861, date à laquelle Cézanne se décidera à monter lui-aussi à Paris, une correspondance régulière va s’installer entre les deux très jeunes amis.

         En avril 1858, Paul s’ennuie : « Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. […] Je gémis de ton absence. »

         Dans les courriers de cette période, le ton du jeune Cézanne est libre, joyeux, il ne parle guère de peinture, emploie volontiers l’humour, écrit des bribes de chansons, parle de ses amours et versifie beaucoup :

    Lettre de Paul Cézanne à Emile Zola - Aix, le 3 mai 1858 (extrait d’un long poème)

     

    Mon cher, tu sais, ou bien tu ne sais pas,

    Que d’un amour subit j’ai ressenti la flamme.

    Tu sais de qui je chéris les appas,

    C’est d’une gentille femme.

    Brun est son teint, gracieux est son port,

    Bien mignon est son pied, la peau de sa main fine,

    Enfin dans mon transport

    J’augure, en inspectant cette taille divine,

    Que de ses beaux tétons l’albâtre est élastique,

    Bien tournés par l’amour. Le vent en soulevant

    Sa robe d’une gaze de couleurs magnifiques

    Laisse d’un rond mollet deviner le charmant

    Contour…

     

         Zola lui répond le 14 juin : « Au diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ? Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu’on me détériore mon Cézanne. […] Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers. Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps. »

     

         Le 9 juillet, Cézanne lui envoie une lettre renfermant des vers ou chansons dont voici un couplet :

    De la dive bouteille

    Célébrons la douceur.

    Sa bonté sans pareille

    Fait du bien à mon cœur.

         Il précise : « Ceci doit être chanté sur l’air : d’une mère chérie, célébrons la douceur, etc. »

     

     

        A Paris, Emile Zola contracte une maladie grave qui le laisse épuisé. Cézanne, sans nouvelle de son ami, lui adresse une curieuse lettre de reproches qui renseigne sur son caractère emporté et sa sensibilité. Toujours en vers, il évoque une lecture commune sur « La divine Comédie » de Dante, puis termine par un mouvement d’humeur évoqué ci-dessous. Il va avoir 20 ans.

     

    Lettre de Cézanne à Zola - Aix, le 17 janvier 1859 (en tête de la lettre se trouve un dessin : « La mort règne en ces lieux »)

     

    […]

    Mais j’observe, mon cher, que depuis quinze jours

    Notre correspondance a relâché son cours ;

    Serait-ce par hasard l’ennui qui te consume,

    Ou bien ton cerveau pris par quelque fâcheux rhume

    Te retient, malgré toi, dans ton lit, et la toux

    Te chagrinerait-elle ? Hélas, ce n’est pas doux

    Mais pourtant mieux vaut ça que d’autres maux encore.

    Peut-être est-ce l’amour qui lentement dévore

    Ton cœur ? Oui ? Non ? Ma foi, je n’en sais rien

    Mais si c’était l’amour, je dirais, ça va bien.

     

    […] A quoi je répondrai que pour ne plus t’ennuyer tu dois m’écrire au plus tôt, si empêchement grave n’est pas.

     

     

         L’arrivée de Cézanne à Paris est mainte fois reportée. A Aix, il suit des cours de dessin. Le réalisme de Courbet est d’actualité au Salon parisien.

     

    Lettre de Zola à Cézanne - Paris, le 25 mars 1860

     

    […] Que voulez-vous dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie ! Mais chaque chose à la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c’est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande chose et hors de la poésie il n’y a pas de salut.

    J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparables à la postérité. - Ce n’est encore qu’un rêve malheureusement.

      

         Paul Cézanne arrive enfin à Paris en avril 1861. Zola l’accueille chaleureusement. Le peintre s’inscrit à l’académie Suisse où il fait la connaissance de nombreux artistes dont Armand Guillaumin et Camille Pissarro. Il visite le Louvre et fréquente les salons. Mais il s’adapte mal à la vie parisienne, l’entente avec Zola se détériore. Zola écrit : « L’âge a développé chez lui l’entêtement. Il est fait d’une seul pièce, raide et dur sous la main ; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession ; il a horreur de la discussion, d’abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu’il faudrait changer d’avis si son adversaire à raison. […] Comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. »

     

     

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    Paul Cézanne – Sucrier, poires et tasse bleue, 1866, Musée Granet, Aix-en-Provence

     

         A partir de l’année 1863 (année du scandaleux « Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet), Cézanne copie librement les œuvres de son choix, au Louvre comme au Luxembourg. Les toiles qu’il peint sont régulièrement refusées. Il fréquente les soirées du jeudi organisées par Zola et rencontre Manet en 1866. Celui-ci apprécie les natures mortes de Cézanne ce qui lui procure une grande joie.

     

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    Paul Cézanne – Nature morte avec pain et œufs, 1865, Museum of Art, Cincinnati

     

     

         Au salon de 1866, un véto du jury est imposé à Cézanne. Cette fois, le peintre adresse une lettre de protestation au surintendant des Beaux-Arts : « Je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n’ai pas donnée moi-même mission de m’apprécier. »

         De son côté, à partir du Salon de 1866, Zola se lance ouvertement dans la critique d’art. A cette occasion, il publie une Dédicace insérée dans « Mon Salon »

     

    A mon ami Paul Cézanne – Mon salon, 20 mai 1866

     

    J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul avec toi.

    […] Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble – te souviens-tu ? – et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas d’effroyables idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise. […] Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. […] Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité. Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ?

     

         Cézanne travaille, le plus souvent en pate épaisse, au couteau. « Ma manière couillarde » peinture,cézanne,aixdira-t-il plus tard. Il remercie son ami de sa dédicace en lui faisant un tableau de son père lisant le journal « L’événement » dans lequel Zola publie des critiques littéraires.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Cézanne – Le père de l’artiste, 1866, National Gallery of Art, Washington

      

         Au salon de 1867, Cézanne envoie deux toiles « Le grog au vin » et « Ivresse » qui, comme d’habitude sont refusées.

       Même exclu, il est critiqué par un journaliste du Figaro. Cette fois, Zola, défenseur de la « jeune école » monte au créneau en pourfendeur de la calomnie. Il écrit au rédacteur du Figaro.

     

    Lettre d’Emile Zola à Francis Magnard, rédacteur du Figaro - Paris, le 12 avril 1867

     

    Mon cher confère,

    Ayez l’obligeance, je vous prie, de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s’agit d’un de mes amis d’enfance, d’un jeune peintre dont j’estime singulièrement le talent vigoureux et personnel. Vous avez coupé, dans l’Europe, un lambeau de prose où il est question d’un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, « deux pieds de cochon en croix » […]. Je vous avoue que j’ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu’on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n’a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu’à présent du moins. […] M. Paul Cézanne a eu effectivemen

  • Bonne année !

    Que l’année 2013 soit emplie pour tous de ces petites choses simples qui enrichissent et donnent un sens à la vie.

     

    Les débuts d’année sont parfois difficiles pour certains…

     

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    Jan Steen – La visite du docteur, 1660, The State Hermitage Museum, St Petersburg

     

     

         Un rayon de soleil inattendu perce la fenêtre de ma chambre. Il s’attaque lentement au sommet de mon front. C’est agréable…

         - Combien, me dit Claire anxieuse ?

         - 38°…

         - C’est trop pour le matin ! Reste au chaud ! Pas question de sortir, je donnerai nos places de théâtre aux voisins, elles ne seront pas perdues pour tout le monde !

         Le portable se met à rugir. Claire répond et me le tend fébrilement : « Aude… ».

         - Bonne année papa ! Cela va mieux ? Il faut prendre ton mal en patience. Promets-moi que tu ne bougeras pas !

         Les femmes en ont de bonnes ! Je ne risque pas de bouger ! Dix jours que je suis écroulé dans mon lit à transpirer, tousser, le nez transformé en pomme d’arrosoir. Cette toux grasse qui s’échappe de mes entrailles par secousses brutales mais constantes, m’épuise.

         - Mon petit papa, tu dois souffrir ?

         - Pas trop Aude…

         Je sentais ma fille inquiète. C’était la première fois que l’on ne se voyait pas à Noël… « Interdiction de voir du monde, m’avait dit mon médecin ! ». Les cadeaux étaient restés savamment rangés sur l’étagère la plus haute de mon armoire en attendant la venue de leurs heureux propriétaires.

         Foutue saison ! Cette période de nuit perpétuelle ne me réussit guère, pensai-je ? Blues automnal… déprime hivernale… Chaque année, à cette époque, une morosité insidieuse s’introduit en moi : vraie tristesse qui flanque les jambes en guimauve alors que l’on ne parle que d’agapes joyeuses.

         Entre deux quintes de toux, j’avais tenté d’ouvrir la radio: « Les huîtres d’Oléron n’ont jamais été aussi dodues… Un grand cuisinier va vous donner sa fameuse recette du Baklava à la pomme que vous accompagnerez d’un bon Sauternes… Deux cartons de Pouilly-fuissé commandés, 10 % de gagné !… ». Un psychologue parlait sur autre radio. Il se voulait persuasif : « Oubliez vos problèmes, mes amis !… Prenez de bonnes résolutions pour l’année qui arrive… ».

         Balivernes que tout çà ! Les bonnes  résolutions… il n’en reste jamais rien l’année suivante, m’étais-je dit en éteignant le poste.

     

         Depuis plusieurs jours, une question me turlupinait l’esprit. Où avais-je bien pu attraper cette maudite bestiole qui s’était introduite en moi insidieusement ?

         « Un pneumocoque, m’avait dit le radiologue, la mine sombre. ». Je revoyais sa tête lorsqu’il avait accroché artistiquement la photo de mes bronches devant lui comme un paysage de Berthe Morisot. « Infection pulmonaire. Vous êtes bon pour les antibiotiques à forte dose, mon vieux ! ». Devant Claire éplorée, il avait cru bon de rajouter : « Ne vous inquiétez pas madame, rien de grave, seulement une pneumonie… Il doit garder le lit. Cela se soigne bien de nos jours. » La mine contrariée de Claire ne m’avait pas paru rassurée.  

         Mon cerveau affaibli peinait à réfléchir.

         Cela ne pouvait être que le jour où j’étais allé assister à cette foutue conférence ?

         Ce jour là, comme souvent, je devais rêver en marchant la bouche ouverte sur le Boul’Mich, me dirigeant vers la Sorbonne ! Avais-je gobé un germe qui circulait tranquillement dans l’air, attendant une victime ? Je souris : les germes ne flottent pas dans l’air comme des satellites !

         Une image me revenait en mémoire. L’étudiant boutonneux… Il était midi, j’avais une heure d’avance pour la conférence, le froid vif de cette mi-décembre m’avait incité à entrer dans ce café minable où l’étudiant, assis dans un coin, feuilletait distraitement un épais cahier d’écolier à spirales. Face à moi, il semblait mal à l’aise ?… Ce garçon ne pouvait qu’être contaminé ! Ainsi, après avoir siroté son café, il était reparti en déposant ses microbes que, évidemment, j’avais récupérés…

         En sortant du bar, j’avais failli louper le début de la conférence. Dans l’amphi, 500 personnes s’agglutinaient sur les gradins. N’était-ce pas plutôt une de ces personnes qui transportait le virus ? Peut-être la petite dame bagousée, bien en chair, qui s’était collée contre moi ? Elle m’avait demandé si l’unique place à mes côtés était occupée. « Elle est libre, avais-je maugréé poliment en me levant pour la laisser passer ». Sa corpulence lui posait des problèmes pour s’insérer dans l’allée étroite. Mon pied droit fut savamment écrasé au passage. Puis elle s’était tassée contre moi. Ce parfum…

         Et cette femme âgée installée, non loin de moi, au bord de la rangée sur ma gauche, de l’autre côté de l’allée ? Elle parlait avec véhémence à son voisin moustachu ; sa voix dégageait une force inouïe qui troublait le silence du lieu. Ses éructations aigues dans la face de l’homme devaient certainement répandre des pneumocoques par paquets autour d’elle ?

         Un épisode comique me revint en mémoire : à la fin de la conférence, la femme à la voix stridente avait lancé un grognement vigoureux et sonore pour indiquer qu’elle souhaitait prendre la parole. Un responsable de l’établissement s’était approché et lui avait tendu gentiment le micro qu’elle avait repoussé d’un geste sec : « Je n’ai pas besoin de ce truc, moi, avait-elle dit sous les rires de l’auditoire ! ». Et, effectivement, sa question, balancée d’une voix surpuissante, avait été entendue par toute la salle, hilare. La conférencière, une petite blonde maigrelette au timbre nasillard, dont la voix atteignait rarement le haut de l’amphi malgré son micro réglé au maximum, paraissait terrorisée.

         Je sentais ma fièvre monter. Je me saisis du thermomètre placé sur la table de chevet.

         Une évidence s’imposait peu à peu en moi. Mais oui !... Je tenais le coupable ! En reprenant le train le même soir, deux jeunes filles étaient montées en cours de route. Je devais dégager un magnétisme rare ? Les places libres étaient pourtant nombreuses dans le wagon désert ! De la même manière que la dame bagousée à la conférence, la plus grande avait choisi le siège voisin du mien. Les poils de son manteau en fourrure me labouraient la joue. Sa copine, une petite brune un peu forte, s’était carrément installée face à moi, les jambes tendues… sous les miennes.

         Aucun doute ! C’était la brune ! A chaque fois qu’elle parlait à son amie, un son caverneux, sinistre, sortait de sa gorge. A chacune de ses expectorations, les vermines qu’elle réchauffait dans ses bronches devaient foncer en droite ligne vers mes fosses nasales situées à la même hauteur que sa bouche. J’avais bien pensé à me protéger avec un mouchoir, puis… bof…

     

          - Pauvre papa, me dit Aude attristée au bout du fil. J’ai pensé à toi pendant toutes les fêtes de Noël – forcément les cadeaux étaient toujours dans mon armoire, pensai-je en souriant malicieusement - Je viendrai te voir dès que tu iras mieux.

         - Ne t’inquiète pas ! La fièvre diminue. Je sens que la forme revient…

         - Mon petit papa, soigne-toi bien.

         - Pas d’inquiétude, dis-je d’une voix cotonneuse. A bientôt…

         J’appuis sur le bouton de fin de communication et salue d’un timbre rauque l’entrée de Claire dans la chambre. Depuis le début de ma maladie, elle s’affaire partout dans la maison, court chercher les médicaments, reçoit le médecin, le renseigne sur l’avancement du mal sournois qui me ronge, me mitonne des plats cuisinés, me touche le front à tout moment. Sans compter ces grands verres d’eau qu’elle m’oblige à avaler...

         Je me dis intérieurement : « Cette femme là, c’est un roc ! ».

         Rassuré, je décide de renoncer à chercher le coupable, l’être malfaisant qui m’a contaminé.

         Après tout, ce n’était peut-être pas le jour de la conférence, pensai-je somnolant…

         Je m’endors sans arrière-pensée.

         Vive la nouvelle année !

     

                                                                                    Alain

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    7. Edouard Manet – La Venise Bleue

     

     

     

    Nouvelle inédite (version longue)

     

     

     

         Un impressionniste qui s’ignore…

     

     

         Je venais de m’installer pour déguster une glace au café Florian et avais reconnu à une table voisine la silhouette familière d’Edouard Manet. Le visage gracieux de sa femme m’avait souri lorsque je lui avais tendu l’ombrelle qu’elle avait fait tomber.

        - Merci monsieur, m'avait-elle dit ! Je vois que vous êtes français… Mon Dieu que je m’ennuie ici !

     

     

     

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    Edouard Manet – Le Grand Canal de Venise, 1875, Shelburne Museum, Vermont, USA

     

     

     

         C’est ainsi que je fis connaissance avec Edouard Manet. En cette année 1875, il était considéré par les jeunes artistes comme le porte-étendard des peintres avant-gardistes. Il s’obstinait à exposer au Salon officiel où ses œuvres faisaient régulièrement scandale. Je me souvenais des esclandres provoqués il y a une dizaine d’années par ses toiles Déjeuner sur l’herbe et Olympia considérées comme érotiques et grossières…

        Manet était détendu. Même en voyage il restait un bourgeois élégant au costume impeccablement coupé.

         - Vous êtes tout jeune, me dit-il en m’examinant malicieusement.

         - 24 ans… Je viens de terminer mes études d’architecture et d’art. Je me suis décidé à partir pour Venise afin d’étudier et copier ses grands peintres : Tiepolo, Véronèse, Titien…

        - Je viens d’arriver, m’apprit-il. Voyage culturel… J’adore Carpaccio et la peinture italienne. Incomparable Titien et Tintoretto à l’école de San Rocco ! Pourtant mon maître reste espagnol : Diego Velasquez. Ce peintre me fascine et inspire souvent mon travail… Ah ! Venise !… Ce n’est que du décor… mais quel décor ! J’aimerais ramener quelques toiles inspirées des lumières et couleurs de la ville. J’espère que vous nous accompagnerez dans nos pérégrinations sur les canaux ! Je vois dans le regard de Suzanne qu’elle apprécierait fortement votre présence. Elle adore les jeunes artistes qui viennent à nos diners parisiens rue Saint-Pétersbourg.

     

         Le séjour du couple à Venise dura environ un mois. Presque tous les jours, je les rejoignais. Tout intéressait Manet. Cette ville somptueuse qu'il parcourait en gondole lui offrait des motifs inépuisables : lagunes, palais, maisons patinées par le temps. Je lui avais demandé si je pouvais le suivre dans ma propre gondole. « Tant que vous voudrez ! m’avait-il répondu. Quand je travaille, seul mon sujet m’occupe ».

         Je le suivais donc à distance et l’observais. Parfois, je le voyais fulminer lorsqu’un oscillement intempestif de son embarcation bousculait son chevalet. Il jurait, retravaillait sa toile, puis se mettait à chanter joyeusement : « Ça marche, ça marche ! » me lançait-il.

         Lorsqu’il était content de son travail, l’homme aimait se détendre, accompagné de sa femme, dans les ruelles les plus tortueuses de Venise. Il montait dans des gondoles et explorait les plus étroits Canaletti. Il aurait voulu peindre les belles filles ébouriffées, les pêcheurs, les gondoliers, des enfants teintés par le soleil. Un motif l’enthousiasmait plus intensément : les grands pieux en bois, balafrés de bandes de couleurs vives, servant à l’amarrage des embarcations.

         Manet me donnait souvent rendez-vous dans la soirée. « Venise est surtout émouvante la nuit, disait-il ». Un soir, je voulus lui faire plaisir. Au cours de nos soirées, il n'arrêtait pas de taquiner madame Manet sur sa musique. Je savais que Suzanne était une excellente pianiste. J’organisai un complot avec elle pour installer un piano, dissimulé par des couvertures, sur la barque plus large que nous avions empruntée pour une promenade sur l’eau. Discrètement madame Manet s’était mise au piano. Dans le silence, une romance de Schumann s’était élevée dans le ciel argenté. Manet était ému aux larmes.

       Quelques jours plus tard, le ciel était limpide. Le soleil automnal s’alanguissait en ombres disparates. Comme d’habitude, je m’étais assis à ses côtés et suivais son travail. En le regardant poser les touches de couleurs, je pensais à Cézanne que j’avais entendu dire en parlant de Manet : « Il crache le ton… »

         Le peintre tentait de terminer une toile du Grand Canal. Les pieux zébrés de bleu et de blanc purs s’élançaient vers le ciel. Cette toile le perturbait. Il recommençait sans cesse, reprenait son travail, insatisfait. Le dessin du gondolier debout sur sa gondole l'interrogeait.

         - C’est le diable, disait-il, pour donner la sensation que son chapeau tient bien sur la tête de l'homme… La ligne géométrique de ces gondoles est effroyable à réaliser… 

          Il cherchait.

         - J’ai beaucoup appris durant mon voyage au Brésil en regardant les jeux d’ombre et de lumière dans le sillage du navire, dit-il d'un ton nostalgique. Ce Grand Canal m’éblouit ! Il faut que je saisisse l’agitation de l’eau au passage des barques. Ce sont des culs de bouteille de champagne qui surnagent !

         Il procédait par touches rapides en jetant des ombres et des lumières. Il définissait les valeurs, analysait les différences de tons, contrastait les verts glauques de l’eau avec les roses des maisons, les fuseaux noirs des gondoles.

     

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    Edouard Manet – Le Grand Canal de Venise, 1875, collection privée

     

     

       Une réflexion m’envahissait, obsédante. Les toiles que je voyais ne ressemblaient en rien de ce que je connaissais de la peinture de l'artiste. Après un long temps d’hésitation, je me décidai :

         - Monsieur Manet, lançai-je gravement… vous fréquentez les impressionnistes… ils vous vénèrent… ce sont vos amis… et je lis partout que vous ne vous revendiquez pas de leur école… Vous faites bande à part ! Vous n’avez d’ailleurs pas voulu participer à la première exposition de leur groupe l’année dernière chez Nadar, boulevard des Batignolles à Paris. Ils vous en ont voulu…

         J’hésitai encore ne voulant pas vexer ce grand peintre. Il me regardait bizarrement en se demandant où je voulais en venir. J’examinai à nouveau sa toile, puis sortis lentement le mot :

         - Impressionnisme… Les deux tableaux du Grand Canal que vous êtes en train de terminer… Monet n’aurait pas fait mieux… La technique utilisée par vos amis s’exprime pleinement sur ces toiles. Tout y est : morcellement de l’eau en reflets lumineux contrastés ; juxtaposition de couleurs complémentaires : roses dans les bâtiments, vert-bleuté dans les vaguelettes ; tonalités chaudes et froides… Je ne vois que lumière et vibrations sur vos toiles… De l’impressionnisme à l’état pur !

        Manet se mit à rire en voyant mon trouble devant ses toiles. J’attendais une réponse construite de sa part.

        - Juste !… Votre vision est exacte mon ami… J’ai remarqué depuis quelque temps que ma palette s’éclaircissait. Peut-être le contrecoup des revers, sarcasmes, endurés depuis mes débuts dans les expositions du Salon qui m’ont profondément marqué, vexé… L’année dernière, au cours de l’été, juste après l’exposition du groupe impressionniste, je suis passé rendre visite à Claude Monet, à Argenteuil. Est-ce le temps superbe, la beauté de cette région des bords de Seine, j’ai peint plusieurs toiles en tentant de m’inspirer de la liberté de touche de mon ami. Le plein air…

         Il resta silencieux, repensant au plaisir qu’il avait ressenti ce jour là.

     

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    Edouard Manet – Monet peignant dans son bateau-atelier, 1874, Neue Pinakothek, Munich

     

         - Monet possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts et péniches. Tout ce qu’il voit l’inspire. Je l’ai représenté dans ce bateau, installé avec sa femme Camille, en train de peindre sur un petit chevalet. L’embarcation ressemblait à une gondole surmontée d’une cabine. J'observais l’image trouble d’un Monet, une lumière tombant sur son épaule, la coque ballotée par la Seine faisant trembler sa main. Les petites touches de couleurs que j'avais disséminées sur l'eau s'entrechoquaient sous le soleil.

         Le peintre semblait heureux à l’évocation de ces instants. Un souvenir lui revint.

     

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    Edouard Manet – La famille Monet dans son jardin à Argenteuil, 1874, Metropolitan Museum of Art, New York

     

         - Ravissante Camille Monet ! Durant ce même été, j’ai peint la famille Monet dans leur jardin. Camille portait un petit chapeau qui appartenait à ma femme. Charmante, elle était assise sous un arbre avec son fils Jean pendant que Monet cueillait des fleurs rouges. D’un jet ! Je me suis surpris à brosser cette toile spontanément, inspiré par les vibrations colorées du paysage et des vêtements. Je me souviens que ce coquin de Renoir arriva et peignit le même motif.

        J’étais comblé… Le grand Edouard Manet, l’homme que tous les jeunes peintres modernes admiraient, semblait partager mon sentiment sur sa nouvelle perception de sa propre peinture.

        - Vous voyez jeune homme, dit-il, à la fin de cet été de l’année dernière, j’ai vraiment eu la sensation que j’étais parvenu, tout comme les impressionnistes, à faire sentir sur mes toiles le sentiment constant de la nature.

        - Vos amis vont être sacrément surpris lorsqu’ils verront vos deux tableaux du Grand Canal lors d’une prochaine exposition. Vous leur jetez un défi sur leur propre terrain…

         - Vous croyez…

      - Dans ces toiles, maître, vous maitrisez à ravir le chatoiement de la touche et la distribution de la lumière. Je retrouve cette émotion, cette perception de Claude Monet ou Camille Pissarro, celle de l’éphémère, de la fugacité des choses. Votre Grand Canal est devenu une impression visuelle… Eblouissant !

       - Il est vrai que cela change des noirs de Goya et Velasquez, mes références habituelles en peinture…

       Je sentais que Manet s’interrogeait, troublé par mon excitation. Ce tout début d’automne vénitien lui faisait-il discerner une nouvelle vérité dans son art ?

         Il rangea son matériel sans dire un mot.

     

         Quelques jours plus tard, il frappa à ma porte. « Je dois rentrer à Paris, dit-il. J'ai terminé mon travail. Je vis trop agréablement ici. Je redoute les embêtements qui m’attendent et ces critiques imbéciles qui me massacrent dès qu’ils voient mes oeuvres. »

        Je l’accompagnai à la gare. Sa femme semblait émue de me quitter. Une dernière fois, il contempla le Grand Canal, les vieux palais roses et les maisons anciennes.

       Manet me fixa. Ses yeux avaient une flamme juvénile. A seulement 43 ans, il était beau et séduisant. Je me souvenais qu’à Paris ses amis le trouvaient « délicieux ». « Merci pour votre vision sur ma peinture. J’ai appris des choses… », dit-il.

        Le soleil s’accrochait à la barbe blonde du peintre. « Venez me voir à votre retour d’Italie ».

         Son regard s’attarda au loin sur les gigantesques pieux qui émergeaient d’un léger brouillard…

     

     

  • Les Fleurs du Mal

    Charles Baudelaire – Poèmes choisis (2ème partie)

     

     

         Je présente aujourd'hui un nouveau choix de poèmes tirés du recueil des Fleurs du Mal. 

     

     

      

    Les bijoux – Spleen et idéal, 1857

     

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    Zacharie Charles Landelle – Le réveil, 1864, collection privée

     

        Pour ce poème, parmi d’autres, Baudelaire fut condamné en 1857 pour atteinte à la morale publique et religieuse. Ce jugement sera révisé seulement en 1949...   

       En ce premier jour d'octobre 2017, sur Facebook, comme pour ce poème de Baudelaire 160 ans plus tôt, et uniquement à cause de ce superbe tableau montrant une femme dévêtue, mon article a été censuré sur le réseau social. Celui-ci examine si ma publication peut correspondre aux Standards de la communauté ?... Les poèmes de Baudelaire sont donc condamnés une deuxième fois...

    J'enlèverai ce dernier paragraphe lorsque Facebook aura accepté mon article... Dans le cas contraire, je considérerais que la censure des poèmes de Charles Baudelaire constituerait une grave atteinte à la liberté d'expression. De ce fait, je cesserais d’exporter les contenus de mon blog sur les pages de ce réseau social qui, par ailleurs depuis que je me suis inscris, ne présente, à mes yeux, que peu d’intérêt en matière d’échanges culturels ou tout simplement à titre purement informatif.

     

     

    La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
    Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
    Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
    Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

    Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
    Ce monde rayonnant de métal et de pierre
    Me ravit en extase, et j’aime à la fureur
    Les choses où le son se mêle à la lumière.

    Elle était donc couchée et se laissait aimer,
    Et du haut du divan elle souriait d’aise
    A mon amour profond et doux comme la mer,
    Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

    Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
    D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,
    Et la candeur unie à la lubricité
    Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

    Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
    Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
    Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
    Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

    S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
    Pour troubler le repos où mon âme était mise,
    Et pour la déranger du rocher de cristal
    Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

    Je croyais voir unis par un nouveau dessin
    Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,
    Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
    Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

    Et la lampe s’étant résignée à mourir,
    Comme le foyer seul illuminait la chambre,
    Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,
    Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

     

     

    Épigraphe pour un livre condamné – Supplément aux Fleurs du Mal, 1861

     

         Très amer à la suite de sa condamnation pour atteinte aux bonnes moeurs, Baudelaire publie cette épigraphe montrant les sentiments qu’il ressent.

     

     

    Lecteur paisible et bucolique, 
    Sobre et naïf homme de bien, 
    Jette ce livre saturnien, 
    Orgiaque et mélancolique.

    Si tu n'as fait ta rhétorique 
    Chez Satan, le rusé doyen, 
    Jette ! tu n'y comprendrais rien, 
    Ou tu me croirais hystérique.

    Mais si, sans se laisser charmer, 
    Ton oeil sait plonger dans les gouffres, 
    Lis-moi, pour apprendre à m'aimer ;

    Ame curieuse qui souffres 
    Et vas cherchant ton paradis, 
    Plains-moi !... sinon, je te maudis !

     

     

    Le crépuscule du matin – Tableaux parisiens, 1857

     

     

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    Vincent Van Gogh – Le moulin à poivre à Montmartre, 1887, Van Gogh Museum

     

     

    La diane chantait dans les cours des casernes,
    Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

    C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
    Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
    Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,
    La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
    Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
    Imite les combats de la lampe et du jour.
    Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
    L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,
    Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.

    Les maisons çà et là commençaient à fumer.
    Les femmes de plaisir, la paupière livide,
    Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
    Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
    Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
    C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
    S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
    Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
    Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux ;
    Une mer de brouillards baignait les édifices,
    Et les agonisants dans le fond des hospices
    Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
    Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

    L'aurore grelottante en robe rose et verte
    S'avançait lentement sur la Seine déserte,
    Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
    Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

     

     

    A une Malabaraise – Supplément aux Fleurs du Mal, 1857

     

     

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    Paul Gauguin – l'esprit des morts continue de regarder, 1892, Albright-Knox Art Gallery ,Buffalo, USA

     

     

    Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche 
    Est Large à faire envie à la plus belle blanche ; 
    À l'artiste pensif ton corps est doux et cher ; 
    Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

    Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître, 
    Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, 
    De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
    De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, 
    Et, dès que le matin fait chanter les platanes, 
    D'acheter au bazar ananas et bananes. 
    Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus 
    Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus ; 
    Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, 
    Tu poses doucement ton corps sur une natte, 
    Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, 
    Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.

    Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
    Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, 
    Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, 
    Faire de grands adieux à tes chers tamarins ? 
    Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, 
    Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, 
    Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, 
    Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, 
    Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges 
    Et vendre le parfum de tes charmes étranges, 
    L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, 
    Des cocotiers absents les fantômes épars !

     

     

    Le coucher du soleil romantique – Supplément aux Fleurs du Mal, 1862

     

     

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    Eugène Boudin – Scène de plage à Trouville, 1869, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

     

     

    Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,
    Comme une explosion nous lançant son bonjour !
    - Bienheureux celui-là qui peut avec amour
    Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve !

    Je me souviens ! J'ai vu tout, fleur, source, sillon,
    Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite...
    - Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
    Pour attraper au moins un oblique rayon !

    Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
    L'irrésistible Nuit établit son empire,
    Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

    Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
    Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
    Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

     

      

    Lola de Valence – Supplément aux Fleurs du Mal, 1862

     

         Baudelaire était tellement enthousiasmé par la toile d’Edouard Manet qu’il écrivit un court quatrain. Il aurait souhaité que le peintre l’inscrive au pinceau au bas du tableau. Finalement, lors de l’exposition de 1863, un simple cartel mentionnait le quatrain.

     

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    Edouard Manet – Lola de Valence, 1862, musée d’Orsay, Paris

     

    Entre tant de beautés que partout on peut voir,
    Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
    Mais on voit scintiller en Lola de Valence
    Le charme inattendu d'un bijou rose et noir

     

     

    Sed non satiata – Spleen et idéal

     

         Ce poème fait partie du cycle que le poète dédia à sa muse et maitresse qu’il connut en 1842 et aima passionnément durant vingt ans. Elle lui inspira ses plus beaux poèmes. Le couple était séparé lorsque Edouard Manet, ami de Baudelaire, peindra cette beauté créole, la « Vénus noire » dont les traits laissent deviner la maladie dont elle est atteinte à cette époque.

         Pour Cendrine - Ma Plume fée dans Paris - qui apprécie tout particulièrement ce superbe poème.

     

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    Edouard Manet – Jeanne Duval, maitresse de Charles Baudelaire, 1862, musée des Beaux-Arts, Budapest

     

    Bizarre déité, brune comme les nuits, 
    Au parfum mélangé de musc et de havane, 
    Oeuvre de quelque obi, le Faust de la savane, 
    Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,

    Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, 
    L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane ; 
    Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
    Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.

    Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, 
    Ô démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;
    Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,

    Hélas ! et je ne puis, Mégère libertine, 
    Pour briser ton courage et te mettre aux abois, 
    Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine !

     

     

  • Droit à l'image des oeuvres d'art

     

    peinture, Rijksmuseum, Vermeer

    Johannes Vermeer – Femme lisant une lettre, 1663, Rijksmuseum, Amsterdam

     

     

     

    Toute utilisation commerciale ou la publication de matériel de ce site est strictement interdite.

     

         Voici le genre de message que nous trouvons dans la plupart des musées du monde lorsque l’on souhaite télécharger une image de tableaux dont les droits d’auteur sont tombés dans le domaine public et que l’on désire en faire une utilisation commerciale.

     

      

     

       Dans les mois à venir, je souhaiterais tenter l’aventure de l’autoédition pour quelques-uns de mes écrits. La plupart de mes textes ont souvent un rapport étroit avec des peintres et leurs tableaux et, de ce fait, je recherche systématiquement des images de grande qualité afin d’illustrer mes récits. À mes yeux, écrire sur la peinture sans montrer les tableaux qui m’ont inspiré n’a pas grand sens…

         Depuis que j’ai commencé à écrire sur l’art, je m’interroge sur le droit à l'image des œuvres d’art tombées dans le domaine public. Ces images numériques peuvent être trouvées un peu partout sur le net, souvent en haute définition. Je les utilise régulièrement dans des articles sur mon blog, ou dans des éditions sur la plateforme de publication Calaméo dont le contenu est ouvert à tous.

        La législation en ce domaine me semblant particulièrement obscure ou diversement interprétée, j’ai décidé de faire une recherche et de faire un point le plus précis possible des différentes politiques des musées dans le monde en ce qui concerne le droit à l’image.

         La plupart des tableaux que je souhaiterais utiliser pour une éventuelle publication sont la propriété des musées français ; je me suis donc intéressé en premier à la politique d’accès à l’image en France.

     

     

    1. POLITIQUE DES MUSÉES FRANÇAIS

     

     

       Depuis l’arrivée récente d’internet, les possibilités de numérisation ont affecté profondément l’économie concernant l’accès aux biens culturels. La presse, l’industrie musicale, et les musées ont dû s’adapter à ces nouvelles pratiques.

         En ce qui concerne les œuvres détenues par les musées français, celles dont l’auteur est décédé depuis plus de 70 ans tombent légalement dans le domaine public. Le nombre d’années peut varier suivant les pays. De ce fait, tout le monde devrait pouvoir librement télécharger les images dont l’usage est ainsi devenu accessible.

       En France, une certaine frilosité s’est installée en la matière, modifiant le cadre légal. Le droit d’auteur protégeant les artistes peut aussi être revendiqué par les photographes reproduisant les œuvres, ce qui a entrainé des débats juridiques incessants. La jurisprudence considère que les photos d’œuvres d’art ne peuvent être considérées comme un acte de création « original », ce qui paraît évident à mes yeux puisqu’il s’agit de simples reproductions.

       Un flou juridique s’est donc installé permettant ainsi aux musées de vendre les images qui sont destinées à un usage commercial. D’où un frein à la libre circulation numérique des œuvres d’art.

     

         La France a la chance de posséder le plus grand musée du monde : le Louvre, ainsi que de nombreux musées de haut niveau sur tout son territoire.

        Depuis 1946, l’Agence photo de la Réunion des Musées nationaux et du Grand Palais (établissement public industriel et commercial sous la tutelle du ministère de la Culture) est officiellement en charge de la valorisation et la diffusion des collections conservées dans les musées nationaux français. Je donne, ci-dessous, un résumé de quelques informations que l’on peut trouver sur le site de l’agence photo de la RMN :

     

    "La mission de l’agence photo de la RMN est d’assurer la préservation de l’image des oeuvres pour les générations futures, fournir le matériel photographique nécessaire aux besoins iconographiques des conservations et proposer ces images à tous les publics, particuliers, scientifiques ou professionnels.

    Le site Internet photo.rmn.fr offre, en français et en anglais, un accès libre, gratuit et complet (images et notices) à l’exhaustivité des fonds diffusés.

    Près de 800.000 images photographiques d'oeuvres d'art conservées dans les musées nationaux et régionaux français, comme les musées du Louvre, d'Orsay, le Centre Pompidou, le musée Condé de Chantilly ou le Palais des Beaux-Arts de Lille, sont accessibles en ligne.

    A partir du fonds de l’agence photographique, la Rmn-Grand Palais lance le site Images d’art.

    Il est le compagnon idéal de ceux qui souhaitent faire de nos images un usage privé ou pédagogique, et intègre notamment une fonction de téléchargement des images.

    Il est relié à photo.rmn.fr de manière que, toute image vue sur Images d’Art peut être achetée sur photo.rmn.fr.

    Il devient ainsi une interface alternative à votre site professionnel photo.rmn.fr, qui continue bien entendu de vous accompagner dans votre recherche et vos achats."

     

    L’on peut donc constater que l’accès libre et gratuit pour les images d’oeuvres des musées français tombées dans le domaine public ne concerne que l’usage privé ou pédagogique. L’utilisation pour un usage commercial reste payante.

     

         Je vais prendre un exemple précis que je connais bien pour illustrer mon ressenti.

       Une de mes anciennes nouvelles décrit Vincent Van Gogh peignant le tableau « L’Eglise d’Auvers ». Si je souhaitais publier ce récit pour un usage commercial, l’image numérique de ce tableau, qui appartient au musée d’Orsay, ne pourrait être obtenue qu’en l’achetant. Seule une image utilisée dans un but privé ou pédagogique peut être obtenue gratuitement sur le site de la RMN, mais seulement en basse résolution.

        Vincent Van Gogh ne vendit qu’un tableau dans sa courte vie. Il réclamait sans cesse à son frère Théo, marchand d'art, des gravures de tableaux pour s’informer sur l’art des autres peintres et s’en inspirer. Aujourd’hui, 128 ans après sa mort, je suis persuadé qu’il aurait souhaité un libre accès à l’image de son « Eglise d’Auvers » afin de permettre à tous les milieux sociaux de s’ouvrir à l’art, que ce soit pour une utilisation pédagogique ou commerciale. Cet homme cultivé, disait « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c'est qu'un tableau », ce qui permet d’entrevoir sa conception d’un droit universel à la culture.

         Le musée d’Orsay que j’ai interrogé pour l’obtention d’images, en leur faisant savoir que les éventuels bénéfices tirés d’une publication commerciale seraient reversés à une association à but social, m’a fait savoir qu’il fallait passer par l’agence photo de la RMN avec laquelle le musée travaille comme je l’ai indiqué précédemment, donc payer. Néanmoins, il me souhaitait gentiment de trouver ailleurs des images libres de droit à reproduire…

       J’ai donc parfaitement compris que les belles images des tableaux des musées français que l’on trouve facilement en haute résolution sur le site Wikimédia, et indiquées sur ce site comme étant dans le domaine public et donc utilisables, ne pouvaient être téléchargées librement à des fins commerciales dans notre pays.

       Je ne me suis pas découragé et ai décidé d’aller voir comment cela se passait ailleurs, dans les musées à l'étranger.

     

     

    2. POLITIQUE DES MUSÉES À L'ÉTRANGER

     

     

        La plupart des musées mondiaux, comme je le signale au début de cet article, et dans la même logique que les musées français, mentionnent le plus souvent sur leur site : l’utilisation commerciale des images n’est pas permise.

        Néanmoins, j’ai été heureux de constater que, dans notre monde interactif dans lequel les images circulent facilement, quelques musées, et non des moindres, ont depuis quelques années, intelligemment, fait machine arrière et proposent une politique d’accès totalement libre et gratuite pour les images numériques d'œuvres d'art du domaine public. Attachés à leur rôle « d’éducateur public », le téléchargement en haute définition est le plus courant.

         Des musées finlandais, hollandais et, surtout, américains pratiquent cette politique. Trois d’entre eux, qui figurent dans le classement des plus grands musées d’art dans le monde, m’ont particulièrement séduit :

         - le Rijksmuseum à Amsterdam 

         - le Metropolitan Museum of Art à New York

         - la National Gallery of Art à Washington

     

         Je donne quelques détails sur la politique d’accès libre de ces musées.

     

     

    RIJKSMUSEUM (Amsterdam)

     

    Voir le site du musée : www.rijksmuseum.nl

     

    "Nous sommes une institution publique, donc les oeuvres et les objets que nous possédons, d'une certaine manière, appartiennent à tout le monde”. 

     

         Cette phrase de Tacco Dibbits, directeur des collections du Rijksmuseum, devrait avoir de l'importance pour les internautes passionnés d'art.

     

     

    THE MET (New York)

     

    Voir le site du musée : www.metmuseum.org

     

    "POLITIQUE D’ACCÈS LIBRE

     

    Le 7 février 2017, le Metropolitan Museum of Art a mis en place une nouvelle politique appelée Open Access, qui rend les images d'œuvres d'art largement accessibles au public et librement disponibles, sans frais.

    Il rend également disponibles les données de l'intégralité de la collection en ligne, qu'il s'agisse d'œuvres relevant du domaine public, de droits d'auteur ou d'autres restrictions, telles que le titre, l'artiste, la date, le support et les dimensions. Ces données sont disponibles pour tous.

    Vous êtes invités à utiliser des images d'œuvres d'art de la collection Met que le Musée croit être du domaine public, ou celles auxquelles le Musée renonce à tout droit d'auteur, à toutes fins, y compris l'utilisation commerciale et non commerciale, gratuite et sans avoir besoin de la permission du Musée.

    Pour identifier ces images, recherchez l'icône CC0 directement sous l'image."

     

     

    NATIONAL GALLERY OF ART (Washington)

     

    Voir le site du musée : www.nga.gov

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