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Genèse de l'impressionnisme

 

11. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 4. Aline Charigot

 

 

 

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Auguste Renoir – Autoportrait, 1875, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, USA

 

     Été 1879… J’avais trente-huit ans et j’étais amoureux…

 

 

 

     Ma vie de peintre s’organisait. Les Montmartrois m’avaient adopté et tout le monde connaissait mes vêtements gris rayés et mon petit chapeau de feutre. Je n’avais aucun mal à trouver des modèles. Les mères savaient que j’étais peintre et affluaient en me vantant les qualités de leurs filles. Entre les gamines de la Butte et les modèles professionnels, actrices ou demi-mondaines, mes journées étaient bien remplies. Parfois, en voyant la fraîcheur des jeunes adolescentes qui venaient à mon atelier, j’éprouvais des voluptés de peintre. Il arrivait, lorsque je leur plaisais, ce qui était rare, que certaines me regardent avec des yeux faussement candides. J’avais envie de peindre et pas autre chose…

   Ma méthode était efficace : « Présentez-moi à votre mère », leur disais-je. Cela m’amenait de nombreux modèles sans passer pour un satyre.

     Je vivais un rêve. Aline Charigot était entrée dans ma vie récemment.

   Je l’avais rencontrée très facilement pour la bonne raison qu’elle habitait avec sa mère, une bourguignonne qui roulait les « r », en face de mon atelier rue Saint-Georges à Paris. Madame Charigot mère avait été abandonnée par son mari et vivait de travaux de couture. Sa fille Aline était destinée à rester dans le métier elle aussi. Elle gagnait bien sa vie chez une couturière, une brave femme du bas de la Butte.

   « Prends-le riche et pas trop jeune ! Avec ta frimousse ce ne sera pas trop difficile ! », lui avait dit la couturière. Elle voulait la marier et lui prédisait un brillant avenir. J’étais pauvre, pas jeune, elle avait dix-neuf ans, et moi une vingtaine de plus. Comble de chance, c’était moi qu’Aline avait en tête !

    Un jour que la mère d’Aline, curieuse, était entrée dans mon atelier accompagnée de sa fille, elle s’était plantée devant la toile sur laquelle je travaillais et m’avait lancé d’un air ironique : « C’est avec cela que vous gagnez votre vie ? Eh bien, vous avez de la chance ! ». Aline donna l’ordre à sa mère de sortir aussitôt, ce qu’elle fit en courbant la tête, et ne revint jamais.

   De temps à autre, ma nouvelle amie me servait de modèle. Elle avait un côté « chatte ». J’avais toujours envie de la gratter dans le cou. Elle possédait ce que j’adore chez les femmes : une peau qui ne repousse pas la lumière. Tout s’éclairait autour d’elle. Des lèvres assez larges, ourlées, un teint clair, des cheveux blonds, un nez court et retroussé, des dents petites, un corps potelé, tout en elle correspondait aux critères que je recherchais pour mes modèles. Ses yeux légèrement en amande et une démarche légère ajoutaient à son charme. De plus, elle était gourmande et cela me ravissait. Je prenais plaisir à la voir manger ce qui lui donnait des formes rondelettes avec une taille de guêpe. Quelle différence avec les femmes à la mode qui se donnaient des rétrécissements d’estomac pour rester minces et pâles.

 

  

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Maurice Leloir – La maison Fournaise, 1876, musée Fournaise, Chatou (toile volée en 1999)

 

     Nous étions constamment sur les bords de la Seine et la maison Fournaise était notre lieu de rendez-Vous. On descendait la rue Saint-Georges, et par la rue Saint-Lazare, on était à cinq minutes de la gare. Le train omnibus nous débarquait en moins d’une heure au pont de Chatou.

    Chez Fournaise, les habitués veillaient sur notre idylle avec un intérêt attendri. Mon ami, le peintre Caillebotte, notre mécène très souvent, couvait Aline comme un grand frère. Les actrices Ellen André et madame Henriot, presque toujours présentes, s’offraient comme modèles aux artistes, et j’en profitais. Elles n’étaient pas des modèles de vertu et recherchaient inlassablement la compagnie des jeunes gens qui fréquentaient le lieu. Ces deux actrices avaient pris Aline en amitié et s’étaient mises en tête de dégrossir cette jeune femme qui avait besoin, selon elles, de polir ses mœurs campagnardes d’origine bourguignonne.

    La région était merveilleuse ! Une fête perpétuelle. La Seine était recouverte peinture,renoir,chatou,fournaise,impressionnismed’embarcations de toutes sortes : périssoires, yoles, canots, emmenés par des gaillards en maillots rayés, parfois en costume élégant, qui se croisaient, s’abordaient, tous partageant le même plaisir d’appartenance à la communauté des canotiers. A l’arrière des embarcations, les canotières, barreuses d’un jour, en robes de flanelles colorées, protégées du soleil par des chapeaux et des ombrelles rouges, bleues, vertes, assorties à leurs robes, encourageaient les rameurs. Toutes plus jolies les unes que les autres, ces demoiselles offraient un concours d’élégance apprécié par les canotiers qui, d’une barque à l’autre, leur lançaient des œillades conquérantes.

Guy de Maupassant avec Jeannine Dumas d’Hauterive et Geneviève Strauss, 1885

 

 

    Ma compagne adorait ramer et nous passions des journées sur l’eau.

  Je lui avais appris à nager. Au début, elle se cramponnait à une bouée, puis, rapidement, elle avait fini par nager aussi bien que la belle Alphonsine Fournaise qui, au moindre rayon de soleil, s’empressait de se mettre en costume de bain. Sa taille de sylphide et ses formes épanouies attiraient du monde et faisaient des jalouses. Toute la région connaissait son agilité de plongeuse pour aller chercher les quelques pièces de monnaie que ses admirateurs jetaient dans la Seine.

 

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Antony Morlon – Ah ! La belle tête , 19e, musée Fournaise, Chatou

 

     Aline valsait divinement. Maladroit, je lui marchais sur les pieds. Le soir, emportée dans les bras de mon ami Paul Lhôte ou du baron Barbier, tout le monde s’immobilisait pour les regarder. Ensuite Lhôte, accompagné d’Alphonsine au piano, poussait son refrain favori « Mam’zelle Nitouche », sous les applaudissements des convives qui reprenaient en choeur.

 

    J’avais souhaité insérer mon amie dans un paysage au bord de l’eau. La journée était belle et je n’avais pas dû trop insister pour convaincre Aline de s’habiller en dame à la mode, élégante, relevant le bas de sa jupe, attendant derrière un homme en veste blanche. Un jeune rameur en canotier se proposait d’embarquer le couple à bord d’une yole dont la proue était posée sur la berge entre les jambes du fils Fournaise.

   Saupoudrée de petites touches bleutées, la Seine avait des vibrations qui me plaisaient. Aline était aux anges, ravie de figurer dans un paysage de son peintre favori…

 

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Auguste Renoir – Les canotiers à Chatou, 1879, National Gallery of Art, Washington

  

     Nous étions heureux…

 

    J’imaginais déjà Aline, jouant avec un petit chien, personnage principal du grand projet artistique que j’avais en tête depuis longtemps. J’espérais, si je trouvais les modèles dont j’avais besoin, pouvoir commencer l’année suivante.

     Le restaurant Fournaise et son balcon allaient devenir mon atelier de travail…

 

 

Commentaires

  • Si l'art était conté, mais il l'est parfaitement cher Alain et il permet de vivre un moment au milieu de ces artistes et notamment aujourd'hui sur les bords de Seine.
    Votre façon de narrer l'histoire est un enchantement et me permet de m'arrêter sur certains détails comme ce relevé de jupe que j'avais omis.
    Merci pour ce rayon de soleil, par un dimanche matin pluvieux à Lyon, que vous nous offrez.

  • La maison Fournaise paraît si vide et triste de nos jours. Elle n’a guère changé, la Seine coule toujours devant son balcon, mais les roucoulements joyeux des canotiers se sont éteints. En m’y promenant, parfois, il m’a semblé entendre les voix de Caillebotte, Renoir, Morisot et Maupassant, dans un vague écho sonore.
    Pour une simple couturière, Aline relève sa jupe avec grâce.
    Je suis heureux d’avoir réussi à illuminer un instant votre dimanche matin. En région parisienne, cette pluie incessante depuis plusieurs mois me fait redouter un déluge éternel.
    Bon dimanche Maryvonne

  • Et nous voilà embarqués avec ces personnages de Renoir pour faire un petit tour sur la Seine ....merci Alain bon dimanche

  • Aujourd’hui Renoir est embarqué avec sa future femme Aline Charigot. Il ne la quitte guère de peur de se la faire enlever par un de ces gigolos qui fréquentent les bords de Seine.
    Bon dimanche Christel

  • Une nouvelle fois je suis admirative de votre érudition. C'est toujours un grand plaisir de lire vos histoires qui fourmillent de détails. J'ai une autre façon de voir ces tableaux que je connaissais et j'attends la suite avec impatience....comme toujours. Merci Alain

  • J’ai commencé à écrire la peinture, Geneviève, parce que les livres d’art, souvent austères, ne me satisfaisaient pas totalement. A mes yeux, la peinture est mieux perçue, comprise, lorsque les personnages, la nature, montrés par le peintre, s’animent et retrouvent une vie. Quelques-unes de mes nouvelles ont été lues par une amie dans http://www.litteratureaudio.fr pour des personnes souvent malvoyantes. On parlait de « Voir autrement ».
    Bon dimanche Geneviève

  • "la peinture est mieux perçue, comprise, lorsque les personnages, la nature, montrés par le peintre, s’animent et retrouvent une vie" .....
    Et vous réussissez admirablement. On a la sensation de rentrer dans l'intimité de ces peintres... Je suis curieuse mais j'aimerai bien connaître les sources de vos anecdotes. Secret ??? bon je n'insiste pas ;-)
    Laissez moi admirer votre travail et entrer dans cet univers sans plus me poser de questions

  • Je n’ai aucun secret Geneviève. J’ai tout simplement une grosse bibliothèque consacrée à des livres sur la peinture. Pour les impressionnistes je suis très équipée. La voix de Renoir se retrouve également dans le livre écrit par son cinéaste de fils « Pierre-Auguste Renoir, mon père ». Il m’ait également souvent arrivé de passer des journées dans les archives de la BNF lorsque j’écrivais mon roman sur Van Gogh à Auvers « Que les blés sont beaux ».
    Sans une documentation fournie on ne peut parler des peintres, de leurs tableaux, de leur vie. C’est un vrai travail. Quand on aime…

  • un ravissement que d'entrer dans ce monde merveilleux où tu sembles vivre toi même, comme Nerval
    " une dame, à sa haute fenêtre,
    Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
    Que dans une autre existence peut-être,
    J'ai déjà vue... et dont je me souviens !"

  • Quel talent Gérard de Nerval dont tu nous livres la fin de son beau poème « Fantaisie ». Moins sombre que son contemporain Baudelaire, curieusement leur vie se terminera au même âge : 46 ans. Son monde merveilleux se terminera dans une ruelle sombre du vieux Paris… Tu me donnes l’idée de publier plus tard, comme pour Baudelaire, quelques-uns de ses poèmes.
    Equipés d’un pinceau et quelques couleurs, les artistes, comme Renoir et ses amis impressionnistes, nous offrent ce monde merveilleux que je tente de retrouver moi-même avec un stylo.
    Belle fin de journée Emma.

  • Un Renoir qui ne cachait pas son goût pour les belles "créatures"!!! j'adore la manière dont tu nous emmènes sur les chemins de l'impressionnisme!! Une époque où le goût pour la joie de vivre était présente!!!j'adore!! Merci Alain!!!Bisous Fan

  • Les belles « créatures » étaient la matière vivante des peintres à cette époque. Ils ne s’en privaient pas, tout en évitant de passer pour des satyres quand il s’agissait de toutes jeunes filles. « Toujours avoir l’accord des mères, disait-il ». Les femmes, avec les paysages, représentaient l’essentiel des motifs picturaux de Renoir qui sera toute sa carrière durant surtout un peintre de figures, contrairement au paysagiste Monet.
    Pour le moment, Aline, toute jeune, le satisfait pleinement. Elle est charmante. Il se mariera avec elle dans une dizaine d’années.
    Comme toi, j’adore me promener dans les chemins empruntés par les impressionnistes. Surtout chez Fournaise. De nos jours, on retrouve leurs toiles de jeunesse (pour moi les meilleures) au musée d’Orsay qui ne désemplit pas. Malheureusement les américains nous en ont prises de nombreuses...
    Belle fin de journée Fan

  • Deuxième "épisode" consacré à Renoir et revoici la "Maison Fournaise" et un nouveau tableau d'un autre peintre que je ne connais pas.
    Lebourg, Gilbert, Camoin, Maincent ... en voici d'autres évoqués sur le site du Musée Fournaise tout aussi inconnus pour moi qui sont au centre d'une exposition présentée jusqu'au 1er avril.

    Je présume que tu as visité ce Musée à Chatou : envisages-tu de virtuellement nous le faire découvrir dans un avenir proche ?
    Sur le site internet que je viens d' "éplucher", je découvre aussi que s'y donnent des "causeries". De sorte que je ne comprends pas bien ton début de réponse à Maryvonne dénonçant la tristesse du lieu.

    Tout autre chose : la semaine dernière tu envisageais de nous montrer des caricatures : figureront-elles dans un troisième article sur la Maison Fournaise ?

    Je terminerai par un remerciement : celui de nous faire connaître des toiles, - comme ce bel auto-portrait de Renoir -, "malheureusement "exilé à Williamstown.

  • Je suis évidemment allé plusieurs fois au musée Fournaise à Chatou. Je ne le ferai pas découvrir virtuellement n’ayant pas les moyens de le faire.
    Par contre, si tu veux en connaître plus sur l’histoire du musée et de ses hôtes, je conseille fortement l’excellent livre : La maison Fournaise – Table des canotiers, édité par le musée Fournaise. 30 € mais c’est un beau livre. Il m’a bien aidé pour mes récits.
    Lorsque je parle de tristesse du lieu à Maryvonne, il ne s’agit pas du musée mais de la maison Fournaise elle-même qui a perdu son animation d’autrefois. Le musée occupe un emplacement destiné aux visiteurs à l’intérieur de la maison Fournaise.
    Il y aura bien la semaine prochaine un troisième article, peut-être le plus important, sur la maison Fournaise et encore Renoir. Par contre mon étude sur la « Genèse de l’impressionnisme » se terminera par trois derniers anciens articles réédités dont un sur Renoir. Cela fera 16 chapitres. J’aurais même pu en faire plus. Ce sera peut-être pour plus tard sous forme de recueil…
    Pour les caricatures, je ne voulais pas charger mon article. Pour te faire plaisir, je viens d’en rajouter une au tout début de l’article. Peut-être une autre la semaine prochaine ? Pas sûr car cet article sera très chargé.

  • Merci pour ta réponse, le lien vers l'ouvrage portant sur la Maison Fournaise, - que je viens de commander pour une vingtaine d'euros, avec frais d'envoi pour la Belgique -, mais aussi pour la caricature ajoutée ...

  • Ah oui, je vois que l'on le trouve d'occasion, comme neuf, aujourd'hui. Le prix est devenu intéressant.
    Bonne lecture.

  • Une délicieuse giboulée d'émotions... Un plaisir de lecture résultant d'un plaisir d'écriture si palpable, confidences et beauté d'une idylle au creux de la page blanche caressée par l'encre d'une plume, la vôtre !
    Ce texte, tel une rose magique, a des couleurs d'aurore, des nuances puissamment gourmandes et romantiques, des sonorités délicieusement musicales.
    On respire les parfums du lieu, on chemine avec les personnages, les sentiments du peintre nous caressent et j'aime votre regard « amoureux » sur le corps de la belle, la texture des chairs etc...
    Merci à vous Alain, je vous souhaite une douce soirée pleine d'inspiration, tendres amitiés !
    Cendrine

  • Quel lyrisme étonnant, Cendrine !
    Vous avez un vrai style d’écriture que vous devriez utiliser dans des écrits poétiques.
    Un exemple pour m’amuser en reprenant vos mots :

    Ce texte, tel une rose magique,
    A des couleurs d'aurore,
    Des nuances puissamment gourmandes et romantiques,
    Des sonorités que l’on adore.

    J’ai juste modifié la fin, ne trouvant pas de rimes qui collaient.
    Mon regard amoureux sur le corps de la belle est celui de Renoir. Je me suis largement inspiré de ses phrases sur Aline qui ont été rapportées. Il prenait vraiment du plaisir à la voir manger. Elle grossira d’ailleurs rapidement dans les années suivantes…
    Belle journée Cendrine

  • Je me suis régalée en te lisant.
    J'avoue que je connais mal les peintres, même si j'adore certains de leurs tableaux. Tu me les fais découvrir. J'apprécie tes recherches et l'art que tu déploies en rendant vie aux personnages.
    Merci pour tout... et d'accord avec toi pour le déluge, hélas !

  • Je suis heureux si je te fais découvrir certains peintres qui marquèrent cette formidable période impressionniste, ma préférée dans la peinture française. Ses artistes de talent nous ont tellement apporté depuis les années 1860 à 1880, celle dont je parle, jusqu’au début du vingtième siècle.
    Tu m’as déjà montré que tu connaissais plutôt bien la peinture, en tout les cas que tu pouvais en parler avec passion.
    Soigne ton pied qui me paraît mal en point. Cette période arrosée va permettre le repos obligatoire avant les projets printaniers à venir.
    Belle soirée.

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