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Eugène DELACROIX écrivain

 

Journal – 9. Lettres choisies, années 1850 et 1852

 

 

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Thales Fielding - Portrait d’Eugène Delacroix, 1825 (âgé de 27 ans), musée Delacroix, Paris

 

 

 

     "La gloire n'est pas un vain mot pour moi" avait écrit Eugène Delacroix seulement âgé de 25 ans. Il pensait déjà que ses créations prendraient place un jour aux côtés de celles des maîtres qu'il admirait : Raphaël, Michel-Ange, Titien, Rubens, Poussin, Watteau.

     Se doutait-il en 1857, en faisant construire ce pavillon à la façade néo-classique qui lui servirait d'atelier dans sa nouvelle demeure du 6 rue de Fürstenberg à Paris, lieu où il décèdera en 1863, que celui-ci deviendrait un musée-atelier au sein du musée national Delacroix que nous connaissons de nos jours. Une belle exposition s'y tient jusqu'au 30 septembre prochain :  "Dans l'atelier, la création à l'oeuvre". Un bel ensemble d'oeuvres choisies dans la collection du musée et de celle du Louvre montre le processus créatif de l'artiste.

 

 

     J'ai choisi aujourd'hui de publier en entier deux lettres de l’artiste écrites à des amis au début des années 1850 : la première est un hommage au peintre Rubens qui le fascinait ; la seconde est une réflexion amusante qui se veut philosophique.

 

 

Lettre à Charles Soulier (aquarelliste, ami de l’artiste) – Ems, le 3 août 1850

 

Cher ami,

Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines : j’en avais passée une à penser en Belgique. […] J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens.

Ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles, qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en a encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi brave Crillon que tu ne connais pas Rubens et crois en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche. Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion mais mes arrangements n’ont pu définitivement cadrer avec ce projet.

Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus. J’irais en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine, et à Vienne où ils pleuvent également. Comment négligent-ils au musée d’acquérir les Miracles de St Benoît ? (Toile de Rubens dont Delacroix avait fait une copie en 1844)

   

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Eugène Delacroix - Les miracles de Saint Benoit (copie d’après Rubens), 1844, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

 

Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui avec la Kermesse (Toile représentant une truculente noce de village peinte par Rubens en 1635 possédée par le musée du Louvre) remplirait nos lacunes : mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.

 

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Peter Paul Rubens - La kermesse au village ou Noce au village, 1635, Musée du Louvre, Paris

 

Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. […]

Je t’embrasse

 

     Plus tard, dans son journal du 21 octobre 1860, Eugène Delacroix écrira :

    « Rubens ne se châtie pas et il fait bien. En se permettant tout, il vous porte au delà de la limite qu’atteignent à peine les plus grands peintres ; il vous domine, il vous écrase sous tant de liberté et de hardiesse »

 

 

 

Lettre d’Eugène Delacroix à Monsieur Varcollier – 7 juillet 1852

 

    Dans cette lettre qu’il adresse à un proche, le peintre fait preuve d’une plume à la teneur philosophique.

 

… J’ai des voisins que je vois le soir, ou bien à cette heure-là je fais des promenades où je trouve de la fraîcheur. Le matin je travaille aussi régulièrement qu’à Paris, et bien que mes couleurs soient sèches avant la fin de la séance, je tiens bon ! Je tiens l’ennui en échec et n’ai pas le temps d’avoir des idées noires.

Voilà la vie que je mène et que je voudrais beaucoup pouvoir prolonger, dans le moment surtout ; la perspective du travail dans mon atelier de Paris est un grave épouvantail, et cependant il n’y a pas à reculer. Dimicandum, c’est une belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J’y joins celle-ci : Renovare animos. Passer du grave au doux, de la ville à la campagne, du monde à la solitude, jusqu’à ce que l’on passe de quelque chose à rien !

Mais alors, quoi qu’en pense Hamlet, les songes dans ce repos profond ne viendront pas nous apporter les images du mouvement, et c’est un bienfait de l’incomparable Nature que cette autre rénovation des êtres dans ce grand concert où elle nous jette, têtes, bras, ventre, esprit, sentiment, basses natures, nobles esprits, pour entier de nouveau et éternellement d’autres apparences animées, et rajeunir le grand et éternel spectacle.

Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort, et ils ne rêvent pas. Dès à présent, combien d’hommes rêvent à votre gré, sans parler du sommeil des maladies ! Combien se passe-t-il de notre vie dans des emplois abrutissants pour l’esprit, combien à fumer, combien à des spectacles insipides qui tiennent de la place dans la vie sans l’occuper d’une manière digne de l’homme ! Beaucoup d’hommes qui n’ont pas essayé de vivre disent qu’ils n’ont plus le temps, et ils retombent sur l’oreiller où ils se bercent sans plaisir. Il faudrait veiller sans cesse sur soi, car la paresse est un entraînement de tous les moments ; donc il faut combattre ou crever honteusement.

Adieu, mon cher ami, en voici beaucoup par le temps qu’il fait. J’ai eu là un mouvement qui promettait beaucoup, et j’ai tourné court… par paresse probablement. Dieu vous préserve de cette rouille. Mais votre esprit n’est pas de ceux qui s’endorment, et même dans les souffrances qui le tiennent éveillé et tout en enrageant, vous êtes comme le brahmine de Voltaire qui ne voudrait pas être une bête…

 

 

 

Commentaires

  • J'adore!!! une vraie gravure de mode Eugène, d'après le portrait de Thales Fielding !!
    Quant son expression écrite, s'il était ambitieux, il n'en n'était pas moins sage et la deuxième lettre démontre bien sa maturité, même à 54ans, un âge, où l'on peut encore rêver!!! Merci Alain Bisous Fan

  • Il était beau Eugène à 27 ans ! Son ami Fielding l’avait parfaitement réussi. Pour le remercier Delacroix peindra également cet ami. Les femmes devaient craquer devant lui, surtout ses modèles.
    À 54 ans Delacroix pouvait encore rêver, il était au fait de sa gloire à cette époque et avait encore une dizaine d’années devant lui.
    Belle journée Fan

  • À la différence de la lettre à Michel-Augustin Varcollier que, parce qu'il la juge "assez originale", Eugène Delacroix inclut dans son Journal à la date du jour où il la lui adresse, celle à Charles Soulier, la première que tu nous proposes ici, Alain, le peintre ne croit pas bon de l'y retranscrire. Pourtant, dans ce Journal,nombreuses, très nombreuses même, y sont les allusions à Rubens.
    Dommage qu'elle n'y soit pas reprise car je la trouve intéressante.

    Ceci n'a rien à voir avec cela mais j'ai beaucoup souri à l'incise : " ...à moins que la Belgique ne fasse banqueroute" ...

  • Delacroix adorait Rubens et il le citait très souvent.
    Amusante cette citation sur les Rubens en Belgique. Je n’ai d’ailleurs pas compris cette remarque concernant les lacunes et le manque de chefs-d’œuvre de Rubens à Paris. Comment pouvait-il ne pas avoir vu, ou apprécié, le cycle de Marie de Médicis de 21 toiles qui étaient accrochées au musée du Luxembourg, aujourd’hui au Louvre dans la Galerie Médicis. Sans compter d’autres grands Rubens toujours au Louvre. Etonnant…
    Belle journée Richard

  • un beau garçon, assurément, et quelque chose dans le regard qui laisse penser qu'il avait une bonne opinion de lui même (ce qui dans son cas est plus un atout qu'un défaut)

  • Oui, cet homme s'appréciait beaucoup. Ancien de Louis-le-Grand...
    Cela lui a pas mal réussi dans son art et en littérature. Avec les femmes, il n'en a jamais accroché aucune. Pourtant il les aimait parfois lorsque l'on lit ses lettres adolescentes. Ensuite, il n'en parle pas trop...
    Belle journée Emma

  • Je pense que Delacroix ne peut pas avoir vu les toiles du cycle de Marie de Médicis au Palais du Luxembourg, Alain, parce qu'elles ne sont entrées au Louvre qu'en 1900. Avant, le Luxembourg ne constituait pas un espace muséal puisqu'il fut résidence royale.
    Ensuite, au 19ème siècle, il fut dévolu au Sénat ...

    Assurément, si elle passe par ici, Cendrine, brillante historienne de l'art, pourra-t-elle nous en dire (écrire) plus sur ce Musée ...

  • La décoration de la coupole de la bibliothèque du Sénat (7 mètres de diamètre et 3,50 mètres de haut) et du cul-de-four situé au-dessus de la fenêtre centrale est confiée à Eugène Delacroix , qui consacrera six années à ce chantier qui ne sera achevé qu'en 1846.
    Les tableaux de Rubens étant au Sénat à cette époque, le peintre ne peut pas les avoir vus. A moins qu'ils ne soient retournés au Louvre un temps.
    De toute façon qu'ils soient au Luxembourg ou au Louvre, Delacroix connaissaient les tableaux de Rubens.https://www.senat.fr/patrimoine/bibliotheque.html

  • Formidables ces deux lettres!
    Elles sont pleines de truculence stylistique, l'Esprit Romantique y jaillit comme un cheval au galop.
    J'aime beaucoup le portrait de Delacroix réalisé par Fielding.
    Le regard volontaire, le charme masculin, la belle mâchoire qui traduit la force virile.
    Un charme qui a dû susciter de l'intérêt chez les jolies modèles, sourires...
    Merci pour votre publication, j'aime aussi beaucoup Rubens et sa voracité de peindre, je vous/nous souhaite de belles journées d'été Alain, en espérant que la chaleur ne soit pas trop terrible...
    Amitiés
    Cendrine

  • Vous vous seriez bien entendue avec Delacroix, Cendrine, car le style de vos écrits habituels conviendrait bien à cette période romantique.
    Quand à vous entendre avec l’homme c’est autre chose, car si j’en juge à ses critiques constantes de ses contemporains, il avait la plume acerbe.
    Mais ses modèles devaient craquer souvent. Il le dit d’ailleurs dans ses courriers que j’ai publiés : « Le 24 janvier 1824 : Encore ai-je fait la mia chiavatura dinanzi colla mia carina Emilia. Il revoie un modèle le 8 mars : « Fait la tête et le torse de la jeune fille attachée au cheval. Dolce chiavatura. » Chiavatura voudrait dire rapport sexuel…
    Quel homme…
    Bon courage avec la canicule qui arrive.
    Belle soirée.

  • Intéressant : si je te comprends bien, Alain, quand tu écris ci-dessus : "De toute façon qu'ils soient au Luxembourg ou au Louvre, Delacroix connaissait les tableaux de Rubens", tu mets en doute son propos nous donnant à penser qu'il ignorait le cycle de Marie de Médicis du Luxembourg quand dans la première lettre ci-dessus, il écrit : "mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce."
    Intéressant ... mais il faudrait que tu m'expliques.

  • Franchement, Richard, je n’ai pas la réponse…
    Cette lettre m’a interpellé. Il est absolument impossible que Delacroix n’ait pas eu connaissance de ce cycle de peintures de Rubens consacré à Marie de Médicis.
    Considérait-il que ces toiles n’étaient pas d’un bon niveau puisqu’il ne cite que cette magnifique « Kermesse », que j’aime, comme étant la seule de Rubens qui lui convenait.
    Comme tu dis : intéressant… C’est inconcevable à mes yeux. Mais nous n’avons pas le même regard.
    De plus, il y a au Louvre d’autres Grands Rubens. Je n’ai pas vérifié la date de leur arrivée dans le musée. Je présume, comme beaucoup de tableaux, à l’époque napoléonienne car l’empereur se servait dans ses guerres. A vérifier. Si Cendrine voit ce commentaire, peut-être aura-t-elle une réponse ?
    Protège-toi de la chaleur qui arrive.
    Belle soirée.

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