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Si l'art était conté... - Page 23

  • Les jumelles

     

     

          Je n’arrive pas à trouver ce qui cloche ?

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        Encore humide, allongé paresseusement sur ma serviette de plage, je les reluque avec un intérêt croissant. Avant de partir faire mes longueurs de bassin, je les avais déjà remarquées installées à 3 mètres de ma serviette.

         Je cherche. Le petit jeu de la différence m’amuse… Je n’ai jamais cru aux sosies parfaits. Il y a toujours un petit détail, quelque chose qui permet de distinguer deux personnes, même des jumeaux.

         Ces filles sont incroyablement semblables ? Les bustes sont courts, ramassés. Les jambes petites et galbées. Des visages sans âge, un peu vieillot malgré leur jeunesse certaine. Une épaisse tignasse brune frisée tirée en arrière est maintenue par un large turban noir en harmonie avec les maillots deux pièces de même couleur.

         Les jumelles arborent un teint cuivré du plus bel effet sur leurs serviettes de bain bleu fluo alignées pile poil à la même hauteur, côte à côte. Le soleil tape et je transpire copieusement.

     

     

         J’avais remarqué qu’elles changeaient de position toutes les vingt minutes. Etrange mimétisme…

         Actuellement, elles sont aplaties sur le ventre, les bras dans le prolongement du corps, les pieds recroquevillés. Seules leurs fesses au galbe sans défaut surmontent les serviettes. Rien ne bouge. Cela ne devrait guère tarder…

         Effectivement, elles entament la phase de retournement. La synchronisation est parfaite entre les deux sœurs, réglée au millimètre. La main droite s’appuie d’abord sur le sol, le bras plié, puis, dans le même mouvement, le buste suivi des jambes effectue une bascule arrière, une sorte de roulé boulé que le bras gauche amorti sans heurt. Elles se retrouvent aplaties sur le dos face au soleil. L’exercice s’est effectué avec une souplesse étonnante.

          Cette ressemblance totale, y compris dans des mimiques gestuelles, m’intrigue de plus en plus.

         D’un bloc, elles se lèvent et se dirigent vers l’eau qu’elles tâtent du pied avant de s’asseoir au bord du bassin. Leurs têtes tournées sur le côté, elles regardent je ne sais quoi qui semble les amuser. J’en profite pour examiner leurs deux profils qui se découpent dans la lumière solaire. Les lèvres sont entrouvertes. J’aperçois même les canines. Elles esquissent une sorte de grimace…un peu comme les tigres lorsqu’ils sentent une proie… Un sourire carnassier...

         Je meurs d’envie d’aller me rafraîchir à nouveau. Néanmoins, je continue d’observer ces jumelles trop parfaites.

         La plus à gauche plonge, suivie comme son ombre par la seconde. Elles se rejoignent en surface et amorcent un crawl peu vigoureux 07_07_61.JPEGparallèlement à la piscine. La nage manque de souplesse. De loin, je ne vois que leurs dos bronzés et leurs bras écopant l’eau maladroitement, en cadence.

         Une des sœurs a disparu. Se serait-elle noyée ? Non, je l’aperçois un peu plus loin ! Ai-je la berlue ? Elle s’est séparée de son sosie. Son mouvement de bras se précipite et elle entame une longueur de bassin avec, cette fois, un crawl dévastateur qui n’épargne guère les nageurs passifs alentour surpris par cette énergie soudaine. Un homme dont le crâne rasé dépasse se prend une superbe claque au passage. Je l'entends hurler un "pouffiasse !" en lui jetant un regard assassin qui la laisse indifférente.

         Les clones se rejoignent et sortent de l’eau. Elles reprennent la position allongée, le corps dans le prolongement exact du soleil. Etendues, elles me font penser à ces sarcophages égyptiens en bois peint que je vois parfois au Louvre.

     

         J’en ai marre de les observer. Elles n’ont même pas remarqué l’attention que je leur porte ?

         Maintenant, les fesses calées au centre de leurs serviettes, assises, les mains accrochées à leurs genoux, elles contemplent l’onde verte. Petits bouddhas mystérieux aux regards lointains…

         Le petit jeu finit par m’énerver. Il faut que je trouve la faille. Il y a bien un défaut dans ces silhouettes trop calquées ? Je les contemple discrètement une dernière fois de la tête aux pieds. Rien… C’est du copié collé ! Même les ongles sont peints de la même couleur : nacrée blanche sur les mains, rouge carmin sur les pieds. Pas une tache de rousseur ou le moindre grain de beauté apparent pour les différencier…

         Leurs copains ne doivent pas être à la fête, pensai-je, réjoui. Confrontés à une telle ressemblance, il devait bien arriver à ces pauvres garçons de se tromper, de les confondre l’une l’autre ? Peut-être même que les coquines, pour s’amuser, s’intervertissaient leurs hommes qui n’y voyaient que du feu ?

        Une des jeunes femmes sort son portable. Evidemment, le sosie fouille dans son sac de plage et se saisit du sien. J’examine les modèles : des Motorola argentés récents. Les mêmes… Elles composent un numéro. J’entends leurs voix suaves : « Allo ! Maman... » C’en est trop ! Ces filles appellent leur mère sur deux portables différents. Mais elles ont la même mère !...

     

         Mon cerveau bouillonne furieusement. Peut-être le soleil ? J’aurais dû prendre une casquette avant de venir.

         Dégoûté, je me lève et me dirige d’un pas mal assuré vers les vestiaires. Je me retourne. Je les vois à distance. Elles n’ont pas bougé, l’oreille collée au portable. Avec la mère…

         Troublé, je loupe la marche de l’entrée qui mène au bassin intérieur et m’étale lourdement sur le carrelage vert citron. Ma tête a cogné. Je reste un moment étendu, groggy.

         Je commence à retrouver mes esprits. Une jolie main manucurée m’aide à me relever. Une autre, accrochée à mon bras, me soutient…

         Le sourire carnassier…

         - Vous ne vous êtes pas fait mal, me lancent-elles d’un élan commun !

              

                                                                     Alain       

                                                                                                                                                                                                                   

                                                                                                                                                                    

     

  • Un 1er mai

     

     

       

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        J’ai toujours aimé la fleur du muguet. C’est une fleur qui me touche. Est-ce l’aspect fragile des petites boules blanches crénelées accrochées à une tige gracile ? Est-ce ce parfum léger qui embaume les pièces de la maison ? Les deux…

     

     

         Comme tous les ans à cette période du 1er mai, nous étions partis dans notre forêt habituelle à la recherche du brin porte-bonheur. C’était un long week-end et la clochette avait été chassée, la forêt dévastée. Nous arrivions après la bataille. Néanmoins, nous étions confiants. Les coins à muguet, nous, on les connaissait.

          - Le muguet c’est comme un trésor, il ne se donne qu’à ceux qui le désirent le plus, dis-je à Béatrice !… La recherche, c’est scientifique… Il faut savoir… posséder l’instinct du chercheur d’or à la recherche de pépites !

          Elle m'avait regardé, apparemment convaincue de la justesse de mon raisonnement.

         Nous avancions d’un pas alerte gêné par les ronces, moi devant en éclaireur mon sac plastique à la main, Béatrice derrière moi. Régulièrement, je m’arrêtais et prenais la position du chien de chasse : le regard dirigé vers le lointain, la narine dilatée, l’œil furtif. Je flairais ce que j’appelais « le filon », ce petit espace vert, sorte d’îlot entre les arbres, qui indique à coup sûr la présence des petites feuilles longues et effilées. Béatrice lança en riant ma phrase fétiche : « Lorsque les feuilles sont là, les fleurs ne sont jamais loin ! ».

         Le temps passa. Après une bonne heure de marche nous dûmes nous rendre à l’évidence. Un désastre. Rien. Tous les îlots de verdure avaient été visités, les feuilles écrasées, les fleurs arrachées. Quelques clochettes minuscules restaient par ci par là. Les plus moches dont personne ne voulait. Nous les prîmes pour ne pas rentrer bredouille. Ridicules... nous venions de faire 60 kilomètres pour rien. « Pas la peine d’insister, dis-je à Béatrice dont la mine s’assombrissait. »

         Nous allions battre en retraite prématurément lorsqu’un souvenir me revint. Un dernier espoir. Les marais… Je me mis à marcher rapidement vers le centre de la forêt. Plusieurs mares d’eau saumâtre s’étaient nourries des pluies récentes. L’eau était noire, glauque, pestilentielle…

          L’humidité des lieux avait favorisé la pousse des feuilles vertes. Déjà, j’apercevais des clochettes. Je savais que ce coin était infesté de vermines. De gros moustiques tournaient autour de nous. Peu habitués à voir du monde, ils se préparaient à un repas inattendu. Il fallait faire vite. Deux choix étaient encore possibles : revenir à vide ou faire son marché de fleurs sans tenir compte des insectes. Ceux-ci attendaient  en rangs organisés, prêts à l’assaut. Je lançais à Béatrice apeurée : « On y va ! ». Je fonçais. Elle ne me suivit pas.

         Ce fut dantesque. Un brin, une piqûre… Dès que j’immobilisais un bras pour couper une fleur, une ruée de bestioles sautait dessus. Les plus beaux brins étaient au bord de l’eau. Une immense prairie de fleurs. Malgré le déferlement des vagues ennemies, je m’avançais. Je pris mon temps. Les clochettes sentaient tellement bon...

         Ce fut la curée. Ils étaient parfois une dizaine sur mes bras et s’abreuvaient d’un sang frais qui les excitait. Je sentais les dards pointus qui s’enfonçaient dans ma chair. Courageux, je décidais de continuer. Un chercheur d’or n’abandonne pas son filon. Je ne cédais pas un pouce de terrain et cueillais allégrement.

         Je rejoignis Béatrice mon sac empli de muguet. " J’ai fait le plein, dis-je en lui souriant béatement. " Nous quittâmes le coin précipitamment.

     

         Le soir je remplis plusieurs vases de brins odorants. J’étais assez fier de ma journée. Ma moisson habituelle de muguet était réussie. De plus, mes bras ne présentaient aucune trace de points rouges. Des moustiques inoffensifs, pensais-je ?

         Le lendemain matin tout allait bien. La maison dégageait un parfum qui me réjouissait.

          « Tu as vu tes bras, me dit Béatrice vers le milieu de l’après-midi, affolée ! » Je les regardais. Ce n’était plus mes bras. Ils avaient doublé de volume. Popeye… Le bras gauche surtout, celui qui tenait le sac pendant que je cueillais avidement les brins, était lamentable : rouge, boursouflé, gonflé. Le venin inoculé par les insectes s’était même infiltré dans les articulations du poignet et des doigts, les rendant difformes, boudinées. Les bestioles avaient fait un festin orgiaque sur des membres que je leur offrais passivement. Même le bout de ma langue avait profité de la morsure d’un insecte plus intrépide que les autres.

         Les dégâts étaient importants. Cela dura 8 jours. Malgré les pommades et autres produits liquides retrouvés dans la boîte à pharmacie, l’œdème allergique s’était installé et je n’osais plus sortir sans une veste qui cachait mes articulations continuant à grossir. Le jour je me grattais et la nuit je rêvais que des animaux étranges me lacéraient le corps de leurs pattes griffues.

     

       J’ai retrouvé un aspect normal et Béatrice sa sérénité. " Une armée d’insectes avait vaincu son homme engagé dans un combat pour la conquête de fleurs sauvages, se plaisait-elle à raconter à tout le monde en pouffant de rire. " Mon aventure était devenue un sujet de plaisanterie. Je lui en voulus quelque temps puis mon sens de l’humour reprit le dessus.

         Aujourd’hui, le souvenir douloureux de ce 1er mai s’est estompé.

         « Béatrice, cela tombe quel jour le 1er mai l’année prochaine ? »

                                                                                                                                                       Alain

     

       

  • Un poète ne meurt jamais...

     

    Pour mon ami Daniel, habitant de Fort-de-France, et à tous les amoureux de poésies.

    Merci Aimé Césaire

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    Extraits du Cahier d’un retour au pays natal – Aimé Césaire

    Partir.
    Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
    panthères, je serais un homme-juif
    un homme-cafre
    un homme-hindou-de-Calcutta
    un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

    l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
    on pouvait à n'importe quel moment le saisir, le rouer
    de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
    de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
    un homme-juif
    un homme-pogrom
    un chiot
    un mendigot

    mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la
    face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait
    dans sa soupière un crâne de Hottentot ?

     

    Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'oeil des mots
    en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.
    Et vous fantômes montez bleus de chimie d'une forêt de bêtes traquées de machines tordues d'un jujubier de chairs pourries d'un panier d'huîtres d'yeux d'un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d'une peau d'homme j'aurais des mots assez vastes pour vous contenir
    et toi terre tendue terre saoule
    terre grand sexe levé vers le soleil
    terre grand délire de la mentule de Dieu
    terre sauvage montée des resserres de la mer avec
    dans la bouche une touffe de cécropies
    terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu'à
    la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en
    guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes

     

     

     

     Il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi pour qu'en toi je découvre toujours à même distance de mirage - mille fois plus natale et dorée d'un soleil que n'entame nul prisme - la terre où tout est libre et fraternel, ma terre.

    Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

    Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai ».
    Et je lui dirais encore : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. »

    Et venant je me dirais à moi-même : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... »

     

    Eia pour la joie
    Eia pour l'amour
    Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées

    Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile
    que je n'entende ni les rires ni les cris,
    les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle

    donnez-moi la foi sauvage du sorcier
    donnez à mes mains puissance de modeler
    donnez à mon âme la trempe de l'épée
    je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue
    et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère
    ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
    ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.

    Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
    comme le poing à l'allongée du bras !
    Faites-moi commissaire de son sang
    faites-moi dépositaire de son ressentiment
    faites de moi un homme de terminaison
    faites de moi un homme d'initiation
    faites de moi un homme de recueillement
    mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement

    faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes

    voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme

    Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
    ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
    car pour me cantonner en cette unique race
    vous savez pourtant mon amour tyrannique
    vous savez que ce n'est point par haine des autres races
    que je m'exige bêcheur de cette unique race
    que ce que je veux
    c'est pour la faim universelle
    pour la soif universelle
    la sommer libre enfin

    de produire de son intimité close
    la succulence des fruits.

     

     ******

     

    Ferrements - Aimé Césaire

     

    mon peuple

    quand
    hors des jours étrangers
    germeras-tu une tête tienne sur tes épaules renouées
    et ta parole

    le congé dépêché aux traîtres
    aux maîtres
    le pain restitué la terre lavée
    la terre donnée

    quand
    quand donc cesseras-tu d'être le jouet sombre
    au carnaval des autres
    ou dans les champs d'autrui
    l'épouvantail désuet

    demain
    à quand demain mon peuple
    la déroute mercenaire
    finie la fête

    mais la rougeur de l'est au coeur de balisier

    peuple de mauvais sommeil rompu
    peuple d'abîmes remontés
    peuple de cauchemars domptés
    peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre
    demain plus haut plus doux plus large

    et la houle torrentielle des terres
    à la charrue salubre de l'orage

     

    ******

     

    Calendrier Lagunaire in Moi, Laminaire – Aimé Césaire

    J’habite une blessure sacrée
    j’habite des ancêtres imaginaires
    j’habite un vouloir obscur
    j’habite un long silence
    j’habite une soif irrémédiable
    j’habite un voyage de mille ans
    j’habite une guerre de trois cent ans
    j’habite un culte désaffecté
    entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité
    j’habite du basalte non une coulée
    mais de la lave le mascaret
    qui remonte la calleuse à toute allure
    et brûle toutes les mosquées
    je m’accommode de mon mieux de cet avatar
    d’une version du paradis absurdement ratée
    -c’est bien pire qu’un enfer-
    j’habite de temps en temps une de mes plaies
    chaque minute je change d’appartement
    et toute paix m’effraie

    tourbillon de feu
    ascidie comme nulle autre pour poussières
    de mondes égarés
    ayant crachés volcan mes entrailles d’eau vive
    je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets

    j’habite donc une vaste pensée
    mais le plus souvent je préfère me confiner
    dans la plus petite de mes idées

    ou bien j’habite une formule magique
    les seuls premiers mots
    tout le reste étant oublié
    j’habite l’embâcle
    j’habite la débâcle
    j’habite le pan d’un grand désastre
    j’habite souvent le pis le plus sec
    du piton le plus efflanqué-la louve de ces nuages-
    j’habite l’auréole des cétacés
    j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine
    de l’arganier le plus désolé
    à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
    bathyale ou abyssale
    j’habite le trou des poulpes
    je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe

    frères n’insistez pas
    vrac de varech
    m’accrochant en cuscute

    ou me déployant en porona
    c’est tout un
    et que le flot roule
    et que ventouse le soleil
    et que flagelle le vent
    ronde bosse de mon néant

    la pression atmosphérique ou plutôt l’historique
    agrandit démesurément mes maux
    même si elle rend somptueux certains de mes mots

     

    ******


     Prophétie - Aimé Césaire

     

     

    là où l'aventure garde les yeux clairs
    là où les femmes rayonnent de langage
    là où la mort est belle dans la main comme un oiseau
         saison de lait
    là où le souterrain cueille de sa propre génuflexion un luxe
         de prunelles plus violent que des chenilles
    là où la merveille agile fait flèche et feu de tout bois

    là où la nuit vigoureuse saigne une vitesse de purs végétaux

    là où les abeilles des étoiles piquent le ciel d'une ruche
         plus ardente que la nuit
    là où le bruit de mes talons remplit l'espace et lève
         à rebours la face du temps
    là où l'arc-en-ciel de ma parole est chargé d'unir demain
         à l'espoir et l'infant à la reine,

    d'avoir injurié mes maîtres mordu les soldats du sultan
    d'avoir gémi dans le désert
    d'avoir crié vers mes gardiens
    d'avoir supplié les chacals et les hyènes pasteurs de caravanes

    je regarde
    la fumée se précipite en cheval sauvage sur le devant
         de la scène ourle un instant la lave de sa fragile queue
         de paon puis se déchirant la chemise s'ouvre d'un coup
         la poitrine et je la regarde en îles britanniques en îlots
         en rochers déchiquetés se fondre peu à peu dans la mer
         lucide de l'air
    où baignent prophétiques
    ma gueule
              ma révolte
                   mon nom.

     

     

     

     

     

     

  • Balade au Louvre

     

    Une belle journée (samedi 22 mars 2008)

     

     

         La pyramide scintillait de toutes ses facettes lorsque nous fîmes connaissance. Louvre-passion avait préparé cette visite de blogueurs depuis plusieurs mois déjà et 9 personnes étaient réunies, un peu perdues au milieu de cette foule déjà nombreuse et pressée.

         Je donne le nom des blogs dans un ordre aléatoire : Louvre-passion ; Lunettes rouges ; L’opéra farfelu ; Détours des mondes ; Si l’art était conté ; De l’art à l’œuvre. Que des passionnés…

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         L’organisateur de notre expédition a affiché sur son blog une photo du groupe en laissant planer un mystère sur nos visages « dévoilés ». Dans les premiers commentaires qu’il a reçus, j’ai constaté que, évidemment, il était bien difficile de trouver qui était qui, d’autant que nous étions 9 personnes pour 6 blogs.

         Allez, en ce qui me concerne, je vous aide un peu !… Sur la photo, je porte des lunettes et je tiens un objet… Facile, vous avez déjà trouvé un blogueur !

     

        Il l’avait bien préparé sa visite, Louvre-passion ! Et il le connaît son Louvre ! Il nous a tout fait : couloirs tortueux, escaliers en colimaçon, galeries sans fin, chemins de traverse, salles immenses. Que du beau et du bon !

         Puisque, dans son blog, Louvre-passion a déjà conté l’essentiel de notre balade (ainsi que dans le blog De l’art à l’œuvre), je me contenterai de quelques coups de cœurs. Il y en a beaucoup, je vais donc me limiter à quelques-uns :

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         - En premier, le cours magistral de Lyliana de Détours des mondes, dans le Pavillon des sessions, l’antenne du musée des arts premiers du quai Branly. Pour un néophyte en arts premiers comme moi, j’eus, par moment, l’impression de connaître intimement ces statuettes, masques colorés, êtres grimaçants, tête en pierre de l’île de Pâques au regard lointain.

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         - Le sourire énigmatique de la Joconde étant inapprochable, je pus vérifier que le fameux « sfumato » de Léonard ne s’était pas dissipé sur le 2108279981.jpgvisage de son Saint Jean-Baptiste, plus accessible.

     

     

     

         - L’impressionnante reconstitution du monastère de Baouit de l’Egypte Copte, agrémentée des commentaires éclairés de Louvre-passion.

     

     

         - Le chapiteau monumental d’une colonne de la salle d’audiences du palais de Darius 1er. Il suffit de voir les gens sur la photo pour se 99349501.jpgrendre compte de ce que devait être ce lieu à l’origine qui comportait 36 colonnes comme celle-ci…

     

     

     

    948689485.jpg     - La statue humaine la plus ancienne du musée (7000 ans avant J.C.), étrange personnage en plâtre au nez pointu, au corps sans hanches, ressemblant aux pâtes à modeler que l’on faisait étant enfant.

     

     

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         - La Vénus de Milo toujours aussi séduisante, même sans bras.

     

     

         - La Pietà de Villeneuve lès Avignon par Enguerrand Quarton, peintre provençal du milieu du 15e siècle. Voir le blog de Au fil de l’art qui en fait une formidable analyse.

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         - Le Saint Joseph charpentier de Georges de la Tour, dont le clair-obscur animé par la lueur dansante d’une bougie traversant la main d’un enfant me ravit à chaque visite.

     

     

     

     

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    Une petite halte :

     

     

     

     

     

     

         C’est toujours le même problème au Louvre. On voudrait tout voir et, finalement, l’on ne voit que peu de choses. Il n’y a que des chefs-d’œuvre et l’on passe souvent au pas de course devant des toiles ou objets qui doivent s’interroger sur les raisons d’une telle indifférence pressée.

         Un seul regret… Etant dans l’aile Richelieu, nous n’avons pas eu le temps de pousser jusqu’au Siècle d’or des peintres hollandais du 17e et revoir une nouvelle fois les deux seuls Vermeer que la France possède. Enfin… je les connais si bien.

         Nous faillîmes perdre quelques blogueurs. Heureusement, on les retrouva sain et sauf. Mais ils auraient pu disparaître à tout jamais dans ce Louvre immense. Les gardiens du musée les auraient peut-être vu errer le soir, tel Belphégor, dans de sombres couloirs.

         Un petit restaurant sympa, face au musée, nous permit de retrouver le calme, de reprendre des forces et de faire mieux connaissance. L’on put parler autrement que virtuellement devant un ordinateur et ce fut très agréable. La Dragonne de L'opéra farfelu, ma voisine de table, fut à l'image de son blog : inattendue et drôle.

              
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         Nous nous séparâmes en milieu d’après-midi. 

       Incité par un soleil discret et un état de fraîcheur inattendu, devinez ce que je fis ensuite ?... Je suis retourné au Louvre voir l’expo « Babylone » qui venait de commencer.

        En rentrant le soir, fatigué, je ne pus que dire à ma femme en franchissant le seuil de la porte : « Ce fut une belle journée ! ».

     

                                                                                                                                                              Alain

     

    Photos: Louvre-passion et Alain

                                                               

     

     

     

  • Un an déjà...

     
     
     
     
     
    BON ANNIVERSAIRE  ALAIN

     

     
     
     

     

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         Ben oui, je viens de m'apercevoir que c'était mon anniversaire ! J'ai hésité un moment... puis, allez... exceptionnellement, je me le souhaite !

          

        Il ne s’agit pas de mon anniversaire en âge. Celui-là, j’évite de le fêter. Je ne trouve pas cela drôle de prendre un an dans la face. En général, j’accepte les fleurs (je les adore) mais pas les gros gâteaux dégoulinant de bougies qu’il faut souffler d’un bloc pour montrer la puissance juvénile de ses poumons…

         Vous avez compris ! Il y un an, ce mois, je publiais mon premier article. Je parlais d'une histoire vraie que j'avais vécue au Louvre et qui était consacrée à mon meilleur ami : Vermeer (encore). Et puis, lentement, les articles se sont enchaînés. Seulement 18. C’est peu, mais retrouver une ambiance, des couleurs, un parfum ancien, et tenter de les faire revivre, prend du temps.

         Mon souhait en créant ce blog était : faire connaître ou montrer différemment certains tableaux, ressusciter un court instant des artistes disparus. Ai-je réussi ? Vous seuls pouvez le dire.

     

         Je m’autorise une demi-bouteille de champagne que je partage avec ma femme. Une brise soudaine vient de ravir quelques bulles qui se sont échappées dans l’espace. Le malin zéphyr trouvera bien sur son chemin des blogs amis pour les déposer.

                                                                                            

                                                                                            Alain

     

  • Am Römerholz

     

     

    La collection Reinhart

     

         On a tous en mémoire un musée, une collection, que l’on a apprécié tout particulièrement, parfois vu une seule fois dans sa vie à l’occasion d’un voyage ou au hasard d’une promenade.

        Je vous donne un coup de cœur personnel qui va à un musée que, peut-être, peu de gens connaissent, petit bijou niché dans une ville de nos voisins suisses.

         Mine de rien cette villa « Am Römerholz » située dans un beau parc à Winterthur est un paradis pour les amateurs d’arts. L’ancien propriétaire des lieux Oskar Reinhart l’avait acquise en 1924 pour y abriter ses achats de collectionneur averti durant la première moitié du 20ème siècle. En 1971, cette villa est devenue un musée. Et quel musée ! Pour ceux qui aiment la diversité, il faut s’y précipiter.

         be054de760ded5ee73c6386b6b6f0ba7.jpgPresque tous les peintres qui ont enrichi l’histoire de la peinture du 15ème au 20ème siècle en Europe sont présents dans ce lieu enchanteur. Prenez votre temps, il ne faut rien manquer…

         Ce n’est pas le Louvre en quantité, mais la qualité est incroyable. Que du beau !  Rien que des chefs-d’œuvre !  De Cranach l’ancien à Picasso, à part les grands hollandais du 17ème, il est difficile de faire un choix, car tout est étonnant. Je citerais plus particulièrement un excellent paysage de Claude Lorrain, un petit Fragonard savoureux « Satyre et bacchantes », des Delacroix en grand nombre, de superbes Corot, Millet, Daumier, Courbet, et puis une importante représentation d’impressionnistes et post-impressionnistes dont un des tout meilleur Utrillo « Le dcb3fced1e172be4fd2e68b61d12f77f.jpgmoulin de la galette sous la neige » et trois Van Gogh de la période d’Arles.

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    fd04d23ce9beeff4fc550faa25bf21f8.jpg     Renoir est le plus représenté avec 13 toiles et je dois reconnaître que ma passion pour ce peintre a vraiment pris forme le jour de ma visite dans ce musée. Je l’appréciais déjà beaucoup auparavant mais la vision de deux de ses toiles me porta le coup de grâce et m’obligea à m’asseoir devant elles un bon moment. Il c88500a6107561d58cbfeabc0d342453.jpgs’agissait de « Confidences », deux jeunes femmes aux tons vaporeux évoquant un bouquet de fleurs des champs ou quelques pêches bien mures (à croquer !) ; et puis un superbe nu « La dormeuse » : La femme est plongée dans un sommeil heureux qui la fait sourire. Sa pose de déesse magnifie sa peau nacrée transparente. Il s’agit assurément d’un des plus beau nu du peintre daté de 1897. 

     

         Je pourrais parler longuement de ce musée mais je vous laisse le plaisir de le découvrir. Ce n’est pas si loin…

     

                                                                                                                                    Alain

     

    -         Nicolas Poussin – Repos pendant la fuite en Egypte, 1632, huile sur toile 87 x 66 cm

    -         Jean-Honoré Fragonard – Satyre et bacchantes, 1773, huile sur toile 32 x 41 cm

    -         Claude Monet – La débâcle, 1881, huile sur toile 60 x 99 cm

    -         Edgar Degas – Loge de danseuse, 1878, huile sur toile 60 x 40 cm

    -        Vincent Van Gogh – La salle de la maison de santé à Arles, huile sur toile 72 x 91 cm

    -         Pierre-Auguste Renoir – Confidences, 1878, huile sur toile 61 x 50 cm

    -         Pierre-Auguste Renoir – La dormeuse, 1897, huile sur toile 82 x 66 cm

     

    -    Photos : Site Internet et catalogue du Römerholz – Winterthur, Suisse

     

     

  • Le Clos Normand, un jardin à Giverny - MONET Claude, 1900

     

    La maison rose

     

     

     

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         Au moins 300 mètres de queue… Une bonne heure d’attente… J’en étais sûr… Giverny c’est l’enfer !

       Pourtant, je m’arrange toujours pour y aller en semaine. Je repère une journée où la météo est favorable. Le casse-croûte, la bouteille d’eau et c’est parti. Une heure et demie de route, les boucles de la Seine, Vernon, le pont sur la droite qui enjambe le fleuve. Une petite route serpente ensuite directement jusqu’au vaste parking du musée.

         Je suis arrivé sur le coup de midi. La bonne heure… Et voilà le résultat ! Je me retrouve dans une file indéfinie, coincé entre un groupe de scolaires allemands qui me hurlent dans les oreilles et des japonais bardés de caméscopes et appareils photos miniatures. Les gens du « Soleil levant » arborent un sourire zen qui m’irrite.

         Je me résigne à une attente forcée. Des accents américains que je connais bien arrivent jusqu’à moi. Ces américains… Il y a toujours une flopée de touristes américains à Giverny. Ils font coup double : ils visitent le Musée d’Art Américain et se rendent ensuite à la maison de Monet située à peine 200 mètres plus loin.

         Je repense à la photo…

         Il y a un instant, je déambulais tranquillement sur le petit chemin bordé de fleurs qui mène à la maison de l’artiste, lorsqu’une jeune américaine, un reflex Canon en main, m’avait apostrophé dans un français imprécis :

         - Pouvez-vous faire photo devant maison de Monet ?

        Interloqué, je m’étais demandé pourquoi elle était plantée devant une vieille bicoque en ruine. Dans mon meilleur anglais, j’avais essayé de lui faire comprendre son erreur :

         - It is not the Monet’s house ! The good one is one hundred meters over there.

         - Non ! Je suis sûr ! C’est vraie maison !

         La pauvre ! Elle était certaine que la maison de Monet ne pouvait, compte tenu de son ancienneté, qu’être délabrée, au bord de l’effondrement, et non la belle maison soigneusement crépie de rose devant laquelle je poirotais actuellement. Devant son obstination, je n’avais pas insisté, avais saisi l’appareil photo et l'avais immortalisée devant la ruine. De toute façon, le souvenir restera le même et ses futurs enfants ne verront pas la différence sur la photo… Ces américains, je les adore !

         La file a pas mal avancé. J’entre enfin dans le musée, requinqué.

         - Messieurs dames, nous sommes désolés de vous faire savoir que le jardin d’eau est fermé pour travaux. Le ticket de l’entrée n’est valable que pour le jardin de fleurs.

         Un homme en chemisette d’un bleu délavé envoie cette annonce à chaque visage qui s’encadre dans la porte d’entrée. Les japonais n’ont rien compris à l'annonce et sourient toujours béatement. Les allemands se marrent, indifférents.

        Lamentable… J’ai attendu plus d’une heure pour ça…  Dire que je viens essentiellement pour revoir les nymphéas que Monet a immortalisés dans le monde entier... Quand les touristes japonais vont comprendre que l'étang n'est pas accessible, leur sourire va se figer… De plus, ils vont louper le fameux pont japonais…

         La journée commence bien… J’y suis, j’y reste ! Gonflés… ils n’ont même pas baissé le prix de l’entrée ! J’ai envie de taper sur le caissier. Je me retiens et paye.

         Je m’efforce de me calmer et me dirige vers le côté jardin de la maison du peintre.

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         C’est un curieux jardin. Il me surprend à chaque visite. J’en ai vu des jardins : des français réguliers et taillés de près, des « mixed borders » à l’anglaise, des méditerranéens luxuriants, sans compter les joyeux petits jardins de curés. Ce jardin là à une bobine différente des autres. Unique…

    241791e440133d87c8e5b1c2ac4eb85c.jpg     Des fleurs de toutes sortes et de tous formats se sont données rendez-vous ici. Les annuelles se mêlent aux vivaces, les fleurs les plus simples fréquentent les variétés les plus recherchées. Dahlias, campanules, rosiers, sauges, soucis, pavots, soleils, marguerites, lys… forment une palette multicolore où toutes les teintes se côtoient de façon un peu désordonnée.

     

         La maison rose rougit sous les lueurs de feux du massif de géraniums à ses pieds. Je descends l’allée extérieure qui mène habituellement à l’étang. J’enrage encore d’être privé des nénuphars et des effets de transparences que le peintre copiait inlassablement.

         La dernière fois que j'étais venu, un alsacien en visite à Giverny m’avait demandé avec un fort accent :

         -  Monet a vraiment souhaité cet étrange jardin ? 

          Je connaissais bien l’historique du jardin. Je répondis sans hésiter :

         -  Il a tout pensé ! Monet était un peintre jardinier, fou de fleurs. C’est l’œuvre d’une vie. Lorsqu’il s’installa ici il y f657a36c3a279dccd2738cc57255bbb2.jpgavait un verger de pommiers que l’on appelait le Clos Normand. Il arracha les arbres et créa son jardin en s’inspirant des traditions de jardins françaises, italiennes et anglaises. Cela donne le résultat original qui est sous vos yeux : un dessin en lignes droites avec des surfaces tirées au cordeau. Des arbustes et rosiers grimpants donnent du volume dans les plates-bandes. Les nombreuses variétés de fleurs posées de-ci de-là apportent la touche de folie de l’artiste… Vous n’aimez pas ? 

         L’alsacien n’avait pas répondu. Son regard explorait le foisonnement floral du décor. Il paraissait un peu perdu. J’insistai :

         - Vous savez, monsieur, les taches de couleurs ne sont pas posées au hasard ! Monet les orchestrait et reproduisait ensuite sur ses toiles toute cette beauté qui l’entourait.

         Mon interlocuteur se tripotait le nez avec application, peu attentif à mes explications. Il semblait pressé de continuer l’exploration du jardin. J’eus le tort de continuer à faire étalage de mes connaissances.

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    Claude Monet : Le jardin de Monet à Giverny, 1900, huile sur toile 81 x 92 cm, Paris, Musée d’Orsay 

        

        - L’artiste aimait peindre plusieurs toiles en même temps. Cela lui permettait de saisir les variations de la lumière aux diverses heures du jour. Vous devez sûrement connaître les « séries » qu’il réalisa sur le thème des meules, des peupliers, des matinées sur la Seine et, surtout, ses fameuses cathédrales de Rouen. Ces cathédrales… Il s’est usé les yeux à guetter des journées entières les moindres changements lumineux sur les vieilles pierres du monument ! ».

         L’alsacien peu intéressé par mon discours trop savant m’avait laissé en plan sans le moindre remerciement. Il s’était rapidement éloigné dans le jardin. L’ingratitude humaine…

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    Claude Monet : Une allée du jardin de Monet, Giverny, 1901, huile sur toile 80 x 92 cm, Vienne, The Österreichische Galerie

        

          Je contourne le jardin par le bas. Les allées intérieures sont réservées aux jardiniers. Installés devant l’allée centrale, les japonais mitraillent à tout va. Cette large allée est la plus belle du jardin. D’énormes roses grimpantes courent sur des arceaux en formant une voûte qui s’allonge jusqu’à la maison rose au fond. Des capucines orangées enflamment le sol.

         Devant moi, des enfants prennent quelques marguerites. C’est interdit. Le « solitaire de Giverny » les aurait certainement laissé faire. Il aimait les enfants. Savent-ils qu’ils cueillent des fleurs dans le jardin du « père de l’impressionnisme » ?

         J’ai fait le grand to64235c3803712f5c818ae0d543c66133.jpgur et me dirige vers la haute verrière qui servait d’atelier à l’artiste. Dans un poulailler, des volatiles se poursuivent en caquetant.

         Monet apprécierait son jardin aujourd’hui. Hormis les touristes qui arpentent les allées, l’ambiance que j’ai vue sur des photos anciennes est intacte. Le décor a gardé ce côté désuet d'autrefois. J’imagine le vieux peintre assis sur ce banc devant l’atelier, fumant sa pipe en attendant qu’Alice l’appelle pour le repas...

     

         Je sors.

     

    Claude Monet : Le jardin de Monet à Giverny, 1895, huile sur toile 81 x 92 cm, Zurich, Collection EG Bührle

         

        Les japonais rassasiés de photos sont en grande discussion sur le terre-plein faisant face du musée. L’un d’entre eux, petit, la figure mangée par de grosses lunettes de myope, s’avance vers moi. Son français est incroyable.

         - Savez-vous où est enterré le peintre Monet ?

         - Oui ! L’artiste repose dans le cimetière du petit village de Giverny. Suivez le chemin jusqu’à l’église à environ 800 mètres. La tombe est face à l’église. Vous la reconnaîtrez, c’est un grand monument sur la droite lorsque l’on monte vers l’entrée du cimetière. Il y a toujours du monde et souvent des fleurs… Vous aimez notre grand peintre national ?

         - Si je l’aime ? Au Japon, Monet est considéré comme le peintre de la lumière. C’est un immense artiste. Nous sommes venus en France exprès pour lui et ses amis impressionnistes. Hier, nous étions au Musée d’Orsay où beaucoup de leurs toiles sont exposées. Quelle émotion ! Notre seul regret est de ne pas avoir vu le jardin d’eau. Les Nymphéas...

         Le petit homme ne savait comment me remercier pour mon aide. Il voulut absolument me prendre en photo pour le souvenir.

       Il partit avec ses amis dans la direction que je lui avais indiquée. Soudainement, il se retourna et courut vers moi.

         - Donnez-moi votre adresse, je vous enverrai la photo !

     

                                                                                                                              Alain

     

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                
                                                                                                           

         Monet vivra 40 ans à Giverny, de 1883 à sa mort en 1926. Peu après son arrivée, de nombreux peintres étrangers, essentiellement américains, s’installeront au village. La réputation de Monet et surtout les paysages et la lumière changeante de la fe63e906daa67320f07f145c550a0248.gifNormandie les attiraient. 

       Durant une trentaine d’années, Giverny deviendra une importante colonie d’artistes. Monet se plaindra d’ailleurs parfois de ne pas pouvoir faire la moindre esquisse dans la campagne « sans se retrouver entouré de curieux ».