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Rechercher : un pastelliste heureux

  • Van Gogh écrivain : Arles - 11. janv./fév./mars 1889

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Autoportrait avec l’oreille bandée et pipe, janvier 1889, Collection Niarchos

     

          Terrible fin d’année 1888 pour Vincent Van Gogh ! : dispute avec son ami peintre Paul Gauguin et départ de celui-ci, mutilation de son oreille, venue de Paris en urgence de son frère Théo, séjour à l’hôpital en proie à un délire furieux, projet d’atelier du Midi anéanti. 

          Vincent sort de l’hôpital et rentre chez lui le 7 janvier. Le 9 janvier, il reçoit un faire part de fiançailles de son frère : Theodorus Van Gogh avec Johanna Bonger. Vincent n’a jamais rencontré la jeune femme originaire d’Amsterdam.

          La santé du peintre, tout au long du premier trimestre de l’année 1889, va être très perturbée : crises, hallucinations, grande fatigue.

          Il tient toujours à l’amitié de Gauguin qui lui demande un tableau de « Tournesols ». Malgré tout, il écrit à Théo : « Moi qui ai vu Gauguin de très très près, je le crois entraîné par l’imagination, par de l’orgueil peut-être, mais assez irresponsable. »

          La peinture lui manque : « Tout le monde aura peut- être un jour la névrose, le horla, la danse de Saint-guy ou autre chose. Mais le contrepoison n’existe-t-il pas ? dans Delacroix, dans Berlioz et Wagner ? ». Manquant de modèle, il va peindre cinq fois madame Roulin, la femme de son ami facteur.

          En date du 16 mars 1889, Théo s’inquiète fortement de l’état de son frère qui doit faire un nouveau séjour à l’hôpital d’Arles : « J’apprends que tu n’es pas encore mieux, ce qui me cause du chagrin. Je suis navré de savoir que maintenant que j’aurai probablement des jours de bonheur avec ma chère Jo, tu auras justement de bien mauvais jours. ». Théo doit se marier le 17 avril. Jamais son amour pour son frère ne s’est mieux exprimé que dans cette affirmation : « Tu as tant fait pour moi… »

      

    Lettre à Théo – vers le 19 mars 1889

     

          Vincent explique à son frère sa dramatique situation et tente de le rassurer.

     

    Mon cher frère,

    Il m’a semblé voir dans ta bonne lettre tant d’angoisse fraternelle contenue, qu’il me semble de mon devoir de rompre mon silence. Je t’écris en pleine possession de ma présence d’esprit et non pas comme un fou, mais en frère que tu connais. Voici la vérité : un certain nombre de gens d’ici ont adressé au maire (je crois qu’il se nomme M. Tardieu) une adresse (il y avait plus de 80 signatures) me désignant comme un homme pas digne de vivre en liberté, ou quelque chose comme cela.

    Le Commissaire de police ou le commissaire central a alors donné l’ordre de m’interner de nouveau.

    Toutefois est-il que me voici de longs jours enfermé sous clefs et verrous et gardiens au cabanon, sans que ma culpabilité soit prouvée ou même prouvable.

    Va sans dire que dans le for intérieur de mon âme j’ai beaucoup à redire à tout cela. Va sans dire que je ne saurais me fâcher, et que m’excuser me semblerait m’accuser dans un cas pareil.

    […]

    Si je ne retenais pas mon indignation, je serais immédiatement jugé fou dangereux. En patientant espérons, d’ailleurs les fortes émotions ne pourraient qu’aggraver mon état. C’est pourquoi je t’engage par la présente à les laisser faire sans t’en mêler.

    Aussi tu conçois combien cela m’a été un coup de massue en pleine poitrine quand j’ai su qu’il y avait tant de gens ici qui étaient lâches assez de se mettre en nombre contre un seul, et celui là malade.

    Bon, voilà pour ta gouverne ; en tant que quant à ce qui concerne mon état moral je suis fortement ébranlé, mais je recouvre quand même un certain calme pour ne pas me fâcher. D’ailleurs l’humilité me convient après l’expérience d’attaques répétées. Je prends donc patience.

    Le principal, je ne saurais trop te le dire, est que tu gardes ton calme aussi et que rien ne te dérange dans tes affaires. Après ton mariage nous pouvons nous occuper de mettre tout cela au clair, et en attendant, ma foi, laisse moi ici tranquillement. Je suis persuadé que M. le maire ainsi que le commissaire sont plutôt des amis et qu’ils feront tout leur possible d’arranger tout cela. Ici, sauf la liberté, sauf bien des choses que je désirerais autrement, je ne suis pas trop mal.

    […]

    Je ne te cache pas que j’aurais préféré crever que de causer et de subir tant d’embarras. Que veux tu, souffrir sans se plaindre est l’unique leçon qu’il s’agit d’apprendre dans cette vie.

    Mon cher frère le mieux reste peut-être de blaguer nos petites misères et aussi un peu les grandes de la vie humaine. Prends-en ton parti d’homme et marche bien droit à ton but. Nous autres artistes dans la société actuelle ne somme que la cruche cassée.

    Si je prends patience, cela ne saurait que me fortifier pour ne plus être tant en danger de retomber dans une crise. Naturellement moi qui réellement ai fait de mon mieux pour être ami avec les gens, et qui ne m’en doutais pas, cela m’a été un rude coup.

    A bientôt mon cher frère j’espère, ne t’inquiète pas. C’est une sorte de quarantaine qu’on me fait passer peut-être. Qu’en sais je ?

      

    Lettre à Théo – vers le 24 mars 1889

     

            A la demande de Théo, le peintre néo-impressionniste Paul Signac est venu voir Vincent pour lui remonter le moral. Signac écrit à Théo : « J’ai trouvé votre frère en parfait état de santé physique et morale. Le docteur Rey lui conseille de déménager, son voisinage lui étant hostile. C’est aussi le souhait de votre frère qui voudrait sortir le plus tôt possible de cet hospice où, en somme, il doit souffrir de cette continuelle surveillance. »

     

    Je t’écris pour te dire que j’ai vu Signac, ce qui m’a fait considérablement du bien. Il a été bien brave et bien droit et bien simple lorsque la difficulté se manifestait d’ouvrir ou non de force la porte close par la police, qui avait démoli la serrure. On a commencé par ne pas vouloir nous laisser faire et en fin de compte nous sommes pourtant rentrés. Je lui ai donné en souvenir une nature morte qui avait exaspéré les bons gens d’armes de la ville d’Arles, parce que cela représentait deux harengs fumés, qu’on nomme gendarmes comme tu sais.

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    Vincent Van Gogh –  Harengs sur une feuille de papier jaune, janvier 1889, collection privée

    [...]

    Rarement ou jamais j’ai eu avec un impressionniste une conversation de part et d’autre à tel point sans désaccords ou chocs agaçants.

    […]

    J’ai profité de ma sortie pour acheter un livre : Ceux de la glèbe de Camille Lemonnier. * J’en ai dévoré deux chapitres, c’est d’un grave, c’est d’une profondeur ! Attends que je te l’envoie. Voilà pour la première fois depuis plusieurs mois que je prends un livre en main. Cela me dit beaucoup et me guérit considérablement.

     * Ecrivain belge particulièrement fécond souvent surnommé « le Zola belge »

     

     

    Lettre à Théo – vers le 29 mars 1889

     

    Avant-hier et hier je suis sorti une heure en ville pour chercher de quoi travailler. En allant chez moi j’ai pu constater que les voisins proprement dits, ceux que je connais, n’ont pas été du nombre de ceux qui avaient fait cette pétition. Quoi qu’il en soit d’ailleurs, j’ai vu que j’avais encore des amis dans le nombre.

    […]

    J’ai fait venir encore quelques livres pour avoir quelques idées solides dans la tête. J’ai relu La case de l’oncle Tom, tu sais le livre de Beecher Stowe sur l’esclavage, les Contes de Noël de Dickens, et j’ai donné à M. Salles Germinie Lacerteux. *

    * livre de Edmond et Jules de Goncourt contant l’histoire tragique d’une fille du peuple montée à Paris pour travailler comme domestique

     

     peinture,écriture,van gogh,arlesEt voila que pour la 5me fois je reprends ma figure de la « Berceuse ». […] Je cherche à faire une image telle qu’un matelot qui ne saurait pas peindre, en imaginerait lorsqu’en pleine mer il songe à une femme d’à terre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  La berceuse Augustine Roulin, janvier 1889, Museum of Fine Arts, Boston

     

     A l’hospice ils sont très prévenants pour moi de ces jours ci, ce qui - comme bien d’autres choses – me confond et me rend un peu confus.

    […]

    Ah ! Il ne faut pas que j’oublie de te dire une chose à laquelle j’ai très souvent pensé. Par hasard tout à fait dans un article d’un vieux journal je trouvais une parole écrite sur une antique tombe dans les environs d’ici à Carpentras.

    Voici cette épitaphe très très très vieille, du temps mettons de la Salammbô de Flaubert.

    « Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d’Osiris, qui ne s’est jamais plainte de personne. »

    Si tu voyais Gauguin tu lui raconterais cela. Et je songeais à une femme fanée, tu as chez toi l’étude de cette femme qui avait des yeux si étranges, que j’avais rencontrée par un autre hasard.

    Qu’est ce que c’est que ça « elle ne s’est jamais plainte de personne » ? Imaginez une éternité parfaite, pourquoi pas, mais n’oublions pas que la réalité dans les vieux siècles a cela : « et elle ne s’est jamais plainte de personne ».

    […]

    Maintenant tu me parles du « vrai Midi »et moi je disais que enfin il me semblait que c’était plutôt à des gens plus complets que moi, d’y aller. Le « vrai Midi » n’est ce pas un peu là où l’on trouverait une raison, une patience, une sérénité suffisante pour devenir comme cette bonne « Thébé, fille de Thelhui, prêtresse d’Osiris, qui ne s’est jamais plainte de personne ». *

     * Curieuse pensée dont j’ai cherché le sens. Je tente de l’expliquer : dans un courrier récent à Vincent, Théo faisait allusion à un lieu hypothétique qu’il appelait « le vrai Midi ». Ce lieu se trouverait en dehors d’Arles, dont les habitants rejettent Vincent, un Midi où son frère se sentirait bien, enfin chez lui, où son art pourrait s’exprimer pleinement. « Je laisse cela pour des gens plus complets, plus entiers que moi. Je ne suis bon que pour quelque chose d’intermédiaire et de second rang et effacé», lui répondit Vincent. Je suppose qu’il voulait sans doute parler de cette fragilité handicapante, cette maladie, qui le suivait partout, que ce soit dans le Nord ou le Midi, et qui nuirait dorénavant à sa production artistique.

      

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    Vincent Van Gogh –  Crabe sur le dos, janvier 1889, Van Gogh Museum, Amsterdam

    (Vincent pourrait avoir peint ce crabe d’après des gravures japonaises sur le même sujet. A moins que ce ne soit une étonnante métaphore de son état de mal-être actuel : sur le dos...)

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 11. Avril 1866/mai 1868

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Mon Courbet à moi, est simplement une personnalité. Le peintre a commencé par imiter les flamands et certains peintres de la Renaissance ; mais sa nature profonde se révoltait, et il se sentait entraîné par toute sa chair – par toute sa chair entendez-vous ? – vers le monde matériel qui l’entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu et vigoureux, il avait l’âpre désir de serrer entre ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein terreau. »

     

    Emile Zola

    L’Evénement illustré, mai 1866

     

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    Gustave Courbet – Jo la belle irlandaise, 1866, Na

     

    Lettre à Urbain Cuenot – Paris, le 6 avril 1866

     

    Mon cher Urbain,

    Ils sont enfin tués. Tous les peintres, toute la peinture est sens dessus dessous. Le comte de Nieuwerkerke m'a envoyé dire que j'avais fait deux chefs-d’oeuvres, et qu'il était enchanté. Tout le jury a dit la même chose sans aucune objection. J'ai le grand succès de l'exposition sans conteste. On parle de la médaille d'honneur, de la croix d'honneur, est-ce que je sais ? Les paysagistes sont étendus morts. Cabanel a fait des compliments de la Femme (La Femme au perroquet) ainsi que Pils, que Baudry. II y a longtemps que je te disais que je leur ménagerais ce coup de poing en pleine figure. Tas de crapules, ils l'ont attrapé. Figure-toi que l'on dit dans Paris que l'administration est charmante, et que tout le mal qui en ressort provient des peintres. Te rappelles-tu du tiroir de lettres que Nieuwerkerke m'a fait voir un jour, où il y avait plus de trois cents lettres écrites contre moi, qui ne laissaient rien à dire.

     

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    Gustave Courbet – La Femme au perroquet, 1866, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

     Lettre à Juliette Courbet – Paris, le 6 avril 1866 

         

         Invité chez un de ses mécènes, le comte de Choiseul, Courbet joue les grands seigneurs dans ce milieu luxueux qui semble beaucoup lui plaire. Je ne montre qu’une partie de cette longue lettre. 

     

    Je suis venu à Deauville, où M. de Choiseul me priait de venir depuis longtemps. […] Ici je suis dans un paradis terrestre, seul avec ce jeune homme qui est vraiment charmant. Il possède les vraies et grandes mœurs distinguées des temps les mieux élevés de la France. Il m’est nécessaire parce qu’il faut que je lutte contre Nieuwerkerke (surintendant des Beaux-Arts) qui est une canaille comme tout son monde et qu’il m’a fait dire que, tant qu’il serait où il est, je n’aurais aucun achat et qu’il ferait ce qu’il pourrait contre moi. M. de Choiseul me dit qu’on a une peur extrême de moi au Palais et qu’il donnerait tout au monde pour me rallier à eux. Je leur ai échappé encore une fois cette année (Courbet n’obtient pas de récompense au Salon de 1866). Je ne veux ni peu ni beaucoup faire partie de cette bande malgré la fortune énorme que ça pourrait me rapporter. Du reste ils n’en ont plus que pour un ou deux ans. 

    La manière d’être ici est très simple comme mœurs, mais le luxe est extrême. Il y a 6 domestiques pour nous servir. Les hommes sont en cravate blanche, en habit noir, en escarpins comme les préfets en soirée. La table est chargée de vaisselle plate, d’ustensiles en argent ciselé, une corbeille de fleurs au milieu de la table, les fruits les plus splendides aux quatre coins de la corbeille, tous les vins imaginables. Le salon, ainsi que toute la maison, est tendu de pou-de-soie lamé de roseaux et la teinte est gris perle. […] Un piano à queue et des divans bas partout. Une femme de service brûle des parfums du haut en bas de la maison plusieurs fois par jour. […] Dans les alentours de la maison jusqu’à la mer, il y a des corbeilles de fleurs composées avec goût.

    Tous les matins je prends un bain de mer, je sors de mon lit, on m’apporte un peignoir et un caleçon, je vais dans la mer qui est sous ma fenêtre. 

     

     

         Le Salon de 1866 est organisé en mai. Courbet présente deux tableaux dont « La Femme au perroquet ». A cette occasion, l’écrivain Emile Zola publie « Son Salon » dont voici quelques extraits. Un texte admiratif sur la peinture de Gustave Courbet :

     

     

    15 mai 1866

     

         « Il y a, en ce moment, une excellente comédie qui se joue, au Salon, en face des tableaux de Courbet. […] Il est bon parfois d’interroger la foule.

         Cette année, il est admis que les toiles de Courbet sont charmantes. On trouve son paysage exquis et son étude de femme très convenable. J’ai vu s’extasier des personnes qui, jusqu’ici, s’étaient montrées très dures pour le maître d’Ornans. Voilà qui m’a mis en défiance. J’aime à m’expliquer les choses, et je n’ai pas compris tout de suite ce brusque saut de l’opinion publique.

         Mais tout a été expliqué, lorsque j’ai regardé les toiles de plus près. Je l’ai dit, la grande ennemie, c’est la personnalité, l’impression étrange d’une nature individuelle. Un tableau est d’autant plus goûté qu’il est moins personnel. Courbet, cette année, a arrondi les angles trop rudes de son génie ; il a fait patte de velours, et voilà la foule charmée qui le trouve semblable à tout le monde et qui applaudit, satisfaite de voir enfin le maître à ses pieds.

         […] Rien ne m’a paru plus curieux que ce fait d’un esprit puissant, admiré justement le jour où il a perdu quelque chose de sa puissance. 

        […] Au temps de la « Baigneuse » et du « Convoi d’Ornans », Courbet prêtait à rire, Courbet était lapidé par le public scandalisé. Aujourd’hui, personne ne rit, personne ne jette des pierres. Courbet a rentré ses serres d’aigle, il ne s’est pas livré entier, et tout le monde bat des mains, tout le monde lui décerne des couronnes.

         Il m’a été donné de voir rue Hautefeuille, dans l’atelier du maître, pendant une de ses absences, certains de ses premiers tableaux. […] En fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d’une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu’à la vérité. Courbet appartient à la famille des faiseurs de chair.

         On parle de la grande médaille. Si j’étais Courbet, je ne voudrais pas, pour « La Femme au perroquet », d’une récompense suprême qu’on a refusée à « La Curée » et aux « Casseurs de Pierres ». J’exigerais qu’il fût bien dit qu’on m’accepte dans mon génie et non dans mes gentillesses. Il y aurait pour moi je ne sais quelle pensée triste dans cette consécration donnée à deux de mes œuvres que je ne reconnaîtrais pas comme les filles saines et fortes de mon esprit.»

     

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    Gustave Courbet – Le sommeil, 1866, Musée du Petit Palais, Paris   

     

         Je m’interroge… 

        Dans « Son Salon » Emile Zola émet une critique à propos des deux œuvres présentées au Salon de 1866 par Courbet. Il regrette que ses toiles soient charmantes, très convenables. Son opinion aurait certainement été totalement modifiée s’il avait vu les tableaux peints secrètement par l’artiste au cours de cette même année. 

         Sulfureux tableaux… Ils ne sont pas destinés à être montrés au public… 

      En 1866, Khalil-Bey, richissime diplomate turco-égyptien, ex-ambassadeur de Turquie à Saint-Pétersbourg, grand collectionneur, est le destinataire de ces toiles. Dans un premier temps, il a passé commande à Courbet d’un tableau correspondant à son goût pour les jolies femmes : « Le sommeil », voluptueuse scène amoureuse entre deux femmes, l’une brune, l’autre blonde, dormant étroitement enlacée. Cette toile fait écho à la toile d’Edouard Manet, du même format, « L’Olympia », qui scandalisa Le Salon en 1865. 

         Le prix demandé par Courbet étant excessif, celui-ci aurait promis au diplomate, en supplément, une petite toile impossible. Ce sera « L’origine du monde », gros plan de sexe féminin que le collectionneur cachera derrière un rideau vert dans une pièce séparée de sa collection. Par la suite, cette toile passera dans diverses mains, dont celle du psychanalyste Jacques Lacan qui lui-aussi la cachera, pour finir son parcours dans la collection Courbet du Musée d’Orsay. 

       Courbet pouvait-il se douter que cette toile serait un jour exposée au public dans un grand musée parisien ?…

     

     

    Lettre à Alfred Bruyas – Paris, le 28 mai 1867

     

         En cette année 1867 se tenait l’Exposition universelle qui ouvrit en avril. Comme il fit déjà en 1855, Courbet fait construire un pavillon de manière à faire coïncider son exposition privée avec l’Exposition universelle. Le temps de faire construire, rassembler ses tableaux et concevoir un catalogue, l’exposition de l’Alma n’ouvrira que le 30 mai 1867.

     

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     Photo du pavillon de l’exposition privée de Gustave Courbet en marge de l’Exposition universelle de 1867

     

    Lettre à Jules Castagnary– Paris, 12 mai 1868

     

    Enfin Théophile Gautier est sorti de ses gonds, ce qui annonce définitivement la fin du romantisme, il l’explique lui-même. *  Il serait trop cruel d’empêcher un chat de crier quand on lui marche sur la queue.

    Son feuilleton de commande (la lettre ci-dessous), et officiel, est illogique tout le long (c’était donc bien la peine d’abandonner le romantisme en faveur du réalisme, ça est superbe). Quant au dessin, les romantiques ne sont pas experts. Quant à l’esthétique il n’y a que les romantiques qui l’ignorent par nature et par principe, et c’est avec cette arme que je les ai tués.

    Quand M. Gautier dit qu’il n’y a plus de bruit autour de son nom, il s’illusionne car au beau temps de la fureur, jamais article si violent que le sien d’aujourd’hui ne fut fait sur moi.

    Le romantisme et le classicisme de l’administration meurent. La rage va monter au paroxysme. C’est admirable.

     

    * Extrait de la lettre de Théophile Gautier dans « Le moniteur Universel » du 11 mai 1868 :

    « Il fut un temps où il se faisait un grand bruit autour de M. Courbet le maître peintre d’Ornans, comme il s’intitulait lui-même. « L’Enterrement à Ornans », « Les Casseurs de pierres, « Les Demoiselles de campagne » soulevaient des tempêtes ; on dénigrait, on exaltait l’artiste avec une violence extrême. Selon les uns, ses tableaux  ressemblaient à des enseignes à bière ; selon les autres, ils égalaient, s’ils ne dépassaient, les chefs-d’œuvre des grands maîtres. Il allait régénérer l’Ecole, lui infuser un sang jeune et généreux, la débarrasser de sa routine, de la tradition, et la ramener au vrai. Bien qu’il soit dénué de toute esthétique, on fit de lui l’apôtre du « Réalisme », un grand mot vide de sens, comme bien des grands mots. Quelques jeunes peintres, à la suite, parurent croire que le réel était hideux. […] Déjà le silence se fait devant les tableaux de M. Courbet. Il est dépassé, débordé et regardé comme un classique parmi la bande des prétendus novateurs. Autrefois, à travers des extravagances voulues et concertées pour attirer l’attention, M. Courbet laissait voir un vrai tempérament de peintre. […] Il faisait assez bien les chevreuils, les rochers et les paysages verts ; mais aujourd’hui il semble troublé, incertain et semble faire, un peu au hasard, des efforts pour retrouver sa popularité perdue ou du moins fort diminuée. »   

     

     

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 5. Juin 1853/nov. 1854

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Dans votre société si bien civilisée, il faut que je mène une vie de sauvage. Il faut que je m’affranchisse même des gouvernements. Le peuple jouit de mes sympathies. Il faut que je m’adresse à lui directement, que j’en tire ma science, et qu’il me fasse vivre. Pour cela, je viens donc de débuter dans la grande vie vagabonde et indépendante du bohémien. »

     

                                             Courrier de Gustave Courbet à Francis et Marie Wey, le 31 juillet 1850

     

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    Gustave Courbet – Le bord de la mer à Palavas, 1854, musée Fabre, Montpellier

     

      

    Lettre à Champfleury – Paris, vers juin 1853

     

         Humour…

         On ne peut faire confiance à un ami qui a séduit malhonnêtement une admiratrice du peintre en se faisant passer pour lui…

     

    Bornibus vient de baiser une femme du monde à ce qu’il paraît en mon nom. Aujourd’hui cela se gâte, il ne sait plus comme se tirer du pas. La femme vient de lui écrire une lettre parfumée mais malodorante, insultante au dernier degré. Il paraît que le faux Courbet se serait mal conduit. C’est un homme qui me fait une jolie réputation.

      

     

    Lettre à Alfred Bruyas (collectionneur et ami, acheteur des « Baigneuses » et de « La fileuse endormie") – Ornans, vers octobre 1853

     

     […]

    J’ai brûlé mes vaisseaux. J’ai rompu en visière avec la société. J’ai insulté tous ceux qui me servaient maladroitement. Et me voici seul en face de cette société.

    Il faut vaincre ou mourir. Si je succombe, on m’aura payé cher, je vous le jure. Mais je sens de plus en plus que je triomphe, car nous sommes deux et à l’heure qu’il est, à ma connaissance, seulement peut-être 6 ou 8, tous jeunes, tous travailleurs acharnés, tous arrivés à la même conclusion par des moyens divers. Mon ami, c’est la vérité, j’en suis sûr comme de mon existence, dans un an nous serons un million.

     

         Le peintre revendique le droit de s’émanciper de l’autorité de l’Etat. Il va se faire un ennemi pour des années du directeur des Beaux-Arts de l’Empire dont il raconte longuement leur première rencontre dans cette même lettre à Alfred Bruyas. Je retranscris dans sa quasi-intégralité cette histoire édifiante sur la pensée et la personnalité de Courbet.

      

    Je désire vous raconter un fait.

    Avant que je ne quitte Paris, M. Nieuwerkerke, directeur des Beaux-Arts, m’a fait inviter à déjeuner au nom du Gouvernement et, de crainte que je refuse son invitation, il avait pris pour ambassadeurs MM. Chenavard et Français, deux satisfaits, deux décorés.

    Je dois dire à leur honte qu’ils remplissaient un rôle gouvernemental vis-à-vis de moi. Ils préparaient mon esprit à la bienveillance et secondaient les vues de M. le directeur. D’autre part, ils auraient été contents que je me vendisse comme eux.

    Après qu’ils m’eurent bien conjuré d’être ce qu’ils appelaient « bon enfant », nous nous rendîmes au déjeuner, chez Douix, au Palais-Royal où M. Nieuwerkerke nous attendait. Aussitôt qu’il m’aperçut, il s’élança sur moi en me pressant les mains et s’écriant qu’il était enchanté de mon acceptation, qu’il voulait agir franchement avec moi et qu’il ne dissimulait pas qu’il venait pour me convertir. […] Il continua en me disant que le gouvernement était désolé de me voir aller seul, qu’il fallait modifier mes idées, mettre de l’eau dans mon vin, qu’on était tout porté pour moi, que je devais pas faire la mauvaise tête, etc., toutes sortes de sottises de ce genre. Puis il termina le discours d’entrée en me disant que le gouvernement désirait que je fasse un tableau dans toute ma puissance pour l’Exposition de 1855. […] Il mettrait pour condition que je présente une esquisse et que le tableau fait, il serait soumis à un comité d’artistes que je choisirais et à un comité qu’il choisirait de son côté.

    Je vous laisse penser dans quelle fureur je suis entré après une pareille ouverture. Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien à tout ce qu’il venait de dire. […] Je continuai en lui disant que je considérais son gouvernement comme un simple particulier, que lorsque mes tableaux lui plairaient, il était libre de me les acheter. […] Je continuai en lui disant que j’étais seul juge de ma peinture que j’avais fait non pour faire de l’art pour l’art, mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle et que j’étais arrivé par l’étude de la tradition à m’en affranchir et que moi seul, de tous les artistes français mes contemporains, avais la puissance de rendre et traduire d’une façon originale et ma personnalité et ma société. Ce à quoi il me répondit : « M. Courbet, vous êtes bien fier ? – Je m’étonne lui dis-je, que vous vous en aperceviez seulement. Monsieur, je suis l’homme le plus fier et le plus orgueilleux de France. » 

    Cet homme, qui est le plus inepte que j’ai rencontré peut-être de ma vie, me regardait avec des yeux hébétés. Il était d’autant plus stupéfait, qu’il avait dû promettre à ses maîtres et aux dames de la cour qu’il allait leur faire voir comment on achetait un homme pour 20 ou 30 mille ! Il me demanda encore si je n’enverrais rien à cette exposition. Je répondis que je ne concourais jamais puisque je n’admettais pas de juges, que pourtant il pourrait se faire que je leur envoie par cynisme mon « Enterrement » qui était mon début et mon exposé de principes.

    […]

    Il continua en me disant qu’il était bien malheureux qu’il se trouve au monde des gens comme vous, qu’ils étaient nés pour perdre les plus belles organisations et que j’en serais un exemple frappant. Je me suis mis à rire aux larmes en lui assurant qu’il n’y aurait que lui et les académies qui en souffriraient.

    Je n’ose vous parler d’avantage de cet homme, je crains de vous ennuyer par trop.

     […]

     

      

    Lettre à Alfred Bruyas – Ornans, vers le 3 mai 1854

      

    J’ai fait dans ma vie bien des portraits de moi, au fur et à mesure que je changeais de situation d’esprit ; j’ai écrit ma vie, en un mot. Le troisième était le portrait d’un homme râlant et mourant.

      

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      Gustave Courbet – L’homme blessé, 1854, musée d’Orsay, Paris

     

    […] Oui, mon cher ami, j’espère dans ma vie réaliser un miracle unique, j’espère vivre de mon art pendant toute ma vie sans m’être jamais éloigné d’une ligne de mes principes, sans jamais avoir menti un seul instant à ma conscience, sans même avoir jamais fait de la peinture large comme la main pour faire plaisir à qui que ce soit, ni pour être vendue.

    J’ai toujours dit à mes amis (qui s’épouvantaient de ma vaillance et qui craignaient pour moi-même) : ne craignez rien. Devrais-je parcourir le monde entier, je suis sûr de trouver des hommes qui me comprendront ; n’en trouverais-je que cinq ou six, ils me feront vivre, ils me sauveront.

    Me voilà prêt, je pars pour Montpellier. Je quitterai Ornans lundi prochain. […] J’ai hâte de partir, car je me réjouis beaucoup de ce voyage, de vous voir et du travail que nous ferons ensemble.

      

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    Gustave Courbet – La rencontre, ou Bonjour monsieur Courbet, 1854, musée Fabre, Montpellier 

       

         Durant cet été 1854, chez Alfred Bruyas, l’artiste va peindre « La rencontre ou Bonjour Monsieur Courbet », l’emblème du musée Fabre à Montpellier. Il s’agit certainement de  l’œuvre la plus populaire de l’artiste car souvent reproduite.

         Théophile Silvestre donne une description de la scène : « Par un midi torride, éclatant et poudreux de juin 1854, M. Bruyas, revenant de la ville de Mey, et Courbet arrivant d’Ornans, se rencontrent, l’un attendant l’autre : - Salut ! – M. Bruyas, précédé de son chien Breton et suivi de son domestique Calas ; Courbet, sac au dos, guêtré, en manches de chemise, bourdon en main, plus fier que la fierté, et portant dans les cieux son front audacieux. M. Bruyas est cordial et simple, le bon Calas respectueux, Breton étonné, et Courbet est… Courbet. »

         Le collectionneur Alfred Bruyas, avec l’aide de Courbet, compte jouer un rôle prépondérant dans le développement de la peinture de son temps. Ils ont l’un et l’autre une même foi dans l’art et dans son pouvoir de transformer la société toute entière.

         Dans ce tableau, le peintre reprend le schéma de l’estampe populaire. Artiste voyageur par excellence, il se montre dans l’image d’un marcheur infatigable déterminant un comportement indépendant sur le plan moral et social.

         Le 5 mars 1855, il écrit à Bruyas : « Mon ami Français me dit qu’il a vu une photographie de « La rencontre » et que ce tableau fait déjà beaucoup de bruit dans Paris. »

         Le 11 mai 1855, il lui dit, enthousiaste : « Votre tableau « La rencontre » fait un effet extraordinaire. Dans Paris on le nomme : « Bonjour Monsieur Courbet », et les gardiens de l’exposition sont déjà occupés à conduire les étrangers devant mes tableaux, « Bonjour Monsieur Courbet » a un succès général. »

         Une fois de plus, Courbet a réussi à créer l’événement. Son tableau est moqué,  caricaturé :

         Le dessinateur Quillenbois, dans « L’illustration" le 21 juillet 1855, montre deux hommes se
    peinture,courbet,ornans,réalismeprosternant devant C
    ourbet : « L’adoration de M. Courbet, imitation réaliste de l’adoration des mages. »

     

     

     

     

     

         Amusant… Cette caricature montre bien le côté messianique du peintre qui horripilait tant Baudelaire. En effet, il se présentait volontiers, comme le tableau l’inspire, un apôtre prêchant la bonne parole du réalisme. Parfois, il nommait son autoportrait « L’homme à la pipe », cédé à Bruyas, « Le Christ à la pipe ».

         La chansonnette s’en donne également à cœur joie :

    « As-tu vu la binette

    La binette, nette, nette

    As-tu vu la binette

    La binette au grand Courbet ? »

     

     

    Lettre à Alfred Bruyas – Ornans, vers novembre 1854

     

    J’ai eu bien des tourments depuis vous. Ma vie est si pénible que je commence à croire que mes facultés morales s’usent. Avec ce masque riant que vous me connaissez, je cache à l’intérieur le chagrin, l’amertume, et une tristesse qui s’attache au cœur comme un vampire. Dans la société où nous vivons il ne faut pas beaucoup travailler pour trouver le vide. Il y a vraiment tant de bêtes, que c’est décourageant, à tel point qu’on redoute de développer son intelligence dans la crainte de se trouver dans une solitude absolue.

    […] Malgré tout cela, je suis parvenu à faire l’esquisse de mon tableau*. […] Cela fait le tableau le plus surprenant qu’on puisse imaginer. Il y a 30 personnages grands comme nature. C’est l’histoire morale et physique de mon atelier. Ce sont tous les gens qui me servent et participent à mon action.

    […] J’espère faire passer la société dans mon atelier, faire connaître ainsi mes propensions et mes répulsions. J’ai deux mois et demi pour l’exécution et il faudra encore que j’aille à Paris faire les nus, si bien que, tout compté, j’ai deux jours par personnage. Vous voyez que je n’ai pas à m’amuser.

     

    * Le peintre commence à travailler sur une toile de très grand format, immense fresque qui sera appelée « L’atelier du peintre ». Il espère qu’elle sera prête pour l’Exposition Universelle de 1855. J’en parlerai dans le prochain article.

      

     

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    Gustave Courbet – Autoportrait au col rayé, 1854, musée Fabre, Montpellier

     

      

     

  • Vert... Noir...

     

    MONET Claude - La femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle, Brême 

     

     

     

         Il ne restait que peu de temps avant la fin des délais d’inscription au Salon de 1866. Monet voulait présenter une toile qui accompagnerait son Pavé de Chailly. « Il me faut quelque chose de solide qui plaira au jury ». Il ne décolérait pas de n’avoir pu terminer à temps son Déjeuner sur l’herbe, son « énorme tartine » comme son ami Eugène Boudin avait surnommé l’immense toile. Pour le moment, elle restait dans un coin de l’atelier. On verrait plus tard…

        Le peintre avait beaucoup apprécié Camille, la jeune femme qui était venue vers lui l’été dernier alors qu’il peignait tranquillement en forêt de Fontainebleau. Les divers rôles de modèle tenus par celle-ci dans le Déjeuner l’avaient comblé. A nouveau, il avait souhaité la mettre à contribution. « J’accepte monsieur Monet » lui avait-elle dit de la même petite voix d’adolescente de dix-huit ans qui l’avait ému le jour de leur première rencontre. Il fallait faire vite, le Salon ouvrant ses portes au printemps.

     

     

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         L’hiver finissant est froid. Camille pose en intérieur. Monet veut la peindre dans un format spectaculaire, grandeur réelle. Qui se voit… Pour ne pas brusquer le jury et le public du Salon, il adopte un style restant académique, la lumière venant de l’arrière du personnage dans un effet de clair-obscur.

         Bourgeoise parisienne, la jeune femme porte une élégante veste bordée de fourrure. Le noir de la veste semble se fondre dans le fond sombre d’où émerge, lumineux, le beau visage régulier. La pose est théâtrale : les yeux baissés, elle se retourne à demi, une expression coquette se dessinant sur son profil, sa main tient la bride de son petit chapeau orné de plumes.

        La fourrure blonde garnissant le bas de la veste repose sur une longue jupe traînante à bandes noires et vertes qui s’étale en larges plis souples satinés. Ce vert … Monet ne voit que lui. Fougueusement, son pinceau attrape l’émeraude pure de sa palette et la dépose sur la jupe dans un méthodique jeu de rayures. Vert… Noir… Noir… vert.

         Emporté par sa fièvre créatrice, quatre jours suffisent à l’artiste pour terminer le portrait. Il ne restera que quelques retouches à faire au dernier moment. La jeune fille est superbe. Une touche d’amour a été posée sur la toile.

         Dès l’ouverture du Salon, le tableau suscite un concert de louanges. Un critique écrit : « La jeune femme traîne une magnifique robe de soie verte, éclatante comme les étoffes de Paul Véronèse ». C’est un nouveau succès pour Monet qui vient après celui de l’année précédente où il présentait deux marines peintes sur sa chère côte normande.

        Emile Zola est le plus élogieux. Dans le journal l’Evénement, il commente le Salon pour la première fois, et ne mesure pas son enthousiasme :

        « J’avoue que la toile qui m’a le plus arrêté est la Camille de M. Monet. C’est là une peinture énergique et vivante. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides, las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j’ai aperçu cette jeune femme traînant sa longue robe et s’enfonçant dans le mur, comme s’il y avait eu un trou. Vous ne sauriez croire combien il est bon d’admirer un peu, lorsqu’on est fatigué de rire et de hausser les épaules.

         Je ne connais pas Monsieur Monet. Je crois même que jamais auparavant je n’avais regardé attentivement une de ses toiles. Il me semble cependant que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte toute une histoire d’énergie et de vérité.

         Eh oui ! voilà un tempérament, voilà un homme dans la foule de ces eunuques. Regardez les toiles voisines et voyez quelle piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre ouverte sur la nature. Ici, il y a plus qu’un réaliste, il y a un interprète délicat et fort qui a su rendre chaque détail sans tomber dans la sécheresse. Voyez la robe. Elle est souple et solide. Elle traîne mollement, elle vit, elle dit tout haut qui est cette femme… »

     

        Une réussite… Comment qualifier la prestation de la jolie Camille ? Elle vient de faire une entrée remarquée dans l’histoire de la peinture. En l’espace de quelques mois, elle est devenue le modèle de Claude Monet, mais aussi sa nouvelle compagne.

         L’artiste songe déjà à en faire son modèle favori pour ses travaux à venir.

     

     

     

  • VERMEER AU LOUVRE : La Dentellière

     

    VERMEER Johannes - La Dentellière, 1670, musée du Louvre, Paris

     

     

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         Je la devine… Elle est là…

     

       Derrière les crânes immobiles, je perçois la présence de la jeune femme que j’avais rencontrée pour la première fois, il y a quelques années, par une sombre journée de novembre dans la salle des peintures hollandaises du Louvre. Un imposant groupe de personnes était pratiquement scotché contre le mur de gauche de la salle, agglutiné devant une toile comme des abeilles devant une ruche. Une jeune femme qui tentait péniblement de lorgner la chose encadrée avait remarqué mon étonnement et m’avait lancé : « A chaque fois que je viens, c’est pareil ! Pas étonnant, c’est La Dentellière de Vermeer ! ». J’avais complètement oublié ce peintre intimiste hollandais tombé longtemps dans l’oubli qui avait été redécouvert au 19e par un français au nom étrange : Thoré-Bürger. Une aura mystérieuse entourait le nom de cet artiste énigmatique : Johannes Vermeer…

         La jeune femme m’avait également appris que sur le mur de droite, dans la même salle, un deuxième tableau du peintre était accroché : L’Astronome. « Les deux seules toiles possédées par la France, avait-elle ajouté ». Devant La Dentellière j’avais ressenti un sentiment indéfinissable… La comparaison entre la toile de Vermeer et celles, toutes proches, de Gerard Ter Borch, Gabriel Metsu, Gerard Dou et Pieter de Hooch, pourtant les meilleurs du genre, que je venais d’admirer précédemment dans les salles hollandaises, m’avait paru sans appel : celles-ci me paraissaient fades, sans éclat. J’étais fasciné, comme groggy. Je m’étais assis face au tableau. La jeune femme qui était encore présente m’avait dit : « C’est un choc ! Cela fait toujours comme ça la première fois ». Avais-je déjà ressenti une telle émotion ? Il ne s’agissait plus de peinture, j’étais devant quelque chose d’autre, d’indéfinissable…

     

         Aujourd’hui la foule est encore plus dense que lors de ma première rencontre avec la toile. Toute possibilité d’approche semblait illusoire lorsque j’eus un coup de chance : Je sentis la main légère d’un jeune garçon posée sur mon bras. Il s’exclama : « Allez-y monsieur, j’ai terminé, je vous la laisse ! ».

         La toile est minuscule, la plus petite de l’exposition : 24,5 x 21 cm. La jolie brodeuse peinture,vermeer,hollande,louvre,peintres hollandaismédite sur son ouvrage. Une harmonie en bleu et jaune… Contrairement à la plupart des toiles de l’artiste, la lumière n’est pas filtrée par une fenêtre à petits carreaux venant de la gauche. Elle tombe de la droite sur le profil de la jeune femme.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         Une délicate vibration lumineuse irrigue la toile dans ses moindres détails et fait chanter les couleurs. Je cligne légèrement les yeux, comme le ferait un photographe pour vérifier lespeinture,vermeer,hollande,louvre,peintres hollandais contrastes devant le paysage convoité. Il ne s’agit pas d’un clair-obscur à la Rembrandt où les ombres sont réservées à l’arrière-plan ; ici de fines nuances colorées dispersent les sombres et les clairs sur l’ensemble du motif. Des teintes complémentaires judicieusement juxtaposées se répondent entre elles et égayent l’œil : le bleu du coussin contre le jaune du corsage ; des fils rouges s’échappent du sac à couture et se déversent sur le tapis vert de la table. Des gouttelettes de peinture essaiment les fils ainsi que le col du corsage. Les contours du visage et des mains du personnage sont peu marqués : curieuse impression de pas fini, peu courante dans la peinture de cette époque.

     

     

     

        Vermeer a certainement vu la toile à peine plus grande de son confrère Gerard Dou montrant une autre dentellière. Toutefois, il ne s’inspirera pas du visage aguicheur de la jeune femme, ni de cet encadrement théâtral avec un rideau rouge relevé présenté par son collègue.

     

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    Gerard Dou – Jeune femme à sa dentelle, 1667, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

     

         Une atmosphère mystérieuse entoure le tableau… Plus aucun visiteur ne parle autour de moi. Cette peinture est lumineuse, d’une simplicité grandiose, pensai-je. Je flottais dans un monde étrange où je ne voyais que la dentellière et ses doigts si fins.

        Le face-à-face dura un long moment. La femme au doux visage devait percevoir ma présence car il me semblait percevoir un sourire complice sur ses lèvres. Un choc en plein sur une vertèbre lombaire déjà douloureuse me ramena à la réalité. Les grands yeux verts effrontés d’une adolescente étaient plantés dans les miens. Je compris qu’il fallait laisser la place à mon tour, le message de La Dentellière ne m’était pas réservé.

      

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       Des bouffées d’optimisme me submergeaient en quittant la brodeuse. Une sorte de jouissance paisible, un de ces instants de bonheur fugitif que l’on ressent parfois sans trop savoir pourquoi.

     

     

  • VERMEER AU LOUVRE : La jeune fille au collier de perles

     

    VERMEER Johannes -  La jeune fille au collier de perles, 1664, Gemäldegalerie, Berlin

     

     

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         - Non, monsieur, ce n’est pas La jeune fille à la perle de Johannes Vermeer !

         - Pourtant j’ai entendu à la radio qu’elle serait dans l’exposition…

         - Puisque je vous dis que ce n’est pas elle ! Vous confondez, monsieur. Le tableau qui est accroché devant nous se nomme La jeune fille au collier de perles. Cela n’a rien à voir…

         Plantés à mes côtés, un homme moustachu et une dame, affublée d’énormes montures de lunettes en écaille, se disputent sur le titre de la toile. J’interviens. 

         - Madame a raison, monsieur. Malheureusement, la fameuse « Joconde du Nord » ou Jeune fille à la perle est restée chez elle à La Haye. Le Mauritshuis n’a pas voulu se séparer, avec la Vue de Delft, de ses deux chefs-d’œuvre de l’artiste qui font la renommée du musée. Dommage pour l’exposition du Louvre qui aurait atteint des sommets… Mais vous ne perdez pas trop au change, cette toile-ci est superbe.

         Déçu, l’homme me dévisagea, regarda une dernière fois le tableau, puis s’éloigna. La dame le suivit en me souriant. Elle me lança d’un air moqueur : « La jeune fille à la perle ? Il n’a pas dû voir le film… ».

     

       Je scrute le petit tableau qui vient d’un musée berlinois. J’ai lu que le français Thoré-Bürger, qui découvrit Vermeer au 19e, avait acquis cette œuvre qu’il trouvait « délicieuse ». Dans les années 1662–1665, Vermeer peignit plusieurs jeunes femmes seules, debout, occupées à une activité quotidienne. J’ai hâte de voir la superbe Femme à la balance qui est présente dans l’exposition.

         De l’or, je perçois de l’or !

       Je ne retrouve pas les bleus et ocres habituels du peintre. Les jaunes de la veste et des rideaux se reflètent sur le mur blanchâtre, vide. L’effet est saisissant… Posé sur la table, une peinture,vermeer,hollande,louvremasse brune de tissu est coupée par une diagonale de lumière. Ainsi, deux triangles séparent la composition : pénombre et clarté, formant un contraste puissant. A l’origine, le peintre avait placé une carte murale sur le mur et un luth sur la chaise. Trop de détails... Il les enleva afin d'orienter l’attention uniquement sur le personnage.

        La jeune femme attentive baigne dans une lumière qui l’enveloppe d’un halo lumineux doré. Elle est en train d’ajuster son collier de perles. Très élégante, elle porte une veste de satin jaune bordée d’hermine duveteuse. Je remarque la petite touche de couleur qui égaie ses cheveux : un ruban orangé en étoile.

        A quoi pense-t-elle ? Elle semble être arrêtée au milieu de sa toilette, surprise au moment où ses mains potelées hésitent devant son miroir pour attacher les rubans du collier glissé autour de son cou. Toujours cette perle qui brille à son oreille comme chez la plupart des femmes peintes par l’artiste.

     

        Accrochée non loin, une toile de Frans van Mieris Femme à son miroir montre la même
    scène dans un effet de clair-obscur. Rêveuse, la jeune femme pose langoureusement en exhibant un décolleté profond, sensuel. Une servante noire lui tend un coffret à bijou. La lettre ouverte sur la table provient certainement d'un amant...

        Dans la scène peinte par Vermeer, aucune connotation amoureuse n’apparaît. L’attache du collier est la seule préoccupation de la jeune femme.

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    Frans van Mieris – Femme à son miroir, 1662, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie

     

         Une autre jeune femme est ravissante : celle de Gerard Ter Borch. Ce peintre ne se lasse pas de peindre sa jeune sœur Gesina au profil si fin. J’ai déjà vu plusieurs toiles la représentant.
    Dans cette scène intime, elle est debout près de son lit et ajuste son corset de satin jaune. Derrière elle, la servante examine le miroir dans lequel la jeune fille se reflète.

       Comme dans la toile précédente de Van Mieris, une servante s’occupe de la femme, mais leurs intentions sont différentes.

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    Gerard Ter Borch – Jeune femme à sa toilette, 1651, Metropolitan Museum of Art, New york

         

         Je fixe la jeune femme qui tient toujours son collier de perles. Elle me paraît toute jeune… Son visage a gardé une rondeur adolescente... Je me demande si une des filles de Vermeer, il eut une nombreuse famille, aurait pu incarner cette gracieuse image d’innocence juvénile que le blanc pur des perles symbolise ?

        Je me mets à calculer… Le premier de ses enfants, Maria, était né en 1654… Trop jeune, elle aurait eu dix ans ! 

         Le peintre ne représenta que deux enfants dans ses toiles : Maria qui jouait à genoux dans peinture,vermeer,hollande,louvreLa ruelle au côté d’un garçonnet, et une toute jeune fille portant un bébé dans ses bras à l’extrémité gauche de la petite bande de sable rosé dans La vue de Delft… Comment se fait-il que les petits minois espiègles de ses propres enfants ne l’aient jamais inspiré ? C’est presque incroyable pour un homme qui eut une telle progéniture ! Etrange bonhomme, pensai-je… Les événements familiaux ne semblèrent avoir eu aucune prise sur sa concentration artistique. Ses nombreux enfants qui devaient envahir la maison ne paraissent pas avoir troublé sa quiétude silencieuse, l’incroyable sérénité dégagée par sa peinture…

     

      

    Johannes Vermeer – La ruelle (détail), 1657, Rijksmuseum, Amsterdam

     

         Les visiteurs sont sous le charme…

       La beauté éclatante des tableaux de Vermeer est un véritable défi à l’art ! L’idéal, la perfection paraissent atteints. Certains disent que son œuvre, toute de calme, d’intériorité, est si personnelle, unique, qu’il est presque impossible de la décrire et de l’expliquer.

       Je ne tente plus de décrypter la toile. Au fond de moi, quelque chose d’inexprimable s’agite…

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    3. Edouard Manet – Quel scandale mes amis !

     

     

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         Un dandy !

        Dans les années 1860, Edouard Manet était le maître respecté par tous les jeunes artistes qui voyaient en lui le porte-étendard des peintres avant-gardistes. Il animait les réunions dans les cafés parisiens où il exerçait une grande influence dans les discussions.

        Il aimait les cafés à la mode et la compagnie des belles femmes. Presque chaque jour, il allait aux Tuileries où Baudelaire était souvent son compagnon de promenade. Le soir, il adorait se montrer aux Folies, élégamment habillé avec sa canne et un haut-de-forme en soie. Sa loge était réservée au premier rang de la salle de spectacle où il contemplait cette faune bruyante dont la fumée des cigares montait en formant une brume qui enrobait les lustres d’un nuage vaporeux.

        Comme artiste, il était inclassable. Solitaire, il refusait d’exposer avec ses confrères et amis qu’il soutenait. Le Salon lui refusait la plupart de ses toiles, mais il s’obstinait : « Je triompherai au Salon officiel ! ». A mi-chemin entre classique et moderne, ses oeuvres déclenchaient des esclandres incroyables. L’homme aimait choquer.

         Sa part dans la genèse de l’impressionnisme fut prépondérante. Je reviens sur les deux toiles présentées aux Salons de 1863 et 1865 qui suscitèrent les réactions et marquèrent sa rupture avec le classicisme.

     

     

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    Edouard Manet – Déjeuner sur l’herbe, 1863, musée d’Orsay, Paris

      

         En 1863, Napoléon III, étonné du grand nombre de refusés au Salon vint en voisin des Tuileries pour se rendre compte par lui-même. Surpris par la sévérité du jury, il demanda que l’on ouvre, à côté du Salon officiel, une exposition montrant les œuvres rejetées afin que le public puisse juger : le Salon des Refusés. Certains contestataires appelleront ce salon « La chambre des horreurs ».

         Edouard Manet y expose son « Déjeuner sur l’herbe » refusé au Salon officiel. Les dimensions de la toile sont exceptionnelles : 2,08 m sur 2,64 m. Ce genre de format était habituellement réservé aux sujets historiques ou mythologiques. Rien de cela… Banalement, l’artiste se contente de reprendre des genres comme le portrait, le paysage et la nature morte.

        « Elle offense la pudeur » dit l’Empereur en voyant la toile. Le public se gausse. C’est un tollé général.

         Edouard Manet avait bien préparé son coup.

         Antonin Proust, dans ses « Souvenirs » de 1897 rapporte la conception du tableau :

       « A la veille du jour où il fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia (celle-ci sera exposée deux années plus tard) nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive, regardant les yoles blanches sillonner la Seine […] Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. « Il paraît, me dit-il, qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens (Concert champêtre). Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols. » »

     

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    Titien (ancienne attribution à Giorgione) – Concert champêtre, 1509, musée du Louvre, Paris

     

         Manet va se mettre au travail. Une nouvelle fois, le modèle Victorine Meurant est utilisé. Il la montre nue comme un ver, dans un sous-bois, coincée entre deux jeunes hommes de la bohème élégante, dont l’un d’eux est le frère de Manet, Eugène. Le « pique-nique » est sympathique mais totalement irréaliste.

         Les critiques sont évidemment particulièrement salées : « Une Bréda quelconque, aussi nue que possible, se prélasse effrontément entre deux gardiens aussi habillés et cravatés, […] ces deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une énormité pour faire les hommes » ; « Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde. »

         Seul, Emile Zola écrira une défense en forme d’éloge :

        « (…) Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond une véritable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c'est enfin ce vaste ensemble, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »

     

     

     

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    Edouard Manet – Olympia, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

         Après son « Déjeuner sur l’herbe », voilà que Manet double la mise au Salon de 1865. Cette fois le scandale est énorme. Manet se plaint à Baudelaire : « Les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. » Les critiques se surpassent : « qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où ». « Un chétif modèle […] Le ton des chairs est sale […] ». « Une ignorance presque enfantine des premiers éléments du dessin, […] un parti-pris de vulgarité inconcevable ». « Cette brune rousse est d’une laideur accomplie ».

        Comble de la provocation ! Manet présenta au Salon, associée à l’Olympia, un « Christ insulté par les romains » ce qui choqua encore plus les visiteurs.

         Qu’a voulu faire Edouard Manet ? Se confronter au passé ?

         Deux références picturales paraissent certaines :

         Titien et sa « Vénus d’Urbin » dont la pose est ressemblante.

        

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    Titien – La Vénus d’Urbin, 1538, musée des Offices, Florence

     

         Goya et sa « Maja nue » de 1800 pour l’arrogance du modèle.

     

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    Goya – La Maja nue, 1800, musée du Prado, Madrid

     

         Manet a fait de son modèle préféré, Victorine Meurant, un nu moderne, réaliste. Geffroy en 1890 dira : « libre fille de bohème, modèle de peintre, coureuse de brasserie, amante d’un jour […] avec sa face d’enfant vicieuse aux yeux de mystère. ».

         Pour les contemporains la scène était explicite : Manet avait peint une prostituée allongée, offerte, attendant le client, l’ambiance exotique et érotique étant accentuée par le bouquet de fleurs, hommage d’un client, et une servante noire entremetteuse.

         Au milieu de toutes les critiques, je retiendrai, une nouvelle fois, l’article élogieux écrit par Emile Zola :

         « (…) Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une oeuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures. »

     

     

         Plus tard, Zola rajoutera dans une étude sur Edouard Manet: « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe.

     

         En 1884, au lendemain de la mort d’Edouard, sa famille et ses amis organisèrent une exposition posthume. Son frère, Eugène Manet, demanda à Zola d’écrire une petite notice biographique qui sera placée en tête du catalogue. En guise de notice, celui-ci fera une longue analyse sur l’oeuvre de l’artiste et la terminera par ces mots :

         « […] Qu’ils le confessent ou non, les jeunes artistes ont tous subi l’influence de Manet ; et s’ils prétendent qu’il y a simplement rencontre, il n’en reste pas moins évident qu’il a le premier marché dans la voie, en indiquant la route aux autres. Son rôle de précurseur ne peut plus être nié par personne. Après Courbet, il est la dernière force qui se soit révélée, j’entends par force une nouvelle expansion dans la manière de voir et de rendre. »

     

     

  • Barnes et ses chefs-d'oeuvre

     

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    Paul Cézanne Les joueurs de cartes, 1892, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         Depuis sa constitution en 1922 à Merion, aux États-Unis, la fondation Barnes n’avait jamais bougé. Désormais, les amateurs d’art du monde entier peuvent venir admirer cette collection exceptionnelle qui s'est installée en 2012 dans un nouveau lieu, à Philadelphie.

     

     

     

       Au début du 20e siècle, Albert Barnes a amassé une fortune considérable. Cet homme est de la race de ces riches collectionneurs américains de cette époque nommés Philipps, Frick, Palmer, Getty, Ryerson, parmi les plus célèbres.

         Amateur d’art éclairé, il voyage en Europe. Paris est la capitale des arts. Épris de la France il se met en relation avec les marchands d’art Ambroise Vollard et Durand-Ruel et achète de nombreuses toiles de peintres avant-gardistes.

         Le docteur Barnes devient l’un des amateurs les plus « avancés » d’art français contemporain. Il dépense une fortune pour le grand tableau des « Joueurs de cartes » de Paul Cézanne qui deviendra l’une des pièces majeures de sa fondation.

         En quelques dizaines d’années, entre 1910 et 1950, il impose sa présence dans le monde des nouveaux acteurs du marché de l’art. Il acquiert un ensemble d’œuvres diversifié de maîtres anciens et modernes de grande valeur qui vont faire de sa collection l’une des plus importantes au monde : « Là, les tableaux anciens sont mis à côté des modernes, un Douanier Rousseau à côté d’un primitif, et ce rapprochement aide les étudiants à comprendre bien des choses que les académies n’enseignent pas. – Henri Matisse, 1930 »

         En septembre 1993, 70 ans après leur départ définitif de France, 72 chefs-d’œuvre achetés à Paris par le judicieux docteur sont revenus à Paris le temps d’une exposition de quatre mois.

        Cette exposition parisienne, que j’ai eu la chance de visiter, a été exceptionnelle : Renoir, Monet, Cézanne, Van Gogh, Rousseau, etc. Je présente, ci-dessous, une galerie restreinte de quelques oeuvres de l'exposition, se limitant aux peintres avant-gardistes du début du 20e siècle. Ces avant-gardistes étaient cette colonie de jeunes artistes ambitieux qui, après les impressionnistes, voulaient révolutionner la peinture. Ils écumaient Montmartre et Montparnasse à Paris. Les marchands parisiens, surtout Paul Guillaume, rabattaient leurs toiles pour le docteur Barnes. Elle ne coûtait pas trop cher à cette époque.

     

     

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    Georges Seurat– Poseuses, 1888, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         George Seurat peignit ses exceptionnelles « Poseuses » en 1887 : Avec « Un après-midi à l’île de la Grande Jatte », cette toile est l’une des œuvres les plus ambitieuses de l’artiste, aussi déterminante que, plus tard, « Les demoiselles d’Avignon » pour Picasso. Ce chef-d’œuvre, une très grande toile de demoiselles nues, faite de tous petits points juxtaposés dans des tons violacés, sera acheté par Barnes en 1926 et fait toujours le bonheur du musée américain.

     

     

    barnes,soutine     La liberté de touche et de couleurs de Soutine subjugua de suite Barnes et fit connaître ce peintre étonnant, émigré russe qui trainait sa misère parmi la bohème de Montparnasse.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Chaim Soutine - Le petit pâtissier, 1919, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         Ce portrait de la dernière compagne de l’artiste, qui se suicidera à sa mort, estbarnes,modigliani
    surprenant par sa composition, le bras gauche de la femme est arrondi autour de la tête comme un arc.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Amedeo Modigliani - Jeanne Hébuterne, 1919, Fondation Barnes, Philadelphie

     

     

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    Pablo Picasso– Acrobate et jeune arlequin, 1905, Fondation Barnes, Philadelphie

     

        Cette grande toile correspond à la période rose de Picasso. Le thème des saltimbanques et de la fête foraine est très présent à Paris. Ces artistes du spectacle itinérant figuraient souvent dans les poèmes de Verlaine, Baudelaire ou Apollinaire, ami de l’artiste.

     

     

    barnes,rousseau Henri Rousseau nous présente une élégante femme en robe d’été posant au milieu d’une forêt tropicale. Une parisienne endimanchée dans un décor exotique ? Renoir appréciait les qualités de peintre du douanier Rousseau et sa poésie insolite.

     

     

     

     

     

     

    Henri Rousseau - Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, Fondation Barnes, Philadelphie

     

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    Paul Cézanne- Grande baigneuses, 1905, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         Des femmes nues sont réunies dans une carrière. Cette version de Grandes baigneuses est considérée comme l'une des plus abouties des nombreuses versions de baigneuses du peintre.

     

     

         Henri Matisse est le peintre le plus représenté dans l’exposition parisienne.

    barnes,matisse Dans sa chambre de l'hôtel de la Méditerranée à Nice, l'artiste peint cette jeune femme dans la pénombre avec, comme seul éclairage, la lumière tamisée d’une fenêtre donnant sur l’immensité du ciel et de la mer. Les fenêtres ont toujours intéressé l'artiste pour leurs contrastes forts entre le dedans et le dehors, et ce passage entre l’intérieur et l’extérieur, entre notre intimité la plus profonde et le monde qui nous environne.

     

     

     

     

     

     

    Henri Matisse – Les persiennes 1919, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         Les toiles de Matisse présentées à Paris sont des chefs-d’œuvre d’une qualité impressionnante. Deux d’entre elles, les plus célèbres de l’artiste, sont admirées dans le monde entier :

     

    barnes,matisse

    Henri Matisse – Le bonheur de vivre, 1906, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         Ce "bonheur de vivre" est une œuvre légendaire dans l’histoire de la peinture. Un paradis montrant les plaisirs terrestres (l’amour, la danse, la musique, la nature). Rêverie érotique dans un décor champêtre. Un an après, Picasso peindra ses « Demoiselles d’Avignon » dans un esprit de rivalité avec Matisse.

     

     

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    Henri Matisse – La danse, 1933, Fondation Barnes, Philadelphie

     

    Barnes commanda à Matisse une composition monumentale et murale pour l’installer dans sa fondation à Mérion. Le docteur Barnes comparera « La danse » à la verrière d’une cathédrale et Matisse trouvera qu’elle ressemble à un chant qui s’élève vers la voûte du plafond.

     

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    Vincent Van Gogh – Joseph-Etienne Roulin, 1889, Fondation Barnes, Philadelphie

     

         J'avais envie de terminer la visite de cette incroyable exposition par un petit plaisir personnel : retrouver le facteur Roulin, l’ami de Vincent van Gogh qui lui apportait à Arles les mandats que son frère lui envoyait. Vincent écrivit à Théo : «  Il a pour moi des gravités silencieuses et des tendresses comme serait d’un vieux soldat pour un jeune.

     

     

         Après la mort du docteur Barnes, le pèlerinage des amateurs d’art à Mérion, et aujourd'hui à Philadelphie, ne va guère cesser. 

         La fondation demeure un des rares endroits au monde où le visiteur sent constamment la présence de l’ancien maître des lieux et le choix d’un seul homme derrière chacune des œuvres qui l’accueille.

     

         De par la quantité et surtout la qualité, cette exposition a été l’une des plus belles de chefs-d’œuvre de la peinture moderne française appartenant à un collectionneur qui ait été présentée à Paris. J’ai tenté d’en restituer la saveur. 

     

     

     

  • Alfred Sisley, confidences

     

    Je commence toujours une toile par le ciel

     

     

         « Alfred Sisley est le plus impressionniste des impressionnistes » C’est ce que dira, au début du 20e siècle, le peintre Camille Pissarro à Henri Matisse.

         Du talent, il en a cet anglais, né à Paris de parents marchands anglais venus dans la capitale pour affaire. Influencé dans sa peinture par Camille Corot et Charles François Daubigny, il peint la nature aux environs de Paris. Le plein air… Comme ses amis, Renoir, Monet, Pissarro, il aime planter son chevalet dans la campagne. Régulièrement, il assiste aux réunions du café Guerbois présidées par le chef de file des avant-gardistes Edouard Manet. En 1874, 31 peintres, dont Sisley, les « refusés », participent à la première des expositions du groupe des impressionnistes.

     

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    Alfred Sisley - Vue du canal Saint-Martin, 1870, musée d’Orsay, Paris

     

         De nombreux critiques et écrivains apprécient ce peintre paysagiste, qui peignait le mieux la fugacité des ciels, les lumières miroitantes le long des bords de la Seine et du Loing :

     

         « Sisley fixe les moments fugitifs de la journée, observe un nuage qui passe et semble le peindre en son vol. Sur sa toile, l’air vif se déplace et les feuilles encore frissonnent et tremblent. Il aime les peindre surtout au printemps, quand les jeunes feuilles sur les branches légères poussent à l’envi, quand, rouges d’or, vert roussi, les dernières tombent en automne, car espace et lumière ne font alors qu’un, et la brise agite le feuillage, l’empêche de devenir une masse opaque, trop lourde pour donner l’impression d’agitation et de vie. » - Stéphane Mallarmé, 1876, (The Impressionnists and Édouard Manet).

     

         « Il a aimé les bords des rivières, les lisières des bois, les villes et les villages entrevus à travers les arbres, les vieilles constructions enfouies dans la verdure, les soleils du matin en hiver, les après-midi d’été. Il a exprimé délicatement les effets produits par le feuillage. […]  

    Ce n’est pas un genre facile et inférieur que la peinture de paysage. […] La vérité, c’est qu’un paysage comporte autant de nuances, autant de passages rapides d’expressions qu’un visage […]. 

    Les grands noms sont aussi rares qu’ailleurs dans la peinture de paysage. Un de ces noms est celui d’Alfred Sisley. » - Gustave Geffroy (« Sisley », Les Cahiers d’aujourd’hui, 1923)

     

         « C’est le peintre des grandes rivières bleues se courbant vers l’horizon, des vergers fleuris, des collines claires où s’étagent des hameaux aux toits rouges, c’est, surtout, le peintre des ciels français qu’il exprime avec une vivacité et une souplesse admirables. Il a le sens des transparences de l’atmosphère. » - Camille Mauclair (L’Impressionnisme, son histoire, son esthétique, ses maîtres, Paris, 1904)

     

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    Alfred Sisley - Le pont de Villeneuve-la-Garenne, 1872, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

         Dans la seconde partie de sa carrière, Alfred Sisley n’aura pas la chance de connaître la reconnaissance de certains de ses amis impressionnistes comme Auguste Renoir et Claude Monet.

         Dans une lettre à Adolphe Tavernier, Sisley, 7 ans avant son décès, retiré à Moret-sur-Loing proche de Paris, explique son approche esthétique :

     

    Lettre à Adolphe Tavernier (critique d’art et ami de l’artiste) – Moret-sur-Loing, le 24 janvier 1892

     

    Cher Monsieur Tavernier,

    Il n’y a rien que je ne fasse pour vous être agréable, mais je vous avoue que coucher sur le papier des aperçus de ce qu’on appelle aujourd’hui son « esthétique » est joliment scabreux.

    A ce propos voici une anecdote qui m’a été contée sur Turner. Le grand peintre anglais. Il sortait de chez un confrère. On s’était pas mal disputé à propos de peinture. Lui n’avait pas soufflé mot. Arrivé dans la rue et se tournant vers un ami qui l’accompagnait : « Drôle de chose que la peinture hein ! »

    Vous le voyez, ce n’est pas d’aujourd’hui que certains peintres ont de la répugnance à faire de la théorie. Je me vois obligé de vous faire une sorte de cours de paysage, car je ne sais pas trop vous expliquer autrement comment je le comprends.

    L’intérêt dans une toile est multiple. Le sujet, le motif doit toujours être rendu d’une façon simple, compréhensible, saisissante pour le spectateur. Il doit être amené (le spectateur), par l’élimination de détails superflus, à suivre le chemin que le peintre lui indique et voir tout d’abord ce qui a empoigné celui-ci : Il y a toujours dans une toile le coin aimé : c’est un des charmes de Corot et aussi de Jongkind.

    Après le sujet, le motif, un des côtés le plus intéressant du paysage est le mouvement, la vie. C’est aussi un des plus difficiles à obtenir. Donner l’illusion de la vie est pour moi le principal dans une œuvre d’art – tout doit y contribuer : la forme, la couleur, la facture. C’est la vie qui donne l’émotion. Et quoique la première qualité du paysagiste doit être le sang-froid, il faut que la facture, en de certains moments plus emballée, communique au spectateur l’émotion que le peintre a ressentie.

    Vous voyez que je suis pour la diversité de la facture dans le même tableau. Ce n’est pas tout à fait l’opinion courante, mais je crois être dans le vrai, surtout quand il s’agit de rendre un effet de lumière. Car le soleil, s’il adoucit certaines parties du paysage en exalte d’autres, et ces effets de lumière qui se traduisent presque matériellement dans la nature, doivent être rendus matériellement sur la toile. Il faut que les objets soient rendus avec leur texture propre, il faut encore et surtout qu’ils soient enveloppés de lumière, comme ils le sont dans la nature. Voilà le progrès à faire.

    C’est le ciel qui doit être le moyen, (le ciel ne peut pas être qu’un fond) il contribue au contraire non seulement à donner de la profondeur par ces plans, (car le ciel a des plans comme les terrains) il donne aussi le mouvement par sa forme, par son arrangement en rapport avec l’effet ou la composition du tableau. Y en a-t-il de plus beau et de plus mouvementé que celui qui se reproduit constamment en été, je veux parler du ciel bleu avec les beaux nuages blancs baladeurs. Quel mouvement, quelle allure n’est-ce-pas ?

    Il fait l’effet de la vague quand on est en mer, il exalte, il entraîne.

    Un autre ciel : celui-là plus tard, le soir. Les nuages s’allongent, prennent souvent la forme de sillages, de remous, qui semblent immobilisés au milieu de l’atmosphère et peu à peu on les voit disparaître absorbés par le soleil qui se couche. Celui-là est plus tendre, plus mélancolique, il a le charme des choses qui s’en vont. C’est celui de la « meule ». Mais je ne veux pas vous raconter tous les ciels. Je ne vous parle ici que de ceux que je préfère entre tous, ils sont à l’infini et sont toujours différents.

    J’appuie sur cette partie du paysage parce que je voudrais vous faire bien comprendre l’importance que j’y attache. Comme indication : Je commence toujours une toile par le ciel. Quels sont les peintres que j’aime ? Pour ne parler que des contemporains : Delacroix, Corot, Millet, Rousseau, Courbet, nos maîtres. Tous ceux enfin qui ont aimé la nature et qui ont senti fortement.

    Voilà cher Monsieur Tavernier ce que je trouve à vous dire sur le moment, sans trop me répéter. Vous trouverez je l’espère ce que vous me demandez. Et quoique ce soit bien mal arrangé je vous ai raconté cela tel que je le pensais dans le moment. J’ai oublié cependant une des qualités essentiel pour un peintre : c’est la sincérité devant la nature.

    Bien sincèrement et bien amicalement à vous.

     

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    Alfred Sisley - Moret-sur-Loing, 1891, Galerie H. Odermatt-Ph. Cazeau, Paris

     

       

         En 1892, Sisley écrit à son ami Tavernier : « Je suis donc depuis bientôt 12 ans à Moret où aux environs. C’est à Moret devant cette nature si touffue, ses grands peupliers, cette eau du Loing si belle, si transparente, si changeante, c’est à Moret certainement que j’ai fait le plus de progrès dans mon art ; surtout depuis trois ans. Aussi quoiqu’il soit bien dans mes intentions d’agrandir mon champ d’études, je ne quitterai jamais complètement ce coin si pittoresque ».

         Personnellement, je connais bien la ville de Moret-sur-Loing. Rien n’a changé depuis la représentation de Sisley ci-dessus : une vue prise à la sortie de ville, l’église Notre-Dame dominant les maisons longeant le Loing. Celui-ci coule sous le petit pont au pied de la porte de Bourgogne, puis avance en s’élargissant, les bords plantés de peupliers. Un calme, un charme poétique…

         Aujourd’hui où l’on parle beaucoup de nationalité en France, une tristesse m’habite : qui connaissait mieux que l’artiste les paysages français ? Un an avant son décès, Sisley entreprend des démarches pour obtenir la nationalité française. L’avis administratif est favorable, il ne deviendra français qu’un an plus tard. Il était mort.

         Sur sa tombe, à Moret-sur-Loing, est inscrite comme épitaphe, une citation de la lettre à Adolphe Tavernier ci-dessus : « Il faut que les objets soient enveloppés de lumière comme ils le sont dans la nature ».

     

     

     

  • Van Gogh écrivain : Arles - 10. Nov./déc. 1888

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

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    Vincent Van Gogh –  Ecolier Camille Roulin, nov. 1888, Museu de Arte, Sao Paulo

     

              En ce mois de novembre, dans plusieurs de ses lettres à son frère Vincent, Théo s’inquiète constamment pour sa santé : « Tu dois avoir trop travaillé et oublié par là de soigner ton corps comme il faut. » ; pour ses problèmes financiers malgré les envois réguliers d’argent qu’il lui fait : « Quel financier tu fais ! Ce qui me chagrine, c’est qu’avec tout cela tu te trouves toujours dans la misère parce que tu ne peux pas t’empêcher de faire pour les autres. J’aimerais bien te voir plus égoïste jusqu’à ce que tu sois en équilibre. »

          Théo veux persuader Vincent que son frère est pour lui un associé : « Tu peux si tu veux faire quelque chose pour moi, c’est de continuer comme par le passé et nous créer un entourage d’artistes et d’amis, ce dont je suis absolument incapable à moi seul, et ce que tu as cependant créé plus ou moins depuis que tu es en France. »

     

    Lettre au peintre Emile Bernard – vers le 2 novembre 1888

     

    Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu Le rêve de Zola, ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire.

    Gauguin m’intéresse beaucoup comme homme – beaucoup.

    Il m’a depuis longtemps semblé que dans notre sale métier de peintre nous avons le plus grand besoin de gens ayant des mains et des estomacs d’ouvrier. Des goûts plus naturels – des tempéraments plus amoureux et plus charitables – que le boulevardier parisien décadent et crevé.

    Or ici, sans le moindre doute, nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de sauvage. Chez Gauguin le sang et le sexe prévalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement je voulais en quelques mots te dire mes premières impressions.

    Ensuite je ne pense pas que cela t’épatera beaucoup si je te dis que nos discussions tendent à traiter le sujet terrible d’une association de certains peintres. Cette association doit ou peut avoir, oui ou non, un caractère commercial. Nous ne sommes encore arrivé à aucun résultat et n’avons point encore mis le pied sur un continent nouveau.

    Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art, qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie, il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une génération suivante qui réussira à vivre en paix.

    Gauguin a dans ce moment en train une toile du même café de nuit que j’ai peint aussi mais avec des figures vues dans les bordels. Cela promet de devenir une belle chose.

     

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    Paul Gauguin – Café de nuit, nov. 1888, Puskin State Museum of Arts, Moscou

      

    Lettre à Théo – vers le 3 novembre 1888

     

    peinture,gauguin,arlesGauguin a dans ce moment en train des femmes dans une vigne, absolument de tête, mais s’il ne le gâte pas ni ne le laisse là inachevé cela sera très beau et très étrange.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Gauguin – Misères humaines, nov. 1888, Ordrupgaardsamlingen, copenhague

     

    Je travaille actuellement à une vigne toute pourpre et jaune.*

    * Ce tableau sera le seul que Vincent vendra durant sa vie. Anna Boch (la sœur d’Eugène Boch, l’artiste à la figure poétique peint par Vincent durant l’été) l’achètera pour 400 francs.

     

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    Vincent Van Gogh –  La vigne rouge, nov. 1888, Pushkin Museum, Moscou

    […]

    peinture,van gogh,arlesEnsuite j’ai enfin une Arlésienne, une figure sabrée dans une heure, fond citron pâle, le visage gris, l’habillement noir, noir, du bleu de prusse tout cru. Elle s’appuie sur une table verte et est assise dans un fauteuil de bois orangé.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  L’arlésienne madame Ginoux, nov. 1888, musée d’Orsay, Paris

    […]

     Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite.

    C’est des troncs de peupliers lilas, coupés par le cadre là où commencent les feuilles.

    Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite et à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu. Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche épaisse de feuilles orangées et jaunes tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.

    Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.

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    La deuxième toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh –  Les Alyscamps chute des feuilles d’automne, nov. 1888, Kröller-Müller Museum, Otterlo

     

    Lettre à Théo – vers le 12 novembre1888

     

    Gauguin travaille à une femme nue très originale dans du foin avec des cochons. Cela promet de devenir très beau et d’un grand style.

     

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    Paul Gauguin – Femme avec des cochons, nov. 1888, collection privée

     

     

    Lettre à sa sœur Willemien – vers le 12 novembre 1888

     

    Je viens maintenant de peindre pour le mettre dans ma chambre à coucher, un souvenir du jardin à Etten. C’est une toile assez grande.

    Voici maintenant pour la couleur. Des deux promeneuses la plus jeune porte un châle écossais carrelé vert et orangé et un parasol rouge. La vieille a un châle violet bleu presque noir. Mais un bouquet de dahlias, jaune citron les uns, panachés roses et blancs les autres, vient éclater sur cette figure sombre.

    Derrière elles quelques buissons de cèdre ou de cyprès d’un vert émeraude. Derrière ces cyprès on entrevoit un parterre de choux verts pâles et rouges, bordé d’une rangée de fleurettes blanches. Le sentier sablé est orangé cru, la verdure de deux parterres de géraniums écarlates est très verte. Enfin au deuxième plan se trouve une servante vêtue de bleu qui arrange des plantes à profusion de fleurs blanches, roses, jaunes et rouges vermillon.

     

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    Vincent Van Gogh – Souvenir du jardin d’Etten, nov. 1888, State Hermitage Museum, St Petersburg

     

    Voilà, je sais que cela n’est peut-être guère ressemblant mais, pour moi, cela me rend le caractère poétique et le style du jardin tel que je les sens.

    De même supposons que ces promeneuses soient toi et notre mère, supposons alors même qu’il n’y aurait aucune, absolument aucune ressemblance vulgaire et niaise, le choix voulu de la couleur, le violet sombre violemment taché par le citron des dahlias, me suggère la personnalité de la mère.

    La figure en plaid écossais carrelé orange et vert se détachant sur le vert sombre du cyprès, ce contraste encore exagéré par le parasol rouge, me donne une idée de toi, vaguement une figure comme celles des romans de Dickens.

    Je ne sais si tu comprendras que l’on puisse dire de la poésie rien qu’en bien arrangeant des couleurs, comme on peut dire des choses consolantes en musique. De même les lignes bizarres cherchées et multipliées serpentant dans tout le tableau doivent non pas donner le jardin dans sa ressemblance vulgaire mais nous le dessiner comme vu dans un rêve.

      

    Lettre à Théo – vers le 19 novembre 1888

     

    peinture,van gogh,arlesEn attendant je peux toujours te dire que les deux dernières études sont assez drôles. Une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour).Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siège deux romans et une chandelle.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Fauteuil de Paul Gauguin, nov. 1888, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

    Lettre à Théo – vers le 21 novembre 1888

     

    peinture,van gogh,arlesVoici croquis de ma dernière toile en train, encore un semeur. Immense disque citron comme soleil. Ciel vert jaune à nuages roses. Le terrain violet, le semeur et l’arbre bleu de prusse.

     

     

     

     

     

     

     

    Vincent Van Gogh – Le semeur, nov. 1888, E.G. Bührle, Zurich

    […]

    peinture,gauguin,arlesGauguin a en train un très beau tableau de laveuses.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Gauguin – Lavandières au roi du roubine, nov. 1888, Modern Art Museum, New York

     

    Lettre à Théo – vers le 11 décembre 1888

     

            Nous voyons pour la première fois dans cette lettre la détérioration des relations entre les deux amis. La cohabitation n’est plus possible. Leurs goûts et caractères sont trop dissemblables. Leurs vues sur l'art les opposent. « La discussion est d’une électricité excessive, nous en sortons parfois la tête fatiguée, écrit Vincent. » Gauguin écrit à Théo : « Tout calcul fait, je suis obligé de rentrer à Paris ; Vincent et moi ne pouvons absolument plus vivre côte à côte sans trouble par suite d’incompatibilité d’humeur, et lui comme moi avons besoin de tranquillité pour notre travail… ». 

     

     Mon cher Théo

    […]

    Je crois moi que Gauguin s’était un peu découragé de la bonne ville d’Arles, de la petite maison jaune où nous travaillons, et surtout de moi.

    En effet il y aurait pour lui comme pour moi des difficultés graves à vaincre encore ici.

    Mais ces difficultés sont plutôt en dedans de nous-mêmes qu’autre part.

    En somme je crois moi qu’ou bien il partira carrément ou bien qu’il restera carrément.

    Avant d’agir je lui ai dit de réfléchir et de refaire ses calculs.

    Gauguin est très fort, très créateur, mais justement à cause de cela il lui faut de la paix.

    La trouvera-t-il ailleurs s’il ne la trouve pas ici ?

    J’attends qu’il prenne une décision avec une sérénité absolue.

    Bonne poignée de main. 

    Vincent

     

     

          Nous ne connaissons les événements tragiques survenus dans cette nuit du 24 décembre 1888 que par le récit que Paul Gauguin en a fait. N’a-t-il pas arrangé les faits ? On peut penser qu’il a, sur certains points, largement interprété la réalité.

          Il semblerait, qu’après une violente dispute, Vincent se sectionna le lobe de l’oreille et porta le morceau de chair à une fille nommée Gaby, pensionnaire d’une maison close. Théo, prévenu par Gauguin, viendra voir Vincent à l’hôpital et regagnera Paris rassuré sur l’état de son frère.

  • A Jean, le poète

     

     
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    JEAN FERRAT

     

     

          La mort d'un poète est toujours une perte pour l'humanité.

          Nous n'entendions plus assez cette voix chaude, ce timbre clair, cette musique lumineuse et ces textes tendres, provocateurs parfois. Jean Ferrat était un homme discret, pudique, engagé, retiré dans l'Ardèche depuis quarante ans, loin des paillettes du monde médiatique.

          J'ai ressenti le besoin de réécouter des anciennes cassettes que je possédais. Je partage avec vous quelques bouts de refrains et phrases dont je dépose les mots en vrac :

     

    Pour les enfants des temps nouveaux

    Restera-t-il un chant d'oiseau

     

    Ils s'appelaient Jean-Pierre Natacha ou Samuel

    Certains priaient Jésus Jéhovah ou Vichnou

    D'autres ne priaient pas mais qu'importe le ciel

    Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

     

    Je twisterais les mots s'il fallait les twister

    Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

     

    Et c'était comme si tout recommençait 

    La vie l'espérance et la liberté

    Avec le merveilleux le miraculeux voyage

    De l'amour

     

    Ma môme elle joue pas les starlettes

    Elle met pas des lunettes de soleil

    Elle pose pas pour des magazines

    Elle travaille en usine

    A Créteil

     

    Pourtant que la montagne est belle

    Comment peut-on s'imaginer

    En voyant un vol d'hirondelle

    Que l'automne vient d'arriver

     

    Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre

    Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant

    Que cette heure arrêtée au cadran de la montre

    Que serais-je sans toi que ce balbutiement

           

    Au grand soleil d'été

    Qui court de la Provence

    Des genets de Bretagne

    Aux bruyères d'Ardèche

    Quelque chose dans l'air a cette transparence

    Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche

    Ma France

     

     M'en voudrez-vous beaucoup

    Si je vous dis un monde

    Où celui qui a faim va être fusillé

    Le crime se prépare et la mer est profonde

    Que face aux révoltés montent les fusillés

    C'est mon frère qu'on assassine

    Potemkine

     

    Enfin enfin je te retrouve

    Toi qui n'avais jamais été

    Qu'absente comme jeune louve

    Ou l'eau dormant au fond des douves

    S'échappant au soleil d'été

    Tu peux m'ouvrir cent fois les bras

    C'est toujours la première fois

     

    Faut-il pleurer faut-il en rire

    Fait-elle envie ou bien pitié

    Je n'ai pas le cœur à le dire

    On ne voit pas le temps passer

     

    Aimer à perdre la raison

    Aimer à n'en savoir que dire

    A n'avoir que toi d'horizon

    Et ne connaître de saison

    Que par la douleur du partir

    Aimer à perdre la raison

     

    Tu aurais pu vivre encore un peu

    Mon fidèle ami mon copain mon frère

    Au lieu de partir seul en croisière

    Et de nous laisser aux chiens galeux

    Tu aurais pu vivre encore un peu

     

     

    Au revoir Jean, nous ne t'oublierons pas

     

     

  • Quichottine a lu « QUE LES BLES SONT BEAUX »

     

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         Mon amie, Quichottine, m’a fait le grand plaisir de lire mon récent roman que j’ai publié sur Calaméo en décembre dernier. Elle a présenté celui-ci sur son blog qui est celui d’une femme de cœur, généreuse, d’une maman émouvante, mais également celui d’une conteuse, poétesse et amatrice d’art que je vous conseille fortement de visiter.

         Je me permets de reprendre intégralement son article que l’on peut également retrouver directement sur : QUICHOTTINE… de la bibliothèque au jardin, les moments partagés.

         Un très grand merci, Quichottine.

         Amitiés.

     

                                                     Alain

     

    Alain Yvars, Que les blés sont beaux, décembre 2016
    (à lire sur Calaméo d’un clic sur l’image de couverture)

     

     

    Alain Yvars, Que les blés sont beaux

    “Si l’art m’était conté, j’aimerais que ce le soit comme chez lui…”

    Cette phrase tournait dans ma tête, ce matin. Et puis, je me suis demandé si l’on pouvait conter l’art, comme d’autres les fées, les dragons, les sorcières… ou les héros d’aujourd’hui, qui font souvent un peu peur tant ils semblent vrais.

    Vous savez tous qu’il m’arrive de raconter des tableaux, de leur faire dire ce que je ressens et qui n’est sans doute pas ce que ressentait le peintre en les créant. C’est ma façon à moi, très éloignée de mes propres habitudes de chercheuse. Je crée du rêve, j’en assume la responsabilité.

    Mais Alain lui, c’est autre chose… et pourtant…

    Alain a utilisé une réalité fouillée, ce qui est le propre de ceux qui travaillent sérieusement. Je l’ai imaginé parcourant les bibliothèques, les musées, les archives, jusqu’à tout savoir de celui dont il a fait un roman.

    Je salue ses travaux, comme je salue l’œuvre, avec une infinie admiration.

    Il a tellement fréquenté les tableaux et les lettres de Vincent Van Gogh qu’il s’en est imprégné au point d’écrire toute une vie, sa vie, comme un roman.

    “Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions.”

    Cette citation de Vincent, extraite d’une des lettres lues par Alain, précède l’introduction. Je ne la connaissais pas, j’ai aimé l’idée que le peintre ne souhaitait pas nous offrir de simples tableaux, des portraits un peu figés, mais de vraies rencontres, qui pourraient résister au temps.

    Je suis souvent allée à Auvers sur Oise, et je crois que la ville garde en son sein l’atmosphère qui y régnait au temps des impressionnistes. Visitez, le château, mais, même si c’est un incontournable à ne pas négliger, ne vous en contentez pas. Rendez-vous chez Charles-François Daubigny, et continuez la visite, lieux de mémoire et de découvertes.

    Alain l’a fait…

    Plusieurs fois, je me suis rendu dans cette petite commune longeant les berges de l’Oise où la présence de l’artiste est encore perceptible. Je l’ai rencontré. Il est devenu un ami.
    Cette rencontre s’est transformée en un récit écrit par Vincent lui-même. Tour à tour joyeux, mélancolique, parfois sombre, il conte, au jour le jour, son ultime pérégrination de deux mois dans Auvers. Il nous fait partager ses goûts, ses désirs, sa curiosité, ses rencontres, décrit son activité quotidienne, explique sa peinture, et, surtout, exprime son amour de l’art qui le fait répéter souvent : « Il y a du bon de travailler pour les gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un tableau ».

    (Que les blés sont beaux, p.5)

    C’était une belle rencontre, je n’en doute pas.

    Je l’ai suivi à travers les 232 pages du livre qu’Alain lui consacre, en oubliant tout à fait que ce n’était pas Vincent qui écrivait.

    Alain n’existait plus. J’imaginais Vincent, narrant au fil des jours son retour de Provence, sa première journée auprès de Théo. J’entendais leurs rires près du portrait du Facteur Roulin. J’étais sans doute une petite souris cachée pas loin et qui rêvait des amandiers en fleurs qui ouvraient ce premier chapitre.

    C’est vrai… je ne vous l’ai pas dit. Alain commence chaque chapitre par une image, l’un des tableaux du peintre.

     

    Chapitre 1 – Le retour de Provence

     

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         Samedi 17 mai 1890.

     

         J’aspirai l’air parisien. La locomotive à l’arrêt crachait encore quelques nuages de fumée gris bleutés dont l’odeur m’apparaissait délicieuse.

         27 mois… Cela faisait 27 mois que j’étais parti vers la Provence afin de découvrir cette lumière et ces couleurs du sud dont mon ami Toulouse-Lautrec m’avait tant parlées : longs mois de joies, de création intense, mais aussi de souffrances intolérables qui me laissaient épuisé, fragilisé, brisé.

     

                                                                                                                                                            6

     

    C’est un voyage que nous faisons, de tableau en tableau, mais pas seulement. Nous découvrons peu à peu l’homme qui les a peints.

    Alain écrit “Il est devenu un ami”, il devient aussi le nôtre, accessible, humain.

    Nous l’accompagnons à Auvers…

    “Installé dans un bien-être somnolent et confortable, je ne m’étais même pas rendu compte de notre arrivée dans la petite gare d’Auvers-sur-Oise. Précipitamment, je rassemblai mes bagages, descendis du train et me dirigeai vers le bâtiment blanchâtre proche.” (p.16)

    Qui n’a jamais passé du temps assis dans le  wagon d’un train, le nez à la fenêtre, ne pourrait pas comprendre ce moment où l’on se rend compte qu’il est plus que temps de descendre…

    Cette rêverie nous accompagne aussi lorsqu’on s’assoit dans le petit train des impressionnistes au Château d’Auvers. Les paysages défilent, les gares se succèdent, et l’on ne sait plus trop si c’est le train qui bouge ou seulement les images…

    Je ne vais pas tout dévoiler… La magie opère.

    Van Gogh n’est plus seulement le peintre à l’oreille coupée dont l’énigme passionna les chercheurs… il est l’écrivain d’un roman autobiographique à découvrir absolument.

    De tableau en tableau, de page en page, nous suivons son dernier voyage, nous y participons.

    Nous sommes les témoins silencieux de chaque rencontre… comme avec Georges, près de l’église d’Auvers.

    “Qu’est-ce qu’elle vous a fait notre église ?
    Placé de biais sur la route, je n’avais pas vu arriver le jeune homme au sourire canaille planté derrière moi. Il était grand et svelte, habillé d’une chemise à rayures bleues verticales qui étiraient sa silhouette.
    – Pourquoi ? Elle ne vous plaît pas ?
    Le garçon ne répondit pas. Il observait avec attention l’œuvre, penché sur mon épaule. Sa chevelure était aussi blonde que les blés gorgés de soleil aux alentours. Des mèches folles lui balayaient le visage en cachant partiellement ses yeux malicieux qui s’allumaient par instant d’un vert étrange.
    – Pour moi, elle souffre cette église !
    Il se redressa, regarda le monument longuement, se pencha à nouveau vers ma toile pour vérifier ce qu’il ressentait. Il se décida :
    – C’est difficile à expliquer… votre église ne ressemble pas à notre église d’Auvers, calme, sereine. La vôtre dégage comme une douleur… Elle se plaint… On dirait qu’elle veut parler, exprimer quelque chose, sans y parvenir. […]” (p.80-81)

    Et moi, je comprends enfin le “pourquoi” de ma première phrase. Si l’art m’était conté, je voudrais que ce soit Alain qui le raconte, à sa façon à lui, passionnément.

    J’ai entendu déjà des historiens de l’art présenter des tableaux… ils savaient tout, ou presque, de leurs auteurs, de leur style, de ce et ceux qui pouvaient leur être comparés.

    Mais je n’avais jamais vu le peintre leur tenir la main, les guider dans leur analyse jusqu’à les remplacer.

    Van Gogh peint, mais il raconte aussi – comme beaucoup, c’est vrai, mais nous n’avons pas toujours quelqu’un pour nous accompagner dans ces lectures…

    “- Je peins la vie comme je la ressens. Ma méthode : peindre en une seule fois en se donnant tout entier ; exagérer l’essentiel et laisser dans le vague, exprès, le banal. Un tableau doit être autre chose qu’un reflet de la nature dans un miroir, une copie, une imitation. J’ai compris qu’il ne fallait pas dessiner une main, mais un geste, pas une tête parfaitement exacte mais l’expression profonde qui s’en dégage, comme celle d’un bêcheur reniflant le vent quand il se redresse fatigué… » (p.92)

    J’ai trouvé que j’avais beaucoup de chance d’avoir fait cet ultime voyage en sa compagnie.

    Et si les larmes sont venues à la page 229, et que je les ai laissé couler, c’est que comme Alain, alors qu’il déposait le point final sur la dernière page du journal de Vincent, je venais de perdre un ami.

    Merci pour cette lecture offerte à tous, Alain.

    Que les blés sont beaux grâce à vous !