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Rechercher : le déjeuner des canotiers

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 5. Juin 1853/nov. 1854

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Dans votre société si bien civilisée, il faut que je mène une vie de sauvage. Il faut que je m’affranchisse même des gouvernements. Le peuple jouit de mes sympathies. Il faut que je m’adresse à lui directement, que j’en tire ma science, et qu’il me fasse vivre. Pour cela, je viens donc de débuter dans la grande vie vagabonde et indépendante du bohémien. »

     

                                             Courrier de Gustave Courbet à Francis et Marie Wey, le 31 juillet 1850

     

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    Gustave Courbet – Le bord de la mer à Palavas, 1854, musée Fabre, Montpellier

     

      

    Lettre à Champfleury – Paris, vers juin 1853

     

         Humour…

         On ne peut faire confiance à un ami qui a séduit malhonnêtement une admiratrice du peintre en se faisant passer pour lui…

     

    Bornibus vient de baiser une femme du monde à ce qu’il paraît en mon nom. Aujourd’hui cela se gâte, il ne sait plus comme se tirer du pas. La femme vient de lui écrire une lettre parfumée mais malodorante, insultante au dernier degré. Il paraît que le faux Courbet se serait mal conduit. C’est un homme qui me fait une jolie réputation.

      

     

    Lettre à Alfred Bruyas (collectionneur et ami, acheteur des « Baigneuses » et de « La fileuse endormie") – Ornans, vers octobre 1853

     

     […]

    J’ai brûlé mes vaisseaux. J’ai rompu en visière avec la société. J’ai insulté tous ceux qui me servaient maladroitement. Et me voici seul en face de cette société.

    Il faut vaincre ou mourir. Si je succombe, on m’aura payé cher, je vous le jure. Mais je sens de plus en plus que je triomphe, car nous sommes deux et à l’heure qu’il est, à ma connaissance, seulement peut-être 6 ou 8, tous jeunes, tous travailleurs acharnés, tous arrivés à la même conclusion par des moyens divers. Mon ami, c’est la vérité, j’en suis sûr comme de mon existence, dans un an nous serons un million.

     

         Le peintre revendique le droit de s’émanciper de l’autorité de l’Etat. Il va se faire un ennemi pour des années du directeur des Beaux-Arts de l’Empire dont il raconte longuement leur première rencontre dans cette même lettre à Alfred Bruyas. Je retranscris dans sa quasi-intégralité cette histoire édifiante sur la pensée et la personnalité de Courbet.

      

    Je désire vous raconter un fait.

    Avant que je ne quitte Paris, M. Nieuwerkerke, directeur des Beaux-Arts, m’a fait inviter à déjeuner au nom du Gouvernement et, de crainte que je refuse son invitation, il avait pris pour ambassadeurs MM. Chenavard et Français, deux satisfaits, deux décorés.

    Je dois dire à leur honte qu’ils remplissaient un rôle gouvernemental vis-à-vis de moi. Ils préparaient mon esprit à la bienveillance et secondaient les vues de M. le directeur. D’autre part, ils auraient été contents que je me vendisse comme eux.

    Après qu’ils m’eurent bien conjuré d’être ce qu’ils appelaient « bon enfant », nous nous rendîmes au déjeuner, chez Douix, au Palais-Royal où M. Nieuwerkerke nous attendait. Aussitôt qu’il m’aperçut, il s’élança sur moi en me pressant les mains et s’écriant qu’il était enchanté de mon acceptation, qu’il voulait agir franchement avec moi et qu’il ne dissimulait pas qu’il venait pour me convertir. […] Il continua en me disant que le gouvernement était désolé de me voir aller seul, qu’il fallait modifier mes idées, mettre de l’eau dans mon vin, qu’on était tout porté pour moi, que je devais pas faire la mauvaise tête, etc., toutes sortes de sottises de ce genre. Puis il termina le discours d’entrée en me disant que le gouvernement désirait que je fasse un tableau dans toute ma puissance pour l’Exposition de 1855. […] Il mettrait pour condition que je présente une esquisse et que le tableau fait, il serait soumis à un comité d’artistes que je choisirais et à un comité qu’il choisirait de son côté.

    Je vous laisse penser dans quelle fureur je suis entré après une pareille ouverture. Je répondis immédiatement que je ne comprenais absolument rien à tout ce qu’il venait de dire. […] Je continuai en lui disant que je considérais son gouvernement comme un simple particulier, que lorsque mes tableaux lui plairaient, il était libre de me les acheter. […] Je continuai en lui disant que j’étais seul juge de ma peinture que j’avais fait non pour faire de l’art pour l’art, mais bien pour conquérir ma liberté intellectuelle et que j’étais arrivé par l’étude de la tradition à m’en affranchir et que moi seul, de tous les artistes français mes contemporains, avais la puissance de rendre et traduire d’une façon originale et ma personnalité et ma société. Ce à quoi il me répondit : « M. Courbet, vous êtes bien fier ? – Je m’étonne lui dis-je, que vous vous en aperceviez seulement. Monsieur, je suis l’homme le plus fier et le plus orgueilleux de France. » 

    Cet homme, qui est le plus inepte que j’ai rencontré peut-être de ma vie, me regardait avec des yeux hébétés. Il était d’autant plus stupéfait, qu’il avait dû promettre à ses maîtres et aux dames de la cour qu’il allait leur faire voir comment on achetait un homme pour 20 ou 30 mille ! Il me demanda encore si je n’enverrais rien à cette exposition. Je répondis que je ne concourais jamais puisque je n’admettais pas de juges, que pourtant il pourrait se faire que je leur envoie par cynisme mon « Enterrement » qui était mon début et mon exposé de principes.

    […]

    Il continua en me disant qu’il était bien malheureux qu’il se trouve au monde des gens comme vous, qu’ils étaient nés pour perdre les plus belles organisations et que j’en serais un exemple frappant. Je me suis mis à rire aux larmes en lui assurant qu’il n’y aurait que lui et les académies qui en souffriraient.

    Je n’ose vous parler d’avantage de cet homme, je crains de vous ennuyer par trop.

     […]

     

      

    Lettre à Alfred Bruyas – Ornans, vers le 3 mai 1854

      

    J’ai fait dans ma vie bien des portraits de moi, au fur et à mesure que je changeais de situation d’esprit ; j’ai écrit ma vie, en un mot. Le troisième était le portrait d’un homme râlant et mourant.

      

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      Gustave Courbet – L’homme blessé, 1854, musée d’Orsay, Paris

     

    […] Oui, mon cher ami, j’espère dans ma vie réaliser un miracle unique, j’espère vivre de mon art pendant toute ma vie sans m’être jamais éloigné d’une ligne de mes principes, sans jamais avoir menti un seul instant à ma conscience, sans même avoir jamais fait de la peinture large comme la main pour faire plaisir à qui que ce soit, ni pour être vendue.

    J’ai toujours dit à mes amis (qui s’épouvantaient de ma vaillance et qui craignaient pour moi-même) : ne craignez rien. Devrais-je parcourir le monde entier, je suis sûr de trouver des hommes qui me comprendront ; n’en trouverais-je que cinq ou six, ils me feront vivre, ils me sauveront.

    Me voilà prêt, je pars pour Montpellier. Je quitterai Ornans lundi prochain. […] J’ai hâte de partir, car je me réjouis beaucoup de ce voyage, de vous voir et du travail que nous ferons ensemble.

      

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    Gustave Courbet – La rencontre, ou Bonjour monsieur Courbet, 1854, musée Fabre, Montpellier 

       

         Durant cet été 1854, chez Alfred Bruyas, l’artiste va peindre « La rencontre ou Bonjour Monsieur Courbet », l’emblème du musée Fabre à Montpellier. Il s’agit certainement de  l’œuvre la plus populaire de l’artiste car souvent reproduite.

         Théophile Silvestre donne une description de la scène : « Par un midi torride, éclatant et poudreux de juin 1854, M. Bruyas, revenant de la ville de Mey, et Courbet arrivant d’Ornans, se rencontrent, l’un attendant l’autre : - Salut ! – M. Bruyas, précédé de son chien Breton et suivi de son domestique Calas ; Courbet, sac au dos, guêtré, en manches de chemise, bourdon en main, plus fier que la fierté, et portant dans les cieux son front audacieux. M. Bruyas est cordial et simple, le bon Calas respectueux, Breton étonné, et Courbet est… Courbet. »

         Le collectionneur Alfred Bruyas, avec l’aide de Courbet, compte jouer un rôle prépondérant dans le développement de la peinture de son temps. Ils ont l’un et l’autre une même foi dans l’art et dans son pouvoir de transformer la société toute entière.

         Dans ce tableau, le peintre reprend le schéma de l’estampe populaire. Artiste voyageur par excellence, il se montre dans l’image d’un marcheur infatigable déterminant un comportement indépendant sur le plan moral et social.

         Le 5 mars 1855, il écrit à Bruyas : « Mon ami Français me dit qu’il a vu une photographie de « La rencontre » et que ce tableau fait déjà beaucoup de bruit dans Paris. »

         Le 11 mai 1855, il lui dit, enthousiaste : « Votre tableau « La rencontre » fait un effet extraordinaire. Dans Paris on le nomme : « Bonjour Monsieur Courbet », et les gardiens de l’exposition sont déjà occupés à conduire les étrangers devant mes tableaux, « Bonjour Monsieur Courbet » a un succès général. »

         Une fois de plus, Courbet a réussi à créer l’événement. Son tableau est moqué,  caricaturé :

         Le dessinateur Quillenbois, dans « L’illustration" le 21 juillet 1855, montre deux hommes se
    peinture,courbet,ornans,réalismeprosternant devant C
    ourbet : « L’adoration de M. Courbet, imitation réaliste de l’adoration des mages. »

     

     

     

     

     

         Amusant… Cette caricature montre bien le côté messianique du peintre qui horripilait tant Baudelaire. En effet, il se présentait volontiers, comme le tableau l’inspire, un apôtre prêchant la bonne parole du réalisme. Parfois, il nommait son autoportrait « L’homme à la pipe », cédé à Bruyas, « Le Christ à la pipe ».

         La chansonnette s’en donne également à cœur joie :

    « As-tu vu la binette

    La binette, nette, nette

    As-tu vu la binette

    La binette au grand Courbet ? »

     

     

    Lettre à Alfred Bruyas – Ornans, vers novembre 1854

     

    J’ai eu bien des tourments depuis vous. Ma vie est si pénible que je commence à croire que mes facultés morales s’usent. Avec ce masque riant que vous me connaissez, je cache à l’intérieur le chagrin, l’amertume, et une tristesse qui s’attache au cœur comme un vampire. Dans la société où nous vivons il ne faut pas beaucoup travailler pour trouver le vide. Il y a vraiment tant de bêtes, que c’est décourageant, à tel point qu’on redoute de développer son intelligence dans la crainte de se trouver dans une solitude absolue.

    […] Malgré tout cela, je suis parvenu à faire l’esquisse de mon tableau*. […] Cela fait le tableau le plus surprenant qu’on puisse imaginer. Il y a 30 personnages grands comme nature. C’est l’histoire morale et physique de mon atelier. Ce sont tous les gens qui me servent et participent à mon action.

    […] J’espère faire passer la société dans mon atelier, faire connaître ainsi mes propensions et mes répulsions. J’ai deux mois et demi pour l’exécution et il faudra encore que j’aille à Paris faire les nus, si bien que, tout compté, j’ai deux jours par personnage. Vous voyez que je n’ai pas à m’amuser.

     

    * Le peintre commence à travailler sur une toile de très grand format, immense fresque qui sera appelée « L’atelier du peintre ». Il espère qu’elle sera prête pour l’Exposition Universelle de 1855. J’en parlerai dans le prochain article.

      

     

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    Gustave Courbet – Autoportrait au col rayé, 1854, musée Fabre, Montpellier

     

      

     

  • Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 8. Avril/déc. 1861

     

    CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

     

     

         « Courbet est avant tout le peintre, par la puissance tactile de son œil, et par son instinct presque animal de jouissance sensuelle, tant de la chair que de la terre.

     

    Louis Jondot, Catalogue de l’exposition présentée au Petit Palais à Paris : « Un siècle d’art français : 1850 –1950 »

    Les Presses Artistiques, 1953

     

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    Gustave Courbet – Baigneuses  dit Deux femmes nues, 1858, musée d’Orsay, Paris

     

     

     

     

         Avec la toile « Les demoiselles des bords de Seine », Courbet amorce le thème, nouveau pour lui, des loisirs et plaisirs des bords de Seine, qui sera souvent utilisé quelques années plus tard par les jeunes artistes : Manet et les peintres impressionnistes.

     

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    Gustave Courbet – Les demoiselles des bords de Seine, 1857, musée du Petit Palais, Paris

     

          Le critique Jules Castagnary rapprochait ce tableau d’un tableau précédent, peint en 1852, de Courbet : « Il faut voir les « Demoiselles de la Seine » par opposition aux « Demoiselles de village ». Celles-ci sont vertueuses. Celles-là sont vouées au vice… ».

         Les jeunes femmes nous apparaissent alanguies au bord de l’eau dans la chaleur d’un été parisien incitant au canotage… Une homosexualité apparente les uniraient-elles ? Viennent-elles s’offrir à une clientèle masculine ?

         Que voit-on ? Une œuvre  moderne et singulière par son grand format inhabituel pour une scène de genre. Une simple partie de campagne ? Tous les détails de la toile évoque l’érotisme : ombrages des arbres, bouquets de fleurs, corset desserré, jupe relevée sur le jupon, abandon et regard mi-clos pour la demoiselle brune.

         Au Salon de 1857, le tableau déclenche un scandale auprès de la critique.

         Courbet aurait-il songé à la « Lélia »  de George Sand de 1854, à moins qu’il ne se soit inspiré du poème de Baudelaire « Femmes damnées » dans les « Fleurs du mal » :

    « Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

    Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,

    Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

    Ont de douces langueurs et des frissons amers."

     

         peinture,courbet,ornans,Une caricature présente les jeunes femmes dans une pose de mannequin articulé et renversé.

     

     

     

     

     

     

      

    Félix Tournachon  dit Nadar, Jury du Salon de 1857

     

     

     

    Lettre à Francis Wey – Ornans, le 20 avril 1861

     

    […] Ce Rut du Printemps ou Combat de Cerfs est une chose que je suis allé étudier en Allemagne. J’ai vu ces combats dans les parcs réservés de Hombourg et de Wiesbaden. J’ai suivi les chasses allemandes à Francfort, six mois, tout un hiver, jusqu’à ce que j’ai tué un cerf qui m’a servi pour ce tableau.

    […]

    Le second tableau, Cerf forcé, est un cerf qui va se faire noyer (chasse à courre). J’ai suivi cette chasse à Rambouillet, à cheval.

    Le paysage des trois cerfs est un paysage du commencement du printemps. C’est le moment où ce qui est près de terre est déjà vert, quand la sève monte au-dessus des grands arbres, et que les chênes seuls, qui sont les plus retardés, ont encore leurs feuilles d’hiver. L’action de ce tableau commandait ce moment-là de l’année, mais pour ne pas mettre tous les arbres dénudés qui sont à cette saison, j’ai préféré prendre notre pays du Jura, qui est exactement le même. J’ai introduit une forêt moitié bois blanc, moitié bois vert persistant.

     

     

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    Gustave Courbet – Le rut du printemps, 1861, musée d’Orsay, Paris

     

     

    Quant au paysage du Cerf forcé, […] c’est le soir, car ce n’est qu’au bout de six heures de chasse qu’on peut forcer un cerf. Le jour est à son déclin, les derniers rayons du soleil rasent la campagne et les moindres objets projettent une ombre très étendue. La manière dont ce cerf est éclairé augmente sa vitesse et l’impression du tableau. Son corps est entièrement dans l’ombre et modelé pourtant. Le rayon de lumière qui le frappe suffit pour déterminer sa forme. Il semble passer comme un trait, comme un rêve.

     

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    Gustave Courbet – Le cerf à l’eau, 1861, musée des Beaux-Arts, Marseille

     

     […]

     Mais il y a des lois de la naissance qu’il est difficile d’enfreindre. Mon grand-père, qui était un républicain de 1793, avait trouvé une maxime qu’il me répétait toujours, c’est celle-ci : Crie fort et marche droit. Mon père l’a toujours suivie, et moi j’ai fait de même.

     

     

    Lettre à ses parents – Paris, juillet 1861

     

         Malgré son orgueil, Courbet ne détesterait pas les honneurs et récompenses. Mais il a toujours autant de problèmes avec l’administration impériale qui devait le placer sur la liste des promotions à la Légion d’honneur.

     

    J’ai été décoré pendant une dizaine de jours avant la distribution des récompenses, puis deux jours avant, l’Empereur, conseillé par je ne sais qui, ou par lui-même, je ne sais, de sa main a rayé mon nom de la liste et j’en suis très heureux, car j’étais dans une fausse position. Cela m’embêtait de porter cette croix, je ne l’aurais pas portée par dignité, parce que mes opinions ne me le permettent pas, et ne la portant pas elle m’aurait fait cent fois plus de mal que de bien.

    Maintenant les personnes ne sachant pas mon opinion sont scandalisées de ce que le Gouvernement ne m’a pas décoré et ça fait pour le moment un train du diable dans Paris, par conséquent ça réussit admirablement pour moi.

    Ils ont eu la maladresse de me donner un rappel de 2e médaille que j’ai eue il y a 10 ou 11 ans, ce qui est de la plus haute bouffonnerie, moi qui ai été proclamé par tout le monde sans exception le Roi du Salon de cette année. Le public est exaspéré, ça donne un démenti à chacun et les artistes indignés cherchent à faire eux-mêmes à l’avenir leur exposition.

    Malgré tout cela mon tableau sera acheté quand même pour le Luxembourg * et c’est tout ce que je désirais parce que j’ai toute la jeunesse de l’Art qui se réclame de moi de plus en plus, et dans ce moment-ci je suis leur général en chef, ne sachant plus du tout à quoi se rattacher en dehors de moi.

     

    * Le directeur des Beaux-Arts était favorable à l’acquisition du « Rut du printemps », exposé au Salon, pour le musée du Luxembourg. Comme pour la liste des promotions à la Légion d’honneur d’où le nom de Courbet avait été retiré, l’achat de la toile ne se fit pas…

     

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    Gustave Courbet – La femme au miroir, 1860, Kunstmuseum, bâle

     

     

     

    Lettre à son père – Paris, septembre 1861

     

         L’exposition d’Anvers… Courbet ne peux s’empêcher d’en conter les péripéties à son père et, évidemment, de se montrer comme la vedette de la manifestation.

     

    J’ai envoyé à Anvers mon grand tableau où il y a une Exposition universelle, il a un aussi grand succès qu’à Paris. (Le peintre envoie son « Rut du printemps » à cette exposition faisant partie de manifestations et fêtes en l’honneur de la cité d’Anvers et de sa glorieuse histoire. Un congrès sur l’art était organisé auquel étaient invités des artistes, des critiques et des philosophes).

    J’ai dû partir il y a 15 jours pour cette ville sur son invitation. […] J’étais chez M. Gossi, armateur de navires, où devaient être logés Proudhon et Victor Hugo. Ils n’ont pu venir ni l’un ni l’autre. Nous avons beaucoup regretté.

    La ville d’Anvers s’est conduite vis-à-vis de nous magnifiquement. La fête était splendide. Si nous avions dû rester là deux jours de plus nous étions tous morts.  Elle a duré 8 jours. Nous étions 1500 artistes peintres et littérateurs. Le but de cette réunion était un congrès artistique pour traiter des intérêts matériels de l’art et de la philosophie, et quel serait le monde spirituel en rapport avec les besoins de notre époque.

    C’était divisé en trois sections préparatoires. Dans ces trois sections il m’est à l’instant même tombé sur la tête une grêle de discours, discutant ma manière de voir en art (le réalisme), des professeurs, des philosophes, des curés, des peintres. On entendait de toutes parts M. Courbet par ci, M. courbet le réalisme par là, etc.

    J’entre dans la salle de la philosophie de l’art, plusieurs peintres s’empressent de me dire : on vient déjà de faire deux discours contre vous et celui qui parle dans ce moment est encore contre vous. Entendez et demandez la parole pour y répondre. Je demande la parole, quoique n’étant pas apprêté. C’est alors que j’ai dit ce que je t’envoie dans le Courrier du dimanche. Alors les bravos n’ont plus fini. J’ai eu un succès tel que j’ai dû donner plus de 300 autographes à toutes les personnes de la salle ainsi que dans la ville. De là nous avons été invités par la ville de Gand à un déjeuner. Nous étions encore 500. J’ai dû à ce déjeuner porter encore un toast à la ville de Gand. Ensuite nous sommes allés à Ostende et à Bruges.

     

     

     

          Jules Castagnary organisa le 28 septembre 1861 une réunion d’étudiants en art à la brasserie Andler à Paris. Il y fut décidé de demander à Courbet de diriger un atelier d’enseignement de la peinture. Les cours commencèrent le 9 décembre avec 31 étudiants inscrits, dont Castagnary lui-même.

         Le 29 décembre 1861, Le « Courrier du Dimanche » publia la lettre ci-dessous. Sous le contrôle de Courbet, il semble être admis que Castagnary rédigea cette lettre.

         Trop long pour que je le reproduise entièrement, ce courrier est l’un des exposés considéré comme essentiel des théories de Courbet sur l’art et son enseignement. Je donne une synthèse approfondie de la pensée de l’artiste :

     

     

    AUX JEUNES ARTISTES DE PARIS

     

    Paris, le 25 décembre 1861

  • Hommage à Claude Monet

     

     

      Monet - la grenouillère 1869metropolitan new york.jpg                           Claude Monet – La Grenouillère, 1869, Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

           Claude Monet est à l’honneur ces temps-ci à Paris où plusieurs expositions temporaires sont consacrées au chef de file du mouvement impressionniste français. Louvre-passion a d’ailleurs parlé récemment de celle qui a lieu actuellement au musée Rodin : "Monet-Rodin".

          On peut d’ailleurs contempler en permanence les toiles du peintre toute l’année à Paris aux Musées d’Orsay, Marmottan, et de l’Orangerie dont les Nymphéas sont la grande fierté.

          Je me suis rendu le mois dernier à la superbe exposition qui se tient jusqu’au 24 janvier prochain au Grand Palais à Paris : "Claude Monet (1840-1926)".

          Je ne peux que conseiller à ceux qui peuvent s’y rendre d’y courir sans tarder. Les salles regroupent 175 œuvres qui permettent de revoir en l’espace de deux bonnes heures, voire plus si on aime... toute l’œuvre du peintre : du Déjeuner sur l’herbe de ses débuts, en passant par ses Cathédrales, ses Parlements de Londres dans le brouillard, les côtes normandes, les paysages d’Argenteuil, sans oublier les reflets mêlant l’eau et le ciel des bassins de Giverny. Du grand spectacle !

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                Claude Monet – Terrasse à Sainte Adresse, 1867, Metropolitan Museum of Art, New York

         

     

          Je prépare en ce moment un récit en plusieurs épisodes parlant des premières années de la carrière de Claude Monet à travers l’image de sa femme, la compagne des années difficiles : la douce et discrète Camille.

          Celle-ci était son modèle préféré. Elle est représentée dans une grande quantité de tableaux de Monet, des plus célèbres aux moins connus. Elle inspira souvent des amis du peintre comme Manet ou Renoir.

          Je pense pouvoir publier le premier épisode de cette histoire vers le début du mois de décembre. Tiens c’est la période des fêtes !

          A bientôt.

     

                                                                               Alain

      

     

          Peut-être ces quelques mots supplémentaires paraîtront déplacés à la suite de ma note du jour.

          J'ai éprouvé de l'émotion en apprenant le décès de Myriam qui était l'auteur du blog Bleu de Cobalt. Comme je le dis à son mari, je percevais dans ses mots une femme de coeur et d'esprit.

          Je ne sais si elle a eu le temps de voir l'exposition Monet du Grand Palais dont elle parlait le mois dernier et qui l'aurait certainement passionnée.

          J'ai toujours pensé que l'art nous permettait de nous élever... d'aller plus loin... Un ailleurs qu'elle a dû atteindre. 

     

                                                                                        

     

                                                                      

  • Quel scandale en 1865 !

     

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    Edouard Manet – Olympia, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

         Le samedi 16 janvier 2016, une jeune femme s’est allongée nue devant l’Olympia du musée d’Orsay à Paris en prenant la pose de la femme étendue sur un lit peinte par Edouard Manet en 1863. 150 ans plus tard, les passions semblent ne s’être pas totalement éteintes…

         Après son « Déjeuner sur l’herbe », beaucoup critiqué, présentée en 1863 au Salon des Refusés, Manet double la mise au même Salon de 1865. Cette fois le scandale est énorme. Manet se plaint à Baudelaire : « Les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. » Les critiques se surpassent : « qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où ». « Un chétif modèle […] Le ton des chairs est sale […] ». « Une ignorance presque enfantine des premiers éléments du dessin, […] un parti-pris de vulgarité inconcevable ». « Cette brune rousse est d’une laideur accomplie ».

         Comble de la provocation ! Manet présente au Salon, associé à l’Olympia, un « Christ insulté par les romains » ce qui choqua encore plus les visiteurs.

         Qu’a voulu faire Edouard Manet ? Se confronter au passé ?

         Deux références picturales paraissent certaines :

         Titien et sa « Vénus d’Urbin » dont la pose est ressemblante.

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    Titien – La Vénus d’Urbin, 1538, musée des Offices, Florence

     

         Goya et sa « Maja nue » de 1800 pour l’arrogance du modèle.

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    Goya – La Maja nue, 1800, musée du Prado, Madrid

     

         Manet a fait de son modèle préféré, Victorine Meurant, un nu moderne, réaliste. Geffroy en 1890 dira : « libre fille de bohème, modèle de peintre, coureuse de brasserie, amante d’un jour […] avec sa face d’enfant vicieuse aux yeux de mystère. ».

         Pour les contemporains la scène était explicite : Manet avait peint une prostituée allongée, offerte, attendant le client, l’ambiance exotique et érotique étant accentuée par le bouquet de fleurs, hommage d’un client, et une servante noire entremetteuse.

     

         Au milieu de toutes les critiques, je retiendrai l’article élogieux écrit par Emile Zola :

     

    L’Olympia d’Edouard Manet - Salon de 1865 – Emile Zola

     

    « En 1865, Edouard Manet est encore reçu au Salon ; il expose un Christ insulté par les soldats et son chef d'œuvre, son Olympia. J'ai dit chef-d'œuvre, et je ne retire pas le mot. Je prétends que cette toile est véritablement la chair et le sang du peintre. Elle le contient tout entier et ne contient que lui. Elle restera comme l'œuvre caractéristique de son talent, comme la marque la plus haute de sa puissance. J'ai lu en elle la personnalité d'Édouard Manet, et lorsque j'ai analysé le tempérament de l'artiste, j'avais uniquement devant les yeux cette toile qui renferme toutes les autres. Nous avons ici, comme disent les amuseurs publics, une gravure d'Epinal. Olympia, couchée sur des linges blancs, fait une grande tache pâle sur le fond noir ; dans ce fond noir se trouve la tête de la négresse qui apporte un bouquet et ce fameux chat qui a tant égayé le public. Au premier regard, on ne distingue ainsi que deux teintes dans le tableau, deux teintes violentes, s'enlevant l'une sur l'autre. D'ailleurs, les détails ont disparu. Regardez la tête de la jeune fille : les lèvres sont deux minces lignes roses, les yeux se réduisent à quelques traits noirs. Voyez maintenant le bouquet, et de près, je vous prie : des plaques roses, des plaques bleues, des plaques vertes. Tout se simplifie, et si vous voulez reconstruire la réalité, il faut que vous reculiez de quelques pas. Alors il arrive une étrange histoire : chaque objet se met à son plan, la tête d'Olympia se détache du fond avec un relief saisissant, le bouquet devient une merveille d'éclat et de fraîcheur. La justesse de l'œil et la simplicité de la main ont fait ce miracle ; le peintre a procédé comme la nature procède elle-même, par masses claires, par larges pans de lumière, et son oeuvre a l'aspect un peu rude et austère de la nature. Il y a d'ailleurs des partis pris ; l'art ne vit que de fanatisme. Et ces partis pris sont justement cette sécheresse élégante, cette violence des transitions que j'ai signalées. C'est l'accent personnel, la saveur particulière de l'œuvre. Rien n'est d'une finesse plus exquise que les tons pâles des linges blancs différents sur lesquels Olympia est couchée. Il y a, dans la juxtaposition de ces blancs, une immense difficulté vaincue. Le corps lui-même de l'enfant a des pâleurs charmantes ; c'est une jeune fille de seize ans, sans doute un modèle qu'Édouard Manet a tranquillement copié tel qu'il était. Et tout le monde a crié : on a trouvé ce corps nu indécent; cela devait être, puisque c'est là de la chair, une fille que l'artiste a jetée sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée. Lorsque nos artistes nous donnent des Vénus, ils corrigent la nature, ils mentent. Edouard Manet s'est demandé pourquoi mentir, pourquoi ne pas dire la vérité ; il nous a fait connaître Olympia, cette fille de nos jours, que vous rencontrez sur les trottoirs et qui serre ses maigres épaules dans un mince châle de laine déteinte. Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une oeuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures. »

     

         Edouard Manet était un visionnaire puisque, de nos jours, son tableau fait encore la une de l'actualité...

     

     

     

  • Monet une vie dans le paysage

     

    monet,marianne alphant

     

         Marianne Alphant a réalisé un très gros travail dans ce livre de 700 pages publié en 2010. Cette superbe biographie, illustrée de nombreuses documentations et photos en noir et blanc, est, à mes yeux, la meilleure de l’artiste, la plus complète. Je souhaite lui redonner la place qui lui revient dans l’histoire de l’art.

       La vie de l’artiste nous est restituée au jour le jour, mais pas de façon uniquement chronologique comme beaucoup de biographies. L’auteur nous entraîne dans un itinéraire littéraire au gré de son inspiration. Nous sommes aux côtés de Monet, je dirais même en lui. De nombreuses citations ponctuent chaque phrase. La vie du peintre nous apparaît avec son environnement, ses amours, ses difficultés, son époque, et sa vision de cet art nouveau qui va bousculer irrémédiablement la peinture de cette fin du 19 siècle en France.

       Installez-vous confortablement amis lecteurs. L’érudition de l’auteur est immense. Laissez-vous accompagner par la présence de Monet.

     

     

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    Henri Fantin-Latour - Un atelier aux Batignolles, 1870, Musée d'Orsay, Paris

     

          « Un atelier aux Batignolles ». Un groupe d’hommes est rassemblé sur cette célèbre toile peinte par Henri Fantin-Latour en 1870. Le peintre Edouard Manet est assis devant son chevalet. Autour de lui, semblant s’ennuyer, des écrivains et trois peintres encore peu connus. Ces trois là peuvent-ils savoir qu’ils vont bientôt bouleverser l’ordre esthétique et devenir les fers de lance de la nouvelle peinture : Auguste Renoir, Frédéric Bazille et, coincé derrière la haute silhouette de celui-ci, Claude Monet, les cheveux bruns qui bouclent. Bazille mourra l’année suivante à la guerre contre la Prusse. L’aventure picturale va commencer pour les deux autres que rejoindront Sisley, Cézanne, Pissarro, Degas, Morisot, et d’autres qui complèteront cette jeune génération des futurs impressionnistes.

     

         Au Havre, un jeune homme de seize ans dessine toutes ces journées, le plus souvent des caricatures de bourgeois de la ville. Il a du succès. Il rencontre Eugène Boudin qui lui parle : « Je regarde tous les jours vos croquis, c’est amusant, c’est enlevé, vous êtes doué. » Boudin l’emmène peindre avec lui. Plus tard, Monet dira : « Je fus saisi d’une profonde émotion » ; « Je fus illuminé » ; « Ah quelle révélation !... La lumière venait de jaillir."

     

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    Claude Monet - Camille, la femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum

     

         Monet est devenu peintre. Ce sera ensuite l’atelier Gleyre avec ses amis, « Le déjeuner sur l’herbe", déjà la touche fragmentée, les vibrations lumineuses. Un premier amour, Camille, qui devient « La femme à la robe verte », « Femmes au jardin ». Un petit Jean nait. En juin 1870, Claude se marie avec Camille. Il a 30 ans et elle 25. Courbet est venu. Claude va vivre avec Camille les années heureuses d’Argenteuil. Son bateau-atelier lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts. Il peint quelque chose de nouveau qui l’éblouit. Son oeil recompose le paysage qui est saisi avec les accidents que l’atmosphère lui donne. Il ne cesse de croquer sa femme, sa source d’inspiration, dans tous les coins du jardin.

     

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    Claude Monet - Impression, soleil levant, 1874, Musée Marmottan, Paris

     

         « Quand on a cessé de faire de la marine, c’est le diable, cela change à tout instant et ici le temps varie plusieurs fois dans la même journée ». Monet tente de nombreuses fois de peindre le port du Havre. Peut-il se douter que la toile qu’il appelle « Impression, soleil levant » sera la vedette de l’exposition des artistes indépendants en Juin 1874 chez Nadar où tous ses amis avant-gardistes sont présents. Elle est moquée par un journaliste du « Charivari » qui trouve qu’il y a de l’impression là-dedans. Le mot impressionniste est né.

    La jeunesse du peintre va se terminer en 1879. Sa Camille donne naissance à un second enfant, et décède dans la maison de Vétheuil. Rien ne sera jamais plus jamais comme avant.

     

         Les longues promenades de Monet dans la compagne environnante lui ont fait découvrir Giverny sur la rive gauche de la Seine entre Bonnières et Vernon. La région l’inspire, il se sent capable d’y « faire des chefs-d’oeuvre ». Il s’y installe définitivement, aménage, bâtit et embellit son domaine. Il s’est remarié avec Alice.

     

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    Claude Monet - Le jardin de l'artiste à Giverny, 1900, musée d'Orsay, Paris

     

         Un curieux jardin prend forme qu’il créé lui-même. Des fleurs de toutes sortes forment une palette multicolore où toutes les teintes se côtoient de façon un peu désordonnée et apportent la touche de folie de l’artiste… Monet reproduit sur ses toiles toute cette beauté qui l’entoure. Il aime peindre plusieurs toiles en même temps aux diverses heures du jour, comme les meules ou peupliers aux alentours. « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. » donne-t-il comme unique conseil à Blanche, sa belle-fille, qui plante souvent son chevalet à ses côtés.

     

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    Claude Monet - Nymphéas, 1906, The Art Institute of Chicago

     

         Une allée mène à l’étang. Il a planté des nénuphars et les reproduit, ses yeux fatigués fouillant inlassablement l’horizon liquide : la ligne d’horizon est supprimée, la perspective disparaît, les formes se dissolvent. L’apparence éphémère des choses… Il peint de grands panneaux de nymphéas, dont il a promis à son ami Georges Clemenceau de faire don à la France. Après sa mort en 1926, ils orneront les murs des immenses salles de L’Orangerie de Paris.

    « J’ai fait comme peintre ce que j’ai pu et cela me semble assez. »

     

         Le style de Marianne Alphant est un enchantement : foisonnement de connaissances, sens littéraire de la description picturale. L’étude du processus créatif du peintre cherchant l’impossible donne parfois le tournis. Ce n’est pas une biographie mais de la poésie.

     

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 7. Extraits choisis, année 1849

     

     

         Le Salon ouvre ses portes le 15 juin 1949. Delacroix va y exposer une seconde version des « Femmes d’Alger », plus petite que la grande peinture de 1834. Les femmes, présentées dans des poses semblables à la première, sont observées de plus loin dans un effet de clair-obscur se rapprochant de la narration vécue d’une visite du harem par le peintre Charles Cournault en 1832 :  « Lorsqu’après avoir traversé quelque couloir obscur, on pénètre dans la partie de la maison qui leur est réservée, l’œil est vraiment ébloui par la vive lumière, par les frais visages de femmes et d’enfants, apparaissant tout à coup au milieu de cet amas de soie et d’or ».

     

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    Eugène Delacroix – Femmes d’Alger dans leur intérieur, 1849, musée Fabre, Montpellier

     

     

     

    LE JOURNAL

     

     

         L’agenda du journal de l’année 1848 ne semble pas avoir été conservé. Il pourrait avoir été perdu. L’artiste n’a peut-être pas rédigé de notes cette année là…

     

     

     

     

        Eugène Delacroix se moque souvent de ses contemporains. Dans les quatre extraits ci-dessous de février et mars 1849, il croise certains personnages en rapportant leurs travers ou bêtises.

     

    Paris, 10 février 1849

    […]

    Chez Pierret le soir : beaucoup de monde. J’y ai vu Lassus, perdu de vue depuis longtemps.

    Un imbécile nommé M…, que je n’y avais pas vu depuis longtemps, y était en toilette exacte et ganté hermétiquement. Il a l’air de se croire beau ou intéressant pour le sexe ; cela lui impose la tenue. Je ne mentionne ceci que parce que, à propos de cet individu qui n’est qu’un fat, j’ai pensé à certains hommes à bonnes fortunes, qui sont les victimes de l’obligation où ils se croient d’être toujours beaux.

     

     

    Paris, 26 février 1849

     

    Fait peu de chose… Dîné chez Bixio avec Lamartine, Mérimée, Malleville, Scribe, Meyerbeer et deux Italiens. Je me suis beaucoup amusé ; je n’avais jamais été aussi longtemps avec Lamartine.

    Mérimée l’a poussé au dîner sur les poésies de Pouchkine, que Lamartine prétend avoir lues, quoiqu’elles n’aient jamais été traduites par personne. Il donne le pénible spectacle d’un homme perpétuellement mystifié. Son amour-propre, qui ne semble occupé qu’à jouir de lui-même et à rappeler aux autres tout ce qui peut ramener à lui, est dans un calme parfait au milieu de cet accord tacite de tout le monde à le considérer comme une espèce de fou. Sa grosse voix a quelque chose de peu sympathique.

     

     

    Paris, 8 mars 1849

     

    Le soir, Chopin (Chopin est très malade et mourra la même année). Vu chez lui un original qui est arrivé de Quimper pour l’admirer et pour le guérir.

    C’est un amateur forcené de musique ; mais son admiration se borne à peu près à Beethoven et à Chopin. Mozart ne lui paraît pas à la hauteur de ces noms-là ; Cimarosa est perruque, etc.

    Il faut être de Quimper pour avoir de ces idées-là, et pour les exprimer avec cet aplomb : cela passe sur le compte de la franchise bretonne… Je déteste cette espèce de caractère ; cette prétendue franchise à l’aide de laquelle on débite des opinions tranchantes ou blessantes est ce qui m’est le plus antipathique. Il n’y a plus de rapports possibles entre les hommes, s’il suffit de cette franchise-là pour répondre à tout. Franchement il faut, avec cette disposition, vivre dans une étable, où les rapports s’établissent à coups de fourche ou de cornes ; voilà de la franchise que je préfère.

     

     

    Paris, 21 mars 1849

    […]

    Je suis entré à la Madeleine, où l’on prêchait. Le prédicateur, usant d’une figure de rhétorique, a répété dix ou douze fois, en parlant du juste : Il va en paix !… il va en paix ! « Va en paix » a été ce qu’il y a eu de plus remarquable dans son discours. Je me suis demandé quel fruit pouvait résulter des lieux communs répétés à froid par cet imbécile. Je suis obligé de reconnaître aujourd’hui que cela va avec le reste, fait parti ? de la discipline comme le costume, les pratiques, etc… Vive le frein !

     

     

     

     

         A la belle saison, l’artiste passe du temps à Champrosay où il apprécie le spectacle de la nature. En 1848 il a travaillé longuement sur de grandes compositions de fleurs qu’il va présenter au Salon.

     

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    Eugène Delacroix – Corbeille de fleurs renversée dans un jardin ,1849, The Metropolitan Museum of Art, New York

     

     

    Valmont, 9 octobre 1849

     

    Par quelle triste fatalité l’homme ne peut-il jamais jouir à la fois de toutes les facultés de sa nature, de toutes les perfections dont elle n’est susceptible qu’à des âges différents ? Les réflexions que j’écris ici m’ont été suggérées par cette parole de Montesquieu, que je trouvai ici ces jours-ci, à savoir qu’au moment où l’esprit de l’homme a atteint sa maturité, son corps s’affaiblit.

    Je pensais à propos de cela qu’une certaine vivacité d’impression, qui tient plus à la sensibilité physique, diminue avec l’âge. Je n’ai pas éprouvé, en arrivant ici, et surtout en y vivant quelques jours, ces mouvements de joie ou de tristesse dont ce lieu me remplissait, mouvements dont le souvenir m’était si doux… Je le quitterai probablement sans éprouver ce regret que j’avais autrefois. Quant à mon esprit, il a, bien autrement qu’à l’époque dont je parle, la sûreté, la faculté de combiner, d’exprimer ; l’intelligence a grandi, mais l’âme a perdu son élasticité et son irritabilité. Pourquoi l’homme, après tout, ne subirait-il pas le sort commun des êtres ? Quand nous cueillons le fruit délicieux, aurions-nous la prétention de respirer en même temps le parfum de la fleur ? Il a fallu cette délicatesse exquise de la sensibilité au jeune âge pour amener cette sûreté, cette maturité de l’esprit. Peut-être les très grands hommes, et je le crois tout à fait, sont-ils ceux qui ont conservé, à l’âge où l’intelligence a toute sa force, une partie de cette impétuosité dans les impressions,… qui est le caractère de la jeunesse ?

     

     

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    Eugène Delacroix – Odalisque, 1849, musée du Louvre, Paris

     

     

         Mort de Chopin.

     

    Fécamp, 18 octobre 1849

     

    J’ai appris, après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange, le matin, avant de me lever, j’étais frappé de cette idée. Voilà plusieurs fois que j’éprouve de ces sortes de pressentiments.

    Quelle perte ! Que d’ignobles gredins remplissent la place, pendant que cette belle âme vient de s’éteindre !

     

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    Eugène Delacroix – Portrait de Frédéric Chopin, 1838, musée du Louvre, Paris

     

     

  • Tchinda la petite africaine

     

           Je souhaite aux lecteurs qui me font l'amitié de me lire régulièrement, à ceux qui sont de passage, ou à ceux qui s'égarent sur ce blog, un heureux Noël et une GRANDE ANNEE 2009.

                                                                                                                            Alain

          

     

           En cette période de Noël, j'offre cette histoire aux enfants et aux adultes qui ont gardé leur âme d'enfant.

     

     Le Sud

     

           Paul avait 10 ans. C’était un grand. Il vivait sa vie…


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         Depuis quelque temps déjà, une chose le turlupinait. La couleur de la peau…

          Rien de grave, mais il s’interrogeait. Il ne comprenait pas bien pourquoi ses camarades ou des grandes personnes qu’il croisait dans la rue, et même quelques professeurs de l’école, avaient des couleurs de peau si différentes de la sienne.

          Dans la classe de Paul, le blanc, ou plutôt le blanc rosé, cassé, l’emportait. C’était la couleur commune des gamins de son âge.

          Certains élèves, rares, tiraient sur le jaune plus ou moins doré, avec des cheveux raides très noirs. Dans sa classe, il y en avait deux. Toujours ensemble, ceux-là ! On les appelait « les chinois » ou « chinetoques ». Discrets, on ne les remarquait guère.



          C’était les teintes de peau foncées qui tracassaient Paul. Pour s’amuser, il avait recensé dans son environnement proche une gamme étonnante de coloris : des beiges clairs, des bruns plus ou moins foncés, des chocolats, des caramels, des cuivrés, puis des franchement noirs, de jolis noirs presque purs.

          Son voisin de table en classe faisait partie de cette dernière catégorie. Sa peau ressemblait aux morceaux de charbon que sa mère lançait dans le poêle l’hiver, et ses cheveux étaient frisés. Très intelligent, il pigeait tout, très vite. Trop vite pour Paul qui lui enviait cette rapidité d’esprit même s’il en profitait souvent pour se faire aider lorsqu’il séchait devant une règle grammaticale ou une table de multiplication. Lorsque son ami souriait on ne voyait que ses yeux et ses dents. Certains élèves l’appelaient « black ». Paul n’aimait pas.

          Comment peut-on avoir une peau aussi sombre, pensait Paul ?

          La réponse lui vint par hasard…



          Récemment, Paul s’était aperçu que sa propre peau changeait de teinte facilement. Elle était blanche comme la plupart de ses camarades, peut-être légèrement plus teintée, mais, dès qu’il s’exposait au soleil, elle fonçait très rapidement et devenait franchement foncée après plusieurs couches d’astre solaire. Cela l’intriguait. Il complexait.

          Un jour, un copain qui l’avait vu deux jours auparavant le teint triste et palot, le croisa portant une mine épanouie couleur caramel brun et lui envoya d’un air ébahi : « Mais qu’est ce qui t’arrive ? ». Il fut incapable de lui donner une explication et continua son chemin, embarrassé et honteux.

          Pourtant, ce soleil faisait partie des amis de Paul. Il ne connaissait jamais ces terribles coups de soleil, hantise des peaux délicates. Malheureux rouquins ! Il avait remarqué que, tous les ans au retour de vacances à la mer, un jeune voisin d’immeuble de son âge, aux cheveux roux, présentait une peau craquelée virant au rouge écrevisse bien cuite qu’il tentait de cacher comme il pouvait. Le soleil l’avait brûlé. Paul compatissait à sa souffrance…

          Lui, il se sentait bien au soleil. Il était heureux, gai, lorsque les chauds rayons le pénétraient. Il avait le sentiment étrange de retrouver une ambiance qui lui correspondait. Il était chez lui… Il ne comprenait pas bien pourquoi, lui, habitant d'une grande ville, ne connaissant que les immeubles, les bruits, les odeurs des voitures et la grisaille persistante, pourquoi ce soleil, dès qu’il l’effleurait, le réchauffait, lui donnait un tel sentiment de bien-être…



          Pour Paul, cette étoile brillante qui brûlait les yeux quand on la regardait était devenue, synonyme de Sud, celui dont on parlait dans les bouquins. Il voyait ce Sud très loin, bien plus loin que le sud de la France qu’il étudiait en géographie. Il ne savait pas bien où était le sud de la France car il n’avait pas encore dépassé les limites de la grande banlieue de sa ville où sa mère l’envoyait pendant les grandes vacances.

          Sur la carte du monde, il avait repéré que l’Espagne était située juste en dessous de la France. Mais le Sud, c’était encore plus bas… Il pensait qu’il ne pouvait vraiment débuter qu’à partir des côtes africaines. C’était là le Sud ! Cela ne pouvait être ailleurs. Il avait lu dans un livre : « Tchinda la petite sœur de Moudaïna », qu’en Afrique le soleil brûlait la peau et que les gens étaient colorés naturellement. Ce livre racontait les aventures d’une petite fille noire de la tribu des Massas en plein cœur de l’Afrique. Dans le pays de Tchinda, il faisait toujours chaud, les arbres étaient immenses, les fleuves très larges et les habitants se promenaient à moitié nus. Des animaux extraordinaires, que Paul avait vu au zoo de Vincennes : lions, girafes, éléphants, rhinocéros, y vivaient en liberté. Il paraissait même que, dans les régions où le soleil tapait très fort, il y avait des déserts où plus rien ne poussait. Rien que du sable…

          Le Sud… Il irait un jour…

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          Un dimanche d’hiver, Paul sut enfin pourquoi sa peau changeait aussi facilement de couleur.

          Il finissait de déjeuner sur la grande table en plexiglas jaune paille qui occupait la moitié de la cuisine du petit studio où il vivait avec sa mère. Ils s’apprêtaient à entamer la crème aux œufs qu’elle réussissait superbement, quand elle dit soudainement: « Ton père venait d’Algérie quand je l’ai connu. »

          Elle sortit cette phrase laconique, comme ça, sans prévenir. C’était la première fois qu’elle le disait à Paul. Elle ne lui parlait jamais de ce père qu’il n’avait pas connu. Parfois, elle l’évoquait à mots décousus, peu clairs, au détour d’une interrogation de son fils. Elle n’osait pas lui en parler. C’était déjà si loin. Et puis, cela lui faisait du mal…

          Ces paroles raisonnèrent dans le cerveau de Paul. Il avait donc un père qui venait de ce lointain continent où le soleil brille constamment ? Le pays de Tchinda...

          Cette interrogation entraîna évidemment un flot de questions de sa part. Sa mère lui expliqua que toute la famille de son père était d’origine espagnole et habitait l’Algérie, qui avait été une colonie française tout au nord de l’Afrique, au bord de la méditerranée, depuis plusieurs générations. Elle abrégea la conversation sur ce sujet, prétextant qu’elle n’en savait pas plus. « Approche ton assiette si tu veux de la crème ! », lui dit-elle, afin de bien montrer qu’elle ne dirait rien de plus.



          Le sud… Paul possédait donc en lui un petit bout du Sud… Son père lui avait transmis un peu de son soleil méditerranéen. Il se dit que c’était le seul présent que ce père absent lui avait laissé.

          Paul comprit que c’était cet héritage lointain qui lui permettait de se transformer en caméléon et de noircir dès qu’il exposait sa peau blanche au feu solaire.

          Il sourit.

          Tchinda, la petite africaine, était donc sa petite soeur !

                                                                        

                                                                                         Alain

                           

  • Paul Cézanne, Emile Zola : Confidences

     

    Une amitié de jeunesse

     

     

           Heureux temps du lycée Bourbon à Aix-en-Provence.

         Paul Cézanne et Emile Zola se connaisse très tôt, ils sont inséparables. Au début de l’année 1858, devant rejoindre sa mère à Paris, Zola part finir ses études dans la capitale. Jusqu’en 1861, date à laquelle Cézanne se décidera à monter lui-aussi à Paris, une correspondance régulière va s’installer entre les deux très jeunes amis.

         En avril 1858, Paul s’ennuie : « Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. […] Je gémis de ton absence. »

         Dans les courriers de cette période, le ton du jeune Cézanne est libre, joyeux, il ne parle guère de peinture, emploie volontiers l’humour, écrit des bribes de chansons, parle de ses amours et versifie beaucoup :

    Lettre de Paul Cézanne à Emile Zola - Aix, le 3 mai 1858 (extrait d’un long poème)

     

    Mon cher, tu sais, ou bien tu ne sais pas,

    Que d’un amour subit j’ai ressenti la flamme.

    Tu sais de qui je chéris les appas,

    C’est d’une gentille femme.

    Brun est son teint, gracieux est son port,

    Bien mignon est son pied, la peau de sa main fine,

    Enfin dans mon transport

    J’augure, en inspectant cette taille divine,

    Que de ses beaux tétons l’albâtre est élastique,

    Bien tournés par l’amour. Le vent en soulevant

    Sa robe d’une gaze de couleurs magnifiques

    Laisse d’un rond mollet deviner le charmant

    Contour…

     

         Zola lui répond le 14 juin : « Au diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ? Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu’on me détériore mon Cézanne. […] Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers. Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps. »

     

         Le 9 juillet, Cézanne lui envoie une lettre renfermant des vers ou chansons dont voici un couplet :

    De la dive bouteille

    Célébrons la douceur.

    Sa bonté sans pareille

    Fait du bien à mon cœur.

         Il précise : « Ceci doit être chanté sur l’air : d’une mère chérie, célébrons la douceur, etc. »

     

     

        A Paris, Emile Zola contracte une maladie grave qui le laisse épuisé. Cézanne, sans nouvelle de son ami, lui adresse une curieuse lettre de reproches qui renseigne sur son caractère emporté et sa sensibilité. Toujours en vers, il évoque une lecture commune sur « La divine Comédie » de Dante, puis termine par un mouvement d’humeur évoqué ci-dessous. Il va avoir 20 ans.

     

    Lettre de Cézanne à Zola - Aix, le 17 janvier 1859 (en tête de la lettre se trouve un dessin : « La mort règne en ces lieux »)

     

    […]

    Mais j’observe, mon cher, que depuis quinze jours

    Notre correspondance a relâché son cours ;

    Serait-ce par hasard l’ennui qui te consume,

    Ou bien ton cerveau pris par quelque fâcheux rhume

    Te retient, malgré toi, dans ton lit, et la toux

    Te chagrinerait-elle ? Hélas, ce n’est pas doux

    Mais pourtant mieux vaut ça que d’autres maux encore.

    Peut-être est-ce l’amour qui lentement dévore

    Ton cœur ? Oui ? Non ? Ma foi, je n’en sais rien

    Mais si c’était l’amour, je dirais, ça va bien.

     

    […] A quoi je répondrai que pour ne plus t’ennuyer tu dois m’écrire au plus tôt, si empêchement grave n’est pas.

     

     

         L’arrivée de Cézanne à Paris est mainte fois reportée. A Aix, il suit des cours de dessin. Le réalisme de Courbet est d’actualité au Salon parisien.

     

    Lettre de Zola à Cézanne - Paris, le 25 mars 1860

     

    […] Que voulez-vous dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie ! Mais chaque chose à la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c’est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande chose et hors de la poésie il n’y a pas de salut.

    J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparables à la postérité. - Ce n’est encore qu’un rêve malheureusement.

      

         Paul Cézanne arrive enfin à Paris en avril 1861. Zola l’accueille chaleureusement. Le peintre s’inscrit à l’académie Suisse où il fait la connaissance de nombreux artistes dont Armand Guillaumin et Camille Pissarro. Il visite le Louvre et fréquente les salons. Mais il s’adapte mal à la vie parisienne, l’entente avec Zola se détériore. Zola écrit : « L’âge a développé chez lui l’entêtement. Il est fait d’une seul pièce, raide et dur sous la main ; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession ; il a horreur de la discussion, d’abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu’il faudrait changer d’avis si son adversaire à raison. […] Comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. »

     

     

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    Paul Cézanne – Sucrier, poires et tasse bleue, 1866, Musée Granet, Aix-en-Provence

     

         A partir de l’année 1863 (année du scandaleux « Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet), Cézanne copie librement les œuvres de son choix, au Louvre comme au Luxembourg. Les toiles qu’il peint sont régulièrement refusées. Il fréquente les soirées du jeudi organisées par Zola et rencontre Manet en 1866. Celui-ci apprécie les natures mortes de Cézanne ce qui lui procure une grande joie.

     

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    Paul Cézanne – Nature morte avec pain et œufs, 1865, Museum of Art, Cincinnati

     

     

         Au salon de 1866, un véto du jury est imposé à Cézanne. Cette fois, le peintre adresse une lettre de protestation au surintendant des Beaux-Arts : « Je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n’ai pas donnée moi-même mission de m’apprécier. »

         De son côté, à partir du Salon de 1866, Zola se lance ouvertement dans la critique d’art. A cette occasion, il publie une Dédicace insérée dans « Mon Salon »

     

    A mon ami Paul Cézanne – Mon salon, 20 mai 1866

     

    J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul avec toi.

    […] Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble – te souviens-tu ? – et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas d’effroyables idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise. […] Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. […] Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité. Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ?

     

         Cézanne travaille, le plus souvent en pate épaisse, au couteau. « Ma manière couillarde » peinture,cézanne,aixdira-t-il plus tard. Il remercie son ami de sa dédicace en lui faisant un tableau de son père lisant le journal « L’événement » dans lequel Zola publie des critiques littéraires.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Paul Cézanne – Le père de l’artiste, 1866, National Gallery of Art, Washington

      

         Au salon de 1867, Cézanne envoie deux toiles « Le grog au vin » et « Ivresse » qui, comme d’habitude sont refusées.

       Même exclu, il est critiqué par un journaliste du Figaro. Cette fois, Zola, défenseur de la « jeune école » monte au créneau en pourfendeur de la calomnie. Il écrit au rédacteur du Figaro.

     

    Lettre d’Emile Zola à Francis Magnard, rédacteur du Figaro - Paris, le 12 avril 1867

     

    Mon cher confère,

    Ayez l’obligeance, je vous prie, de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s’agit d’un de mes amis d’enfance, d’un jeune peintre dont j’estime singulièrement le talent vigoureux et personnel. Vous avez coupé, dans l’Europe, un lambeau de prose où il est question d’un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, « deux pieds de cochon en croix » […]. Je vous avoue que j’ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu’on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n’a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu’à présent du moins. […] M. Paul Cézanne a eu effectivemen

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    6. Claude Monet – Les années bonheur à Argenteuil

     

     

     

         Les années 1870 vont connaître une grande mutation dans l’art de Claude Monet. Son oeil a changé. Le peintre ne s’intéressera plus qu’à la lumière. Tout deviendra vibration, avec le plein air comme unique atelier. Un seul maître : la nature. Il va saisir le motif sous tous ses aspects, découvrir le ton qu’il n’avait pas perçu, poser de simples virgules de couleurs pures directement sur la toile. Le paysage sera saisi avec les accidents que l’atmosphère lui donne, réduit à l’essentiel.

     

     

         Il s’était enfin décidé ! Au cours de l’été 1870, Monet, malgré la désapprobation marquée de ses parents, avait décidé de régulariser sa liaison avec sa compagne et modèle. Cinq années qu’ils étaient ensemble depuis ce jour de 1865 où elle lui avait dit lors de leur première rencontre : « Je serais heureuse d’être votre modèle monsieur Monet. Je n’ai que 18 ans mais je sais poser. Je m’appelle Camille. »

         Le 18 juin, à la mairie du 17e arrondissement à Paris, il se mariait civilement avec elle. Gustave Courbet était venu, masse imposante qui prenait de la place en vieillissant. La douce et discrète Camille devenait officiellement madame Monet.

         Un court voyage de noce à Trouville. Pension Tivoli. Il faisait beau. Monet aimait cette côte normande, la sienne. La mer, les voiliers colorés, l’entrée du port, le luxueux hôtel des Roches Noires ; ces motifs il les connaissait si bien.

        L’artiste ne s’était pas privé d’utiliser à nouveau le charmant minois de sa jeune épouse. Comme d’habitude…

        Camille passait des journées entières à poser sur la plage, au point que sa robe se teintait d’une couleur sable. Obéissante, elle se prêtait à toutes les demandes de son mari qui la croquait dans toutes les positions en regardant la mer : « Camille, installe toi ici !… Jette ton ombrelle en arrière, ton visage doit rester dans l’ombre !… Accroche bien ton chapeau, le vent souffle !… Mets-toi dos à la mer !… Descends ta voilette sur le nez !… Penche-toi en avant !… Tu vois bien qu’il n’y a plus de soleil, referme ton ombrelle !... »

         Elle acceptait tous ses caprices, si heureuse d’avoir Claude et son fils Jean toute la journée auprès d’elle. Leur avenir s’annonçait radieux.

     

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    Claude Monet – La plage à Trouville, 1870, National Gallery of London, Londres

     

     

         La honte... En juillet 1870, la guerre avec la Prusse décidée par Napoléon III avait été une guerre éclair et une capitulation révoltante. Monet, n’ayant plus de maison et de ressources avait décidé, à l’automne, de partir en Angleterre avec sa famille. Il peignait les paysages londoniens : les parcs, la Tamise, le parlement, les effets de brouillard, les ciels grisâtres. Mais tout allait mal pour le peintre. Après les Salons français qui n’acceptaient pas son art, Monet avait été refusé par le jury de l’exposition de la Royal Academy. Terrible nouvelle ! l’ami Bazille, le grand personnage qui posait avec un chapeau melon au côté de Camille dans le Déjeuner sur l’herbe, celui qui lui avait acheté ses Femmes au jardin pour l'aider, venait de mourir face aux prussiens dans un paysage du Gâtinais.

        Paris était meurtri, dévasté, après les événements sanglants de la Commune de Paris en mai 1871. Le couple, qui venait de rentrer de Londres, était reparti vers le petit port de Zaandam en Hollande.

        Pour la première fois depuis leur mariage, Monet avait décidé de délaisser sa femme. Il la trompait avec les paysages hollandais dont il jouissait égoïstement. Sa production était intense. Comment aurait-elle pu lui en vouloir ? Il ne voyait que des motifs autour de lui : maisons, églises, moulins, digues, ports. A perte de vue, les prairies étaient parcourues de canaux s’enfonçant dans le ciel. Les ailes rouges, bleues, noires des moulins tournaient inlassablement en se reflétant dans l’eau ridée par le vent.

          Tout était flottant, vibrant, diffus. Sensation… Impression…

     

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    Claude Monet – Moulins près de Zaandam, 1871, collection particulière

     

         Au retour de Hollande, à l'automne 1871, le couple se doutait-il que six longues années heureuses se préparaient dans la petite maison d’Argenteuil en banlieue parisienne dans laquelle ils venaient d’aménager.

         L’âge d’or des peintres que l’on appellera bientôt « les impressionnistes » allait commencer…

     

     

      

     

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    Claude Monet – La capeline rouge, portrait de madame Monet, 1873, The Cleveland Museum of Art, Cleveland

     

     

          « Dépêche-toi Claude, j’ai froid ! Je t’en prie… s’excuse la jeune femme »

         Il neige. Le sol est blanc. Camille jette un regard inquiet vers l’intérieur de la pièce par l’ouverture laissée libre entre les rideaux blancs qui encadrent la porte-fenêtre.

         Monet ne répond pas. Il croque d’un flot de touches nerveuses le fin visage suppliant, interrogateur.

        - Reste tournée vers moi encore un instant, lance-t-il sans pitié pour sa femme grelottante qui ramène sa capeline sur elle des deux mains.

         L’image est si belle. Monet a peint les murs et la porte-fenêtre avec des tonalités grisâtres pour faire mieux ressortir la scène centrale éclairée de l’extérieur. Camille est habillée chaudement d’une veste et d’une jupe assorties gris bleu bordées de fourrure blanche. Sa capeline vermillon sur la tête la fait ressembler à un Père Noël…

     

        Claude Monet se plait à Argenteuil. Il peint comme jamais jusqu’ici. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

      Comme Daubigny autrefois sur son atelier flottant le « Botin », il possède, lui aussi, un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, de peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Tout ce qu’il voit l’inspire et l’éblouit… 

       La Seine, les jardins, fournissent à Monet d’innombrables sources d’émerveillement. Les ciels de l’artiste n’ont jamais été aussi bleus.

     

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    Claude Monet – Le pont d’Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington

     

         Camille continue à être sa joie de vivre. Il la surprend partout.

         Dans le jardin avec Jean, se plantant une fleur dans les cheveux…

       Seule, au détour d’une allée, à la fin d’une belle journée d’été au moment où les ombres prennent une teinte bleutée…

         Pensive, dans l’encadrement d’une fenêtre…

         Brodant devant un massif fleuri éclaboussé de tâches colorées… 

         Devant un massif de glaïeuls…

         Lisant, assise dans l’herbe sous les lilas, confondue dans la végétation…

     

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    Claude Monet – La liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore, USA

      

         Les amis de Monet viennent souvent voir le couple à la belle saison dans leur peinture,argenteuil,camille,impressionnisme, renoirjardin d’Argenteuil. Renoir adore peindre la jolie Camille qui l’a déjà inspiré plusieurs fois. Un léger sourire entrouvre ses lèvres.

     

     

     

     

     

     

     

     

       

    Auguste Renoir – Portrait de Camille Monet, 1872, Musée Marmottan, Paris

     

         La première exposition du groupe des futurs impressionnistes vient de se tenir au printemps de l’année 1874. Claude Monet est devenu le chef de file du groupe.

         Un jour du même été, Edouard Manet est occupé à peindre La famille Monet dans le jardin d’Argenteuil lorsque Renoir débarque trouvant le motif à son goût. Il s’installe et se met à peindre lui aussi. Manet, énervé, souffle à Monet : « Il n’a aucun talent ce garçon là ! Vous qui êtes son ami dites-lui de renoncer à la peinture ! ». Manet qui n’avait pas souhaité participer à l’exposition du printemps chez Nadar, se réservant pour le Salon officiel, gardait une rancoeur envers Renoir qui s’était opposé à lui. Cette remarque devait être ironique, car Manet aimait beaucoup Renoir.

     

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    Edouard Manet – La famille Monet au jardin, 1874, The Metropolitan Museum of Art, New York

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    Auguste Renoir – Camille Monet et son fils Jean à Argenteuil, 1874, National Gallery of Art, Washington

      

         Les années défilent pour le couple. Les difficultés financières sont nombreuses car les clients se font rares, mais ils sont heureux. Par une belle journée de l’été 1875, Monet a choisi de croquer sa jeune femme vers les bords de la Seine. En pleine lumière, il pose des petites touches de couleurs qui vibrent intensément.

     

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    Claude Monet – La femme à l’ombrelle, 1875, National Gallery of Art, Washington

     

         Une apparition ascendante nous est offerte… Camille, peinte en contre-jour, debout sur un talus herbeux, est éclaboussée du bleu mauve du ciel parcouru de petits nuages jaunes et rosés qui s’effilochent en se regroupant curieusement autour d’elle, l’enveloppant comme pour la protéger…

        Elle tient une ombrelle qui, comme son voile et sa robe, s’agite dans le vent. Tout n’est que mouvement : les plis de la robe se cabrent, la voilette agitée laisse percevoir le visage de celle qui nous regarde. Nous dit-elle quelque chose ? Non, elle parle à Claude ! Instant fugace d’un couple amoureux.

     

     

        Monet est joyeux. Tout ce qu’il aime est devant ses yeux : la nature à perte de vue, les prairies ensoleillées piquetées de fleurs bigarrées, des nuages mouvants jouant avec le soleil, sa petite femme Camille avec son fils Jean non loin. Toute la journée, il peint sans relâche.

        « Je suis fatiguée Claude ! Je ne sens plus mes jambes ! Avec tous ces allers retours, tu m’as déjà fait faire un nombre invraisemblable de kilomètres ! »

     

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  • Genèse de l'impressionnisme

     

    7. Edouard Manet – La Venise Bleue

     

     

     

    Nouvelle inédite (version longue)

     

     

     

         Un impressionniste qui s’ignore…

     

     

         Je venais de m’installer pour déguster une glace au café Florian et avais reconnu à une table voisine la silhouette familière d’Edouard Manet. Le visage gracieux de sa femme m’avait souri lorsque je lui avais tendu l’ombrelle qu’elle avait fait tomber.

        - Merci monsieur, m'avait-elle dit ! Je vois que vous êtes français… Mon Dieu que je m’ennuie ici !

     

     

     

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    Edouard Manet – Le Grand Canal de Venise, 1875, Shelburne Museum, Vermont, USA

     

     

     

         C’est ainsi que je fis connaissance avec Edouard Manet. En cette année 1875, il était considéré par les jeunes artistes comme le porte-étendard des peintres avant-gardistes. Il s’obstinait à exposer au Salon officiel où ses œuvres faisaient régulièrement scandale. Je me souvenais des esclandres provoqués il y a une dizaine d’années par ses toiles Déjeuner sur l’herbe et Olympia considérées comme érotiques et grossières…

        Manet était détendu. Même en voyage il restait un bourgeois élégant au costume impeccablement coupé.

         - Vous êtes tout jeune, me dit-il en m’examinant malicieusement.

         - 24 ans… Je viens de terminer mes études d’architecture et d’art. Je me suis décidé à partir pour Venise afin d’étudier et copier ses grands peintres : Tiepolo, Véronèse, Titien…

        - Je viens d’arriver, m’apprit-il. Voyage culturel… J’adore Carpaccio et la peinture italienne. Incomparable Titien et Tintoretto à l’école de San Rocco ! Pourtant mon maître reste espagnol : Diego Velasquez. Ce peintre me fascine et inspire souvent mon travail… Ah ! Venise !… Ce n’est que du décor… mais quel décor ! J’aimerais ramener quelques toiles inspirées des lumières et couleurs de la ville. J’espère que vous nous accompagnerez dans nos pérégrinations sur les canaux ! Je vois dans le regard de Suzanne qu’elle apprécierait fortement votre présence. Elle adore les jeunes artistes qui viennent à nos diners parisiens rue Saint-Pétersbourg.

     

         Le séjour du couple à Venise dura environ un mois. Presque tous les jours, je les rejoignais. Tout intéressait Manet. Cette ville somptueuse qu'il parcourait en gondole lui offrait des motifs inépuisables : lagunes, palais, maisons patinées par le temps. Je lui avais demandé si je pouvais le suivre dans ma propre gondole. « Tant que vous voudrez ! m’avait-il répondu. Quand je travaille, seul mon sujet m’occupe ».

         Je le suivais donc à distance et l’observais. Parfois, je le voyais fulminer lorsqu’un oscillement intempestif de son embarcation bousculait son chevalet. Il jurait, retravaillait sa toile, puis se mettait à chanter joyeusement : « Ça marche, ça marche ! » me lançait-il.

         Lorsqu’il était content de son travail, l’homme aimait se détendre, accompagné de sa femme, dans les ruelles les plus tortueuses de Venise. Il montait dans des gondoles et explorait les plus étroits Canaletti. Il aurait voulu peindre les belles filles ébouriffées, les pêcheurs, les gondoliers, des enfants teintés par le soleil. Un motif l’enthousiasmait plus intensément : les grands pieux en bois, balafrés de bandes de couleurs vives, servant à l’amarrage des embarcations.

         Manet me donnait souvent rendez-vous dans la soirée. « Venise est surtout émouvante la nuit, disait-il ». Un soir, je voulus lui faire plaisir. Au cours de nos soirées, il n'arrêtait pas de taquiner madame Manet sur sa musique. Je savais que Suzanne était une excellente pianiste. J’organisai un complot avec elle pour installer un piano, dissimulé par des couvertures, sur la barque plus large que nous avions empruntée pour une promenade sur l’eau. Discrètement madame Manet s’était mise au piano. Dans le silence, une romance de Schumann s’était élevée dans le ciel argenté. Manet était ému aux larmes.

       Quelques jours plus tard, le ciel était limpide. Le soleil automnal s’alanguissait en ombres disparates. Comme d’habitude, je m’étais assis à ses côtés et suivais son travail. En le regardant poser les touches de couleurs, je pensais à Cézanne que j’avais entendu dire en parlant de Manet : « Il crache le ton… »

         Le peintre tentait de terminer une toile du Grand Canal. Les pieux zébrés de bleu et de blanc purs s’élançaient vers le ciel. Cette toile le perturbait. Il recommençait sans cesse, reprenait son travail, insatisfait. Le dessin du gondolier debout sur sa gondole l'interrogeait.

         - C’est le diable, disait-il, pour donner la sensation que son chapeau tient bien sur la tête de l'homme… La ligne géométrique de ces gondoles est effroyable à réaliser… 

          Il cherchait.

         - J’ai beaucoup appris durant mon voyage au Brésil en regardant les jeux d’ombre et de lumière dans le sillage du navire, dit-il d'un ton nostalgique. Ce Grand Canal m’éblouit ! Il faut que je saisisse l’agitation de l’eau au passage des barques. Ce sont des culs de bouteille de champagne qui surnagent !

         Il procédait par touches rapides en jetant des ombres et des lumières. Il définissait les valeurs, analysait les différences de tons, contrastait les verts glauques de l’eau avec les roses des maisons, les fuseaux noirs des gondoles.

     

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    Edouard Manet – Le Grand Canal de Venise, 1875, collection privée

     

     

       Une réflexion m’envahissait, obsédante. Les toiles que je voyais ne ressemblaient en rien de ce que je connaissais de la peinture de l'artiste. Après un long temps d’hésitation, je me décidai :

         - Monsieur Manet, lançai-je gravement… vous fréquentez les impressionnistes… ils vous vénèrent… ce sont vos amis… et je lis partout que vous ne vous revendiquez pas de leur école… Vous faites bande à part ! Vous n’avez d’ailleurs pas voulu participer à la première exposition de leur groupe l’année dernière chez Nadar, boulevard des Batignolles à Paris. Ils vous en ont voulu…

         J’hésitai encore ne voulant pas vexer ce grand peintre. Il me regardait bizarrement en se demandant où je voulais en venir. J’examinai à nouveau sa toile, puis sortis lentement le mot :

         - Impressionnisme… Les deux tableaux du Grand Canal que vous êtes en train de terminer… Monet n’aurait pas fait mieux… La technique utilisée par vos amis s’exprime pleinement sur ces toiles. Tout y est : morcellement de l’eau en reflets lumineux contrastés ; juxtaposition de couleurs complémentaires : roses dans les bâtiments, vert-bleuté dans les vaguelettes ; tonalités chaudes et froides… Je ne vois que lumière et vibrations sur vos toiles… De l’impressionnisme à l’état pur !

        Manet se mit à rire en voyant mon trouble devant ses toiles. J’attendais une réponse construite de sa part.

        - Juste !… Votre vision est exacte mon ami… J’ai remarqué depuis quelque temps que ma palette s’éclaircissait. Peut-être le contrecoup des revers, sarcasmes, endurés depuis mes débuts dans les expositions du Salon qui m’ont profondément marqué, vexé… L’année dernière, au cours de l’été, juste après l’exposition du groupe impressionniste, je suis passé rendre visite à Claude Monet, à Argenteuil. Est-ce le temps superbe, la beauté de cette région des bords de Seine, j’ai peint plusieurs toiles en tentant de m’inspirer de la liberté de touche de mon ami. Le plein air…

         Il resta silencieux, repensant au plaisir qu’il avait ressenti ce jour là.

     

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    Edouard Manet – Monet peignant dans son bateau-atelier, 1874, Neue Pinakothek, Munich

     

         - Monet possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts et péniches. Tout ce qu’il voit l’inspire. Je l’ai représenté dans ce bateau, installé avec sa femme Camille, en train de peindre sur un petit chevalet. L’embarcation ressemblait à une gondole surmontée d’une cabine. J'observais l’image trouble d’un Monet, une lumière tombant sur son épaule, la coque ballotée par la Seine faisant trembler sa main. Les petites touches de couleurs que j'avais disséminées sur l'eau s'entrechoquaient sous le soleil.

         Le peintre semblait heureux à l’évocation de ces instants. Un souvenir lui revint.

     

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    Edouard Manet – La famille Monet dans son jardin à Argenteuil, 1874, Metropolitan Museum of Art, New York

     

         - Ravissante Camille Monet ! Durant ce même été, j’ai peint la famille Monet dans leur jardin. Camille portait un petit chapeau qui appartenait à ma femme. Charmante, elle était assise sous un arbre avec son fils Jean pendant que Monet cueillait des fleurs rouges. D’un jet ! Je me suis surpris à brosser cette toile spontanément, inspiré par les vibrations colorées du paysage et des vêtements. Je me souviens que ce coquin de Renoir arriva et peignit le même motif.

        J’étais comblé… Le grand Edouard Manet, l’homme que tous les jeunes peintres modernes admiraient, semblait partager mon sentiment sur sa nouvelle perception de sa propre peinture.

        - Vous voyez jeune homme, dit-il, à la fin de cet été de l’année dernière, j’ai vraiment eu la sensation que j’étais parvenu, tout comme les impressionnistes, à faire sentir sur mes toiles le sentiment constant de la nature.

        - Vos amis vont être sacrément surpris lorsqu’ils verront vos deux tableaux du Grand Canal lors d’une prochaine exposition. Vous leur jetez un défi sur leur propre terrain…

         - Vous croyez…

      - Dans ces toiles, maître, vous maitrisez à ravir le chatoiement de la touche et la distribution de la lumière. Je retrouve cette émotion, cette perception de Claude Monet ou Camille Pissarro, celle de l’éphémère, de la fugacité des choses. Votre Grand Canal est devenu une impression visuelle… Eblouissant !

       - Il est vrai que cela change des noirs de Goya et Velasquez, mes références habituelles en peinture…

       Je sentais que Manet s’interrogeait, troublé par mon excitation. Ce tout début d’automne vénitien lui faisait-il discerner une nouvelle vérité dans son art ?

         Il rangea son matériel sans dire un mot.

     

         Quelques jours plus tard, il frappa à ma porte. « Je dois rentrer à Paris, dit-il. J'ai terminé mon travail. Je vis trop agréablement ici. Je redoute les embêtements qui m’attendent et ces critiques imbéciles qui me massacrent dès qu’ils voient mes oeuvres. »

        Je l’accompagnai à la gare. Sa femme semblait émue de me quitter. Une dernière fois, il contempla le Grand Canal, les vieux palais roses et les maisons anciennes.

       Manet me fixa. Ses yeux avaient une flamme juvénile. A seulement 43 ans, il était beau et séduisant. Je me souvenais qu’à Paris ses amis le trouvaient « délicieux ». « Merci pour votre vision sur ma peinture. J’ai appris des choses… », dit-il.

        Le soleil s’accrochait à la barbe blonde du peintre. « Venez me voir à votre retour d’Italie ».

         Son regard s’attarda au loin sur les gigantesques pieux qui émergeaient d’un léger brouillard…

     

     

  • Eugène DELACROIX écrivain

     

    Journal – 6. Extraits choisis, année 1847

     

    peinture,delacroix

    Eugène Delacroix – Autoportrait au gilet vert, 1837, musée du Louvre, Paris

     

     

         Au début de l’année 1847, Eugène Delacroix se décide à reprendre son journal qu’il avait abandonné en octobre 1824 pour se consacrer exclusivement à son métier de peintre.

        La carrière de l’artiste est à son sommet. Il est mêlé au mouvement intellectuel de son temps et connaît tous les hommes illustres. Dans son journal, écrit dans un agenda, il va parler d’un foisonnement de personnes, dont la plupart vont laisser une place dans le monde de la littérature, de la politique et des arts. Il y traite de tous les sujets : l’art, la littérature, la musique, la nature, la société, l’histoire. Il nous livre l’histoire d’une époque.

     

     

    LE JOURNAL

     

     

     

    Paris, mardi 19 janvier 1847

     

    […] J’écris ceci au coin de mon feu, enchanté d’avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda, que je commence un jour heureux. Puissé-je continuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions ! J’y verrai souvent ce qu’on gagne à noter ses impressions et à les creuser, en se les rappelant.

     

     

    Paris, 25 janvier 1847

     

         Rubens, au 17e siècle, reçoit une commande du  prince-électeur Maximilien Ier de Bavière, sur le thème de la chasse, genre très populaire. Reprenant la composition de « La Bataille d’Anghiari » par Léonard de Vinci, il en fera un ensemble décoratif de 4 tableaux.

       Dans son journal, Delacroix les étudiera et parlera de deux de ces scènes particulièrement spectaculaires : La chasse aux tigres et La chasse à l’hippopotame.

     

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    Pierre Paul Rubens – Chasse à l’hippopotame et au crocodile, 1615, Alte Pinakothek, Maxvorstadt, Allemagne

      

    […]

         Au contraire (de la Chasse aux tigres), dans la Chasse à l’hippopotame, les détails n’offrent point le même effort d’imagination ; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d’œuvre d’exécution ; mais son action eût pu être plus intéressante. L’hippopotame, qui est le héros de l’action, est une bête informe qu’aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L’action des chiens qui s’élancent est très énergique, mais Rubens a répété souvent cette intention. Sur la description, ce tableau semblera de tout point inférieur au précédent ; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l’imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu’on y jette les yeux, de même que, dans la Chasse aux lions, elle est toujours jetée dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l’incertitude des lignes.

         Dans la Chasse à l’hippopotame, le monstre amphibie occupe le centre ; cavaliers, chevaux, chiens, tous se précipitent sur lui avec fureur. La composition offre à peu près la disposition d’une croix de Saint-André, avec l’hippopotame au milieu. L’homme renversé à terre et étendu dans les roseaux sous les pattes du crocodile, prolonge par en bas une ligne de lumière qui empêche la composition d’avoir trop d’importance dans la partie supérieure, et ce qui est d’un effet incomparable, c’est cette grande partie du ciel qui encadre le tout de deux côtés, surtout dans la partie gauche qui est entièrement nue, et donne à l’ensemble, par la simplicité de ce contraste, un mouvement, une variété, et en même temps une unité, incomparables.

     

     

    Paris, 26 janvier 1847

     

         Dîné chez M. Thiers. Je ne sais que dire aux gens que je rencontre chez lui, et ils ne savent que me dire. De temps en temps, on me parle peinture, en s’apercevant de l’ennui que me causent ces conversations des hommes politiques, la Chambre, etc.

        Que ce genre moderne, pour le dîner, est froid et ennuyeux ! Ces laquais, qui font tous les frais, en quelque sorte, et vous donnent véritablement à dîner… Le dîner est la chose dont on s’occupe le moins : on le dépêche, comme on s’acquitte d’une désagréable fonction. Plus de cordialité, de bonhomie. Ces verreries si fragiles… luxe sot ! Je ne puis toucher à mon verre sans le renverser et jeter sur la nappe la moitié de ce qu’il contient. Je me suis échappé aussitôt que j’ai pu.

     

     

    Paris, 4 février 1847

    […]

        Quel dommage que l’expérience arrive tout juste à l’âge où les forces s’en vont ! C’est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à l’exécution.

     

     

    Paris, 1er mars 1847

     

    Dans le même temps où Delacroix reprend son journal début 1847, il commence une œuvre qui sera un grand motif de satisfaction : « Christ au tombeau ». Grâce à une palette ténébreuse il obtient une nouvelle maîtrise de l’émotion, et ainsi une unité dramatique et plastique qui le satisfont pleinement et qu’il reprendra dans d’autres toiles religieuses.

     

    peinture,delacroix

    Eugène Delacroix – Christ au tombeau, 1847, Museum of Fine Arts, Boston

     

        Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Christ au tombeau. C’est la troisième séance d’ébauche ; et, malgré un peu de malaise au milieu de la journée, je l’ai remonté vigoureusement et mis en état d’attendre une quatrième reprise.

         Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d’ensemble qui résulte des masses très simples ? La plupart des peintres, et j’ai fait ainsi autrefois, commencent par les détails et donnent l’effet à la fin.

        Quel que soit le chagrin que l’on éprouve à voir l’impression de simplicité d’une belle ébauche disparaître à mesure qu’on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impression que vous ne parviendrez à en mettre quand vous avez procédé d’une façon inverse.

     

    Charles Baudelaire : "L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète ! Il est bien un des rares élus, et l’étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres."

     

     

     

         Suivent quelques pensées diverses…

     

    Champrosay, 22 mai 1847

    […]

         Le bonheur matériel est donc le seul pour les modernes. La révolution a achevé de nous fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance physique. Elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit. Une association de brigands se régit aussi bien par ces mots-là que peut le faire une société moralement organisée. Ils n’ont rien de commun avec la bonté, la tendresse, la charité, le dévouement. Les bandits observent les uns avec les autres une justice, une raison qui les fait se préférer avant tout, une certaine égalité dans le partage de leurs rapines qui leur semble justice exercée sur des riches insolents ou sur des heureux qui leur semblent l’être à leurs dépens. Il n’est pas besoin d’y regarder de bien près pour voir que la société actuelle se gouverne à peu près d’après les mêmes principes et en en faisant la même interprétation.

     

     

    Paris, 9 juin 1847

    […]

        Chez la plupart des hommes, l’intelligence est un terrain qui demeure en friche presque toute la vie. On a droit de s’étonner en voyant une foule de gens stupides ou au moins médiocres, qui ne semblent vivre que pour végéter, que Dieu ait donné à ses créatures la raison, la faculté d’imaginer, de comparer, de combiner, etc., pour produire si peu de fruits.

         La paresse, l’ignorance, la situation où le hasard les jette, changent presque tous les hommes en instruments passifs des circonstances. Nous ne connaissons jamais ce que nous pouvons obtenir de nous-mêmes. La paresse est sans doute le plus grand ennemi du développement de nos facultés. Le Connais-toi toi-même serait donc l’axiome fondamental de toute société, où chacun de ses membres ferait exactement son rôle et le remplirait dans toute son étendue.

     

     

    peinture,delacroix

    Eugène Delacroix – Bouquet de fleurs, 1848, musée du Louvre, Paris

     

     

         Des prosateurs…

     

    Paris, 19 septembre 1847

    […]

         Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime les entrave ; le tour indispensable aux vers et qui leur donne tant de vigueur est l’analogue de la symétrie cachée, du balancement en même temps savant et inspiré qui règle les rencontres ou l’écartement des lignes, les taches, les rappels de couleur, etc. Ce thème est facile à démontrer, seulement il faut des organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des couleurs, que pour s’apercevoir qu’une rime est inexacte et l’hémistiche gauchement ou mal suspendu ; mais la beauté des vers ne consiste pas dans l’exactitude à obéir aux règles dont l’inobservation saute aux yeux des plus ignorants : elle réside dans mille harmonies et convenances cachées, qui font la force poétique et qui vont à l’imagination ; de même que l’heureux choix des formes et leur rapport bien entendu agissent sur l’imagination dans l’art de la peinture.

        Les Thermopyles de David sont de la prose mâle et vigoureuse, j’en conviens. Poussin ne réveille presque jamais d’idée par d’autres moyens que la pantomime plus ou moins expressive de ses figures. Ses paysages ont quelque chose de plus ordonné, mais le plus souvent chez lui comme chez les peintres que j’appelle des prosateurs, le hasard a l’air d’avoir assemblé les tons et agencé les lignes de la composition. L’idée poétique ou expressive ne vous frappe pas au premier coup d’œil.

     

  • Van Gogh : Assassinat ou suicide? - Ma conviction personnelle

     

    LES MOTS PARLENT …

     

     

    peinture, van gogh, auvers-sur-oise

    Vincent Van Gogh – Autoportrait au chapeau de paille, 1887, Van Gogh Museum, Amsterdam

     

     

         J’en arrive aujourd’hui à la quatrième et dernière partie de mon enquête consacrée au décès du peintre Vincent Van Gogh le 27 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise.

         En décembre 2016, lorsque j'ai publié mon roman "QUE LES BLES SONT BEAUX" (en lecture libre comme je l'ai indiqué dans mon blog) qui contait les deux derniers mois de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise, je ne connaissais pas de livres d'auteurs américains sur le peintre et de thèse nouvelle sur son assassinat. Pas un seul instant, je ne pensais me lancer dans ce long dossier-enquête qui m’a passionné et m'a permis de conforter ma conviction personnelle, que je vais exposer, qui est celle du suicide.

         Auparavant, je voudrais revenir un instant sur cette troisième partie, publiée le 28 janvier dernier, qui présentait la thèse de l’assassinat de Van Gogh proposée dans un livre publié en 2011 « VAN GOGH : The Life » par deux journalistes américains Steven Naifeh et Gregory White Smith. Dans mon article, j’avais bien spécifié que j’avais repris les différents points se rapportant à cette thèse publiés dans le magazine Vanity Fair de mars 2015 que les auteurs du livre avaient signés en fin d’article.

         Depuis, j’ai reçu leur livre que j'avais commandé qui a été traduit en 2013 sous le titre « VAN GOGH ». Il s’agit d’une volumineuse biographie de 1230 pages de belle qualité. Une très courte annexe, d’une quinzaine de pages seulement à la fin du livre, s’intitule : « Note sur la blessure mortelle de Vincent ». Cette note a pour but, selon les auteurs, de « proposer un récit des événements du 27 juillet 1890 qui cadre mieux avec ce que nous savons de cet incident et de l’homme, d’examiner les origines de la version communément admise, et d’expliquer pourquoi, à notre sens, cette version ne tient pas ».

         Dans cette biographie, l’explication du décès est présentée différemment dans la forme par rapport à celle du magazine, mais les points argumentés sont, évidemment, exactement les mêmes : ils se sont constitués au cours d’une période qui s’étire sur plus de 70 ans… Je rappelle brièvement, ci-dessous, les points essentiels de cette argumentation que j’avais déjà largement commentée dans la troisième partie de l’enquête :

    • Vincent n’a pas laissé de mot d’adieu : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Assassinat par deux jeunes garçons : Cette histoire rocambolesque est le principal argument des auteurs : deux adolescents en vacances, les frères Secrétan, dont le plus jeune René avait 16 ans, étaient attifés en cow-boy et se moquaient de Vincent, lui faisaient des blagues, le faisaient enrager, buvaient avec lui (alors que Vincent, malade, dit dans ses courriers qu’il ne buvait plus depuis son année récente passée à l’hospice de Saint-Rémy-de-Provence), lui faisaient connaître des femmes qui s’amusaient à l’émoustiller. René possédait un vrai revolver, qu’il tenait paraît-il de l’aubergiste Ravoux. Il s’en servait pour tirer les oiseaux et… les poissons. En taquinant Vincent, sous l’influence de l’alcool, un coup de feu aurait pu partir, ou Vincent aurait pu lui-même voler l’arme. L’argumentation repose essentiellement sur le témoignage de René Secrétan (le tireur de poissons…) fait à l’écrivain et médecin Victor Doiteau en 1956, soit 66 ans plus tard alors qu’il avait 82 ans. Vincent aurait également, selon René, donné aux enfants 6 croquis ou pochades qui ont totalement disparus…: A mes yeux ce récit est peu crédible pour les raisons que j’ai déjà expliquées le 28 janvier.
    • Les circonstances de la mort : Selon les médecins, la balle n’a pas suivi une trajectoire rectiligne et le coup aurait pu avoir été tiré de « trop en dehors » pour que ce fût Vincent qui eût appuyé sur la détente…: Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.
    • Le peintre Emile Bernard (grand ami de Vincent) aurait rapporté la thèse du suicide dans une lettre au critique Albert Aurier deux jours après l’enterrement : Emile Bernard est un mystificateur prolifique et inventif qui donne à sa version de l’incident des accents de martyr chrétien comme il le fit déjà lors de l’automutilation de Vincent à Arles : Voir mon article du 28 janvier dernier à ce sujet.
    • Les interviews données par Adeline Ravoux : celle-ci, donne plusieurs interviews entre 1950 et 1960, soit plus de 60 ans après les fait. Elles rapportent le suicide du peintre qu’elle a vécu et dont son père l’aubergiste Ravoux lui parla toute sa vie. L’opinion des auteurs : « la personne qui contribua le plus à transformer la légende diffamatoire avancée par Bernard en récit définitif et incohérents des derniers jours de Vincent fut Adeline Ravoux : Voir mon article du 28 janvier à ce sujet.

     

         Mon ressenti personnel au sujet de l’argumentation des auteurs du livre rajoutée en toute fin de celui-ci dans une courte annexe, et cela n’engage que moi, n’a pas changé. Le point essentiel de l’argumentation : l’assassinat par des adolescents, est uniquement fondé sur des rumeurs, on-dit, et témoignages décousus de René Secrétan 66 ans après le drame. Cette thèse d’un assassinat présumé reste d’ailleurs largement contestée par de nombreux spécialistes dont le Van Gogh Museum à Amsterdam.

     

         J’en viens enfin à ma conviction personnelle sur la mort de Vincent Van Gogh qui clôturera définitivement cette enquête. Cela va encore être long. Désolé…

     

    Quatrième partie 

     

    MA CONVICTION PERSONNELLE

     

     

         Ma conviction personnelle est fondée essentiellement sur les sources qui ne prêtent guère à contestation : lettres authentifiées, qui ne sont pas des rumeurs ou approximations de témoins âgés, ainsi que les faits survenus dans les dernières semaines du mois de juillet à Auvers.

     

         Ces 3 semaines situées entre le 1er juillet et le 27 juillet, perturbèrent énormément Vincent, et sont donc primordiales pour comprendre ce qui a pu se passer.

     

         Je reprends donc, ci-dessous, des extraits de courriers, écrits avant et après le décès : lettres de Vincent, son frère Théo, sa belle-sœur Johanna et du peintre Emile Bernard. Ces écrits éclairent les évènements de ce mois de juillet et, à mes yeux, suffisent largement à comprendre l’état d’esprit de Vincent au moment du drame le 27 juillet 1890.

     

     

         Depuis son retour de Provence, Vincent est heureux dans ce village d’Auvers-sur-Oise où il est arrivé le 20 mai 1890. Il avait été adressé au docteur Gachet par son frère Théo. Durant le mois de juin, tout se passe parfaitement : le docteur Gachet est un brave homme, l’auberge Ravoux est accueillante, la nature est belle, il peint les maisons à toits de chaume, les grandes étendues cultivées, puis il trouve des modèles : le docteur Gachet, Marguerite, sa fille, Adeline Ravoux, elle a 13 ans : « Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions ». Le 8 juin, un dimanche, Théo vient déjeuner avec toute sa famille chez Gachet, Vincent leur montre ses toiles et leur demande de venir tous en juillet pour des vacances à l’auberge où une chambre leur est réservée. Quelle joie pour Vincent ! Il s’est fait des amis peintres à l’auberge, Martinez et Tom Hirshig un jeune garçon que Théo lui a adressé.

         La vie sourit enfin à l’artiste. Il est bien, les gens l’aiment, les crises cycliques qui le terrassaient dans le Midi ont disparu. Sa dernière crise à Saint-Rémy avait été très dure alors qu’il adressait à Théo des toiles superbes, dont cette Nuit étoilée aux astres incandescents. Théo était enthousiaste : « Il y a une puissance de couleurs que tu n’avais pas encore atteinte » ; il lui demandait de « ne pas se risquer dans ces régions mystérieuses qu’il paraît qu’on peut effleurer mais non pénétrer impunément ».

     

     

    L’ORAGE GRONDE

     

         Le bien-être du peintre commence à se dégrader au début du mois de juillet.

        Une lettre de Théo datée du 30 juin 1890, est alarmante : le bébé de Théo et Johanna, âgé de 4 mois, Vincent Willem, son petit homonyme, est très malade. La seule pensée que son filleul soit en danger épouvante Vincent. Un souvenir lointain hantait encore ses nuits parfois. Vincent Willem, l’aîné de sa famille, était mort-né tragiquement un 30 mars. Vincent naissait un an jour pour jour après la mort de ce frère inconnu et ses parents l’avaient automatiquement appelé « Vincent Willem, comme son frère ! ». Il devait remplacer l’enfant mort-né enterré dans le petit cimetière voisin avec « Vincent Van Gogh » écrit sur la pierre tombale. Chaque année, pour son anniversaire, il accompagnait ses parents devant la tombe et sa mère pleurait un autre Vincent Van Gogh. Cet évènement avait marqué son enfance.

         Dans la lettre, Théo lui aussi est malade au point de s’interroger sur le sens même de sa vie, de son métier. Il tente d’être rassurant : « Ne te casse pas la tête pour moi et pour nous mon vieux, sache-le bien ce qui me fait le plus grand plaisir c’est quand tu te portes bien et quand tu es à ton travail qui est admirable. Toi tu as trouvé ton chemin, vieux frère, ta voiture est déjà calée et solide et moi j’entrevois mon chemin grâce à ma femme chérie ». Il fait part à Vincent de ses problèmes avec la société Boussod et Valadon qui l’emploie et parle de s’installer à son compte comme marchand d’art car sa paye ne suffit plus à entretenir sa famille.

       Vincent est bouleversé devant la détresse de son frère. Son inquiétude, car il dépend entièrement de son frère sur le plan financier, est grande. Alors qu’il se sentait si bien dans ce village, la souffrance qui le terrassait dans le Midi recommence lentement à s’insinuer en lui. A nouveau, il se sent dans une grande solitude artistique, sentimentale, et morale, d’autant plus que sa peinture n’intéresse personne et ne se vend pas.

     

        Dimanche 6 juillet : cette journée va s’avérer déterminante dans l’esprit de Vincent. Une belle journée en perspective… Il est invité un dimanche à Paris par Théo. Il doit revoir ses amis les peintres Toulouse-Lautrec et Guillaumin et rencontrer le critique d’art Albert Aurier qui vient d’écrire en début d’année un article élogieux dans la revue Mercure de France sur Vincent. Le bébé va beaucoup mieux, mais tout va se gâter soudainement : Théo et Jo sont très fatigués ; ils veulent déménager pour prendre un appartement plus grand permettant de stocker les toiles de Vincent qui envahissent l’appartement ; Vincent se dispute bêtement avec Jo pour une histoire d’accrochage d’une toile d’un autre peintre : Prévost. Le pire arrive… Une discussion orageuse intervient entre Théo et sa femme sur l’avenir de Théo chez ses employeurs : Jo ne veut pas qu’il se mette à son compte. Pour finir, Théo et Jo apprennent à Vincent que, contrairement à ce que lui espérait fortement et pensait acquis, ils ne passeront pas leurs vacances prochaines en juillet à Auvers : c’est décidé, ils partiront montrer le bébé à leur famille en Hollande.

         Cela fait trop d’un coup pour Vincent. Il perçoit que les relations entre son frère et sa récente petite belle-sœur, qu’il adore depuis qu’il la connait, sont très tendues. Surtout, il a le sentiment qu’il est devenu un boulet sur le plan financier pour le couple qui vient d’avoir un bébé. La vente de ses toiles ne pourra les rembourser : il n’en a vendu qu’une. Très nerveux, lui qui se faisait une si grande joie de revoir sa famille et ses amis parisiens venus exprès pour le rencontrer, n’attend pas la visite de son ami Guillaumin qui doit arriver, et repart précipitamment vers Auvers le soir même alors qu’il devait rester au moins quelques jours. Il ne sait pas si son frère pourra continuer à lui verser sa pension.

         En arrivant à Auvers, il écrit à Théo et Jo : il se sent très abattu après ce qui s’est passé, s’inquiète sur sa situation financière et tente de persuader à nouveau Théo et Jo de venir en juillet pour se reposer.

     

    - Auvers vers le 9 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    Des ces premiers jours-ci, certes j’aurais dans des conditions ordinaires espéré un petit mot de vous déjà.

    Mais considérant les choses comme des faits accomplis – ma foi – je trouve que Théo, Jo et le petit sont un peu sur les dents et éreintés – d’ailleurs moi aussi suis loin d’être arrivé à quelque tranquillité.

    […]

    C’est pourquoi je vous donnerais à penser de ne pas aller en Hollande cette année-ci, c’est très coûteux toujours le voyage, et jamais cela a fait du bien. Si, cela fait du bien si vous voulez à la mère, qui aimera à voir le petit – mais elle comprendra et préfèrera le bien-être du petit au plaisir de le voir. D’ailleurs elle n’y perdra rien, elle le verra plus tard. Mais - sans oser dire que ce soit assez – quoi qu’il en soit, il est certes préférable que père, mère et enfant prennent un repos absolu d’un mois à la campagne. (Ce qu’il souhaite à tout prix)

    D’un autre côté, moi aussi, je crains beaucoup d’être ahuri et trouve étrange que je ne sache aucunement sous quelles conditions je suis parti – si c’est comme dans le temps à 150 par mois en trois fois. Théo n’a rien fixé et je suis parti dans l’ahurissement.

    […]

    Et je dis ce que je pense, parce que vous comprenez bien que je prends de l’intérêt à mon petit neveu et tiens à son bien-être ; puisque vous avez bien voulu le nommer après moi, je désirerais qu’il eût l’âme moins inquiète que la mienne qui sombre.

    […]

    Il est certain, je crois que nous songeons tous au petit, et que Jo dise ce qu’elle veut. Théo comme moi j’ose croire se rangeront à son avis. Moi je ne peux dans ce moment que dire que je pense qu’il nous faut du repos à tous. Je me sens – raté. Voilà pour mon compte – je sens que c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. […] Et la perspective s’assombrit, je ne vois pas l’avenir heureux du tout.

     

         Jo, regrette ses paroles vives du dimanche envers Vincent et lui répond elle-même. Par la suite, elle écrira à Théo : « Oh, comme j’aurais aimé le revoir et lui dire à quel point j’ai été désolée de m’être montrée impatiente envers lui la dernière fois ». A réception de cette lettre, Vincent écrit de suite, rassuré, malgré le fait que le voyage en Hollande soit confirmé. Vincent se résigne, mais les mots de sa lettre du 10 juillet, ci-dessous, le montre abattu :

     

    - Auvers vers le 10 juillet : lettre de Vincent à Théo et Jo

    La lettre de Jo a été pour moi réellement comme un évangile, une délivrance d’angoisse que m’avaient causée les heures un peu difficiles et laborieuses pour nous tous que j’ai partagées avec vous. Ce n’est pas peu de chose lorsque tous ensemble nous sentons le pain quotidien en danger, pas peu de chose lorsque pour d’autres causes que celle là aussi nous sentons notre existence fragile.

    Revenu ici, je me suis senti moi aussi encore bien attristé et avais continué à sentir peser sur moi aussi l’orage qui vous menace. Qu’y faire – voyez vous je cherche d’habitude à être de bonne humeur assez, mais ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même, mon pas aussi est chancelant.

    J’ai craint – pas tout à fait, mais un peu pourtant – que je vous étais redoutable étant à votre charge – mais la lettre de Jo me prouve clairement que vous sentez bien, que pour ma part je suis en travail et peine comme vous.

    Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais, j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême.

    Souvent je pense au petit, je crois que certes c’est mieux d’élever des enfants que de donner toute sa force nerveuse à faire des tableaux, mais que voulez vous, je suis moi maintenant - au moins me sens - trop vieux pour revenir sur des pas ou pour avoir envie d’autre chose. Cette envie m’a passée, quoique la douleur morale m’en reste.

      

        Le lundi 14 juillet, Théo annonce à Vincent qu’il part avec sa femme et son fils le lendemain pour Leyde en Hollande. Il sera de retour à Paris dans une semaine : « Nous sommes très contents que tu n’es plus autant sous l’impression des affaires en suspens que quand tu étais ici. Vraiment le danger n’est pas aussi grave que tu le croyais. Si nous pouvons tous avoir une bonne santé, qui nous permette d’entreprendre ce qui dans notre tête petit à petit devient une nécessité, tout ira bien. »

     

     

    LE DRAME SE NOUE 

     

         Pendant les vacances de son frère, Vincent est seul, désespérément seul. Il ne voit plus le docteur Gachet