Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : le déjeuner des canotiers

  • Genèse de l'impressionnisme

    18. Berthe Morisot – 1886, huitième et dernière exposition impressionniste

     

     

    peinture,  berthe morisot, impressionnisme,

    Edouard Manet – Portrait de Berthe Morisot étendue, 1873, musée Marmottan, Paris

     

     

          Ma longue étude sur la genèse de l’impressionnisme commencée le 22 octobre 2017 se termine par ce 18ème et dernier chapitre.

          En cette année 1886, les artistes ont vieilli, leur technique ainsi que leur vision sur la peinture ont évolué séparément, des dissensions se sont installées au sein du groupe. Des jeunes peintres de talent s’apprêtent déjà à prendre leur place…

        Cette huitième exposition sera la dernière du groupe des impressionnistes, et ne les verra pas tous réunis. Leur propre conception de l’art va les emmener sur des routes différentes.

     

     

         Lettre imaginaire de Berthe Morisot, peintre, à sa sœur Edma, au sujet de la dernière exposition des peintres impressionnistes de 1886 dont elle faisait partie. L’artiste aurait fort bien pu avoir écrit ce courrier rédigé sur un ton mélancolique…

     

     

    25 septembre 1886              (Berthe Morisot – peintre)

     

    Très chère Edma

     

         Je profite d’un moment de calme pour enfin t’écrire. Tu devais penser que je t’oubliais.

         Eugène fait la sieste. Il est très fatigué et tousse constamment. Notre été dans la villa que nous avions louée à Jersey s’est mal passé pour lui. Ce foutu climat anglo-normand…

         Je suis triste petite soeur. Je ne quitte plus le noir du deuil. Ces dernières années ont été bien cruelles pour la famille Manet. Comme tu le sais, en l’espace de trois ans, j’ai perdu ma belle-mère et mes deux beaux-frères, Edouard et son jeune frère Gustave. Je garde toujours une place secrète dans mon cœur pour Edouard Manet. Je lui dois tant ! Je ne cesse de me battre pour la réhabilitation de sa peinture. Un jour, ce grand artiste entrera au Louvre…

         Eugène, à son tour, est touché par la maladie. Ses dernières forces il les a utilisées pour m’aider à préparer notre exposition des « impressionnistes » qui s’est tenue avant notre départ pour Jersey du 15 mai au 15 juin dernier. Nous avions loué un local rue Laffitte, au-dessus du restaurant de La Maison Dorée. Dommage que tu ne sois pas venue… Enfin, cela va me permettre de te conter dans le détail ce qui s’y est passé.

        Comme le temps passe vite ! C’était la 8ème exposition de notre groupe. Te souviens-tu de notre première exposition il y a douze ans dans les locaux du photographe Nadar ? Jeunes fous, nous nous engagions dans un mouvement pictural qui n’avait pas de nom. Nous étions les peintres du plein air, de l’instant, de la lumière changeante et des émotions troubles. Aujourd’hui, nous sommes devenus officiellement des « impressionnistes » et notre peinture commence à être reconnue.

         Contrairement aux autres membres du groupe, je n’ai manqué aucune exposition malgré les critiques et les phrases ironiques. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette aventure dans laquelle je m’étais engagée par goût et par défi. J’étais la seule femme et tous ces hommes m’impressionnaient. J’ai ouvert la voie car deux autres femmes m’ont rejointe à partir de 1879 : Marie Bracquemond que tu connais, la femme du graveur, et Mary Cassatt. Cette américaine est devenue une grande amie. Elle peint le plus souvent, comme moi, des portraits de femmes et d’enfants.

     

    peinture,cassatt, impressionnisme,

    Mary Cassatt – Un coin de loge, 1879, collection privée

     

    peinture,cassatt, impressionnisme

    Mary Cassatt – Un baiser pour le bébé, 1897, collection privée (je n'ai pu résister à rajouter ce superbe tableau)

     

         Tu me manques Edma ! Rappelle-toi ces journées où nous peignions côte à côte, unies dans un même amour de l’art. Maman nous envoyait des regards courroucés. Elle ne comprenait guère pourquoi ses filles ne s’intéressaient qu’à la pratique de la peinture. C’est si loin aujourd’hui…

          Quel désordre ma petite sœur ! Notre groupe d’artistes était sur le point de gagner. La critique se faisait molle. Nous étions devenus des frères et sœurs de pensée. Nous parlions le même langage. Devine… Aujourd’hui, nos amis sont en train de se disperser. Nous ne sommes plus capables de nous entendre. On se bagarre au sein de la même famille. Dissensions, divisions, règlements de comptes, jalousies… L’air devient irrespirable. Eugène et moi, passons notre temps à tenter de les réconcilier. En vain…

        Le résultat de ces chicanes est que les meilleurs d’entre nous n’ont pas voulu participer à notre exposition. Monet, Renoir, Sisley, Caillebotte étaient absents. Cézanne aussi, mais lui c’est un solitaire. Tu parles d’un vide ! Leur amour-propre ne supportait pas la présence de Gauguin toujours prêt, celui-là, à jouer les dictateurs.

         Le tempérament irascible de Degas n’a pas arrangé les choses. Ses colères étaient fréquentes. Tu connais l’admiration que je porte à son talent, son caractère entier, son intransigeance. C’est un homme terrible. Pourtant, avec moi il est adorable. Je bavarde et ris souvent avec lui. Lorsqu’il approuve une de mes toiles, je suis comblée. Chaque vision de ses danseuses pastellées m’enchante...

     

    peinture,impressionnisme,degas

    Edgar Degas – Danseuses, 1884, musée d’Orsay, Paris

    peinture,impressionnisme,degas

    Edgar Degas - Danseuse assise, 1879, musée de l’Hermitage, Saint Pétersbourg

     

        Je crains que cette 8ème exposition ne soit la dernière exposition des impressionnistes. Trop de pagaille et de désaccords…Tous ces hommes ont un caractère de cochon ! Les femmes n’ont pas ces emportements, ces entêtements et cette violence.

         Notre vieil ami Camille Pissarro, lui, est venu. Figure-toi qu’il a changé de style récemment. Il peint comme ces jeunes gens qui exposent avec nous cette année. Cherchait-il à se rajeunir ? Mon mari et Degas ne souhaitaient pas la présence de ces jeunes peintres. J’ai dû parlementer longtemps, soutenue par Pissarro, pour qu’ils consentent à accueillir ces peintres rebelles. Ils ont nom Georges Seurat, Paul Signac, Charles Angrand et quelques autres.

         Edma, il faut que je te parle de cette nouvelle façon de peindre. Ces gamins disent qu’ils veulent révolutionner l’impressionnisme. Ils n’ont peur de rien. On vient à peine d’arriver et ils veulent déjà prendre notre place !... Ils ont repris nos théories sur la lumière et la touche fragmentée mais, ce qui est curieux, cette touche est devenue chez eux… des points. Des points sur toute la toile posés l’un contre l’autre avec une grande minutie et une patience infinie. Du cousu main comme tes broderies !

        Le clou de l’exposition a été une très grande toile peinte par leur chef de file Georges Seurat : Un dimanche à la grande Jatte.

     

    peinture,impressionnisme,seurat,

    Georges Seurat – Un dimanche  après-midi à la Grande Jatte, 1886, Art Institute of Chicago

     

         L’île de la Grande Jatte est un lieu de loisir parisien au bord de la Seine. Ce tableau, qui se voulait un manifeste de cette nouvelle école, captait l’attention des critiques et du public. Imagine-toi une toile de 3 mètres sur 2 mètres couverte de minuscules points scientifiquement répartis. Les gens se bousculaient dans la petite salle. Ils se moquaient, parlaient de « pluie de confettis », de personnages raides ressemblant à des « poupées de bois ». Les critiques lançaient les mots « divisionnisme », « pointillisme ». Les quolibets montaient… C’était pire que lors de notre première exposition impressionniste en 1874 !

        Je vais t’amuser... J’ai lu cette semaine dans La Vogue un article publié par le critique Félix Fénéon au sujet de cette nouvelle école. Je ne peux résister à t’en donnerpeinture,,impressionnisme,seurat, quelques extraits. Il parle d’une « méthode néo-impressionniste ». Il tente de justifier les choix techniques de ces peintres en proposant de nombreuses descriptions très drôles de leur style : « versicolores gouttes », « tourbillonnantes cohues de menues macules », « fourmillement de paillettes prismatiques », « menues taches pullulantes ». Je t’en passe… Même Eugène, fatigué, s’est déridé à cette lecture.

         J’ai vu récemment Renoir. Il ne veut pas entendre parler de cette technique. « Ils s’essouffleront rapidement, m’a-t-il dit d’un ton péremptoire. »

      

          Et bien moi Edma, j’aime cette peinture !

        Je te décris brièvement le tableau de Seurat. Les personnages représentés sont de peinture,impressionnisme,seuratmilieux sociaux divers et sont venus sur l’île pour profiter d’une belle journée. Ils paraissent effectivement un peu figés. Mais l’essentiel n’est pas là… Les contrastes d’ombres et de lumières sont admirablement répartis. Les couleurs, soucieuses les unes des autres par le principe des complémentaires que tu connais bien, vibrent intensément. Il faut regarder le tableau à bonne distance pour que le mélange des tons s’effectue dans l’œil du spectateur. Lorsque notre rétine a effectué le travail de recomposition des couleurs, l’harmonie éclate. C’est lumineux !

         Dans le même style que Seurat, son ami Paul Signac est très doué. J’ai apprécié de lui un superbe paysage de neige à Paris ainsi que des modistes originales. Charles Angrand m’a réjouie également avec sa Seine, le matin envahie de brouillard. Tous ces garçons sont des adeptes du « pointillé » et me paraissent promis à un bel avenir.

     

     

    peinture,impressionnisme,signac

    Paul Signac : Boulevard de Clichy, la neige 1886, The Mineapolis Institute of Arts, Mineapolis     

     

         Ces jeunes gens sont également de joyeux lurons. Signac est passionné de canotage. Il possède une embarcation qu’il a appelé le « Hareng saur épileptique ». Certains jours, à l’exposition, il se déguisait en canotier avec chapeau en paille, maillot rayé, manches courtes et biceps saillants. Il venait vers moi et insistait avec forces gestes et paroles pour que je vienne barrer sa yole le lendemain matin sur la Seine. Tu sais, soeurette, que les barreuses sont très recherchées par les canotiers. J’acceptais devant le public amusé. Il faisait également le pitre devant Mary Cassatt qui faillit même, tordue de rire, faire tomber son délicieux tableau Jeune fille au jardin qu’elle s’apprêtait à accrocher. Ces hommes…

         Personnellement, j’ai exposé une dizaine d’œuvres cette année dont peinture,berthe morisot,impressionnisme,le jardin de Bougival et une jeune fille à son bain se coiffant.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

      

    Berthe Morisot - Le bain, 1885, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown  

     

         Comme d’habitude, toutes les toiles présentées par ce vaurien de Degas me plaisaient. Ce vieux célibataire endurci est un coquin ! Il adore peindre les femmes. Toujours des femmes du peuple : blanchisseuses, modistes, lavandières, couturières. Il les peint dans des poses plutôt scabreuses… Il a exposé un pastel Le tub qui montre une femme accroupie se nettoyant le dos avec une éponge. La pudeur bourgeoise était choquée.

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    8. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 1. La Grenouillère

     

     

     

     

    Nouvelles inédites en six parties (dont deux rééditions) se rapportant à la la période impressionniste d'Auguste Renoir  

     

     

     

         Je fis connaissance avec la Grenouillère dans les années 1868–1869. Ce fut ma première véritable rencontre avec cette nouvelle vision de la peinture qui allait diriger mes œuvres dans les années suivantes.

     

         Nous aurions pu peindre dans un de ces endroits charmants et tranquilles que l’on retrouve nombreux le long des bords de Seine. Pourquoi avions-nous décidé, en cet été 1869, avec Claude Monet, d’aller planter nos chevalets devant ce motif si peu romantique de l’île de Croissy, lieu de tapage, bruyant et agité ?

       Depuis notre première rencontre dans l’atelier Gleyre, où nous avions retrouvé Bazille et Sisley, nous ne nous étions guère séparés avec Claude. Notre vision était commune. Nous sentions la même peinture et peignions parfois côte à côte dans la campagne.

        Ce coin de la Grenouillère plaisait à mon ami qui voulait en faire une pochade en vue d’une œuvre plus importante à réaliser en atelier qui serait digne de figurer au prochain Salon. Il m’avait confié qu’il aimerait que je l’accompagne, ce que j’avais accepté avec plaisir car je souhaitais faire un peu de paysage. Je n’étais pas mécontent de me confronter à nouveau à mon vrai maître : la nature.

     

     

     

    peinture,impressionnisme,grenouillère,croissy

     Miranda, illustrateur ; Yon, graveur – La Grenouillère, 1873, musée Fournaise, Chatou

     

     

         Curieux établissement que ces bains froids de la Grenouillère, un café-guinguette flottant installé sur l’île de Croissy, face à Bougival, dans une boucle de la Seine. L’établissement était composé de deux anciennes péniches amarrées sous les arbres. A ses côtés, un étrange îlot arrondi planté d’un arbre et surnommé le « Pot-à-fleurs » ou « Camembert » semblait sorti mystérieusement du fleuve. Il était toujours encombré d’hommes et femmes à la mode ou de baigneurs qui sautaient dans l’eau. Suprême consécration pour l’établissement ! : Louis Napoléon et Eugénie venaient de s’y arrêter au cours de l’été…

         Ce lieu de plaisir était très en vogue, fréquenté par les habitants de la région et les parisiens qui venaient nombreux aux beaux jours. Une vingtaine de minutes en train suffisaient de la gare Saint-Lazare à Chatou, plus un petit kilomètre à pied ou en fiacre. Les gens de lettres, les hommes et femmes qui faisaient la vie artistique parisienne s’y donnaient rendez-vous pour une partie de pêche, la baignade pour les sportifs, ou, le plus souvent, le canotage.

         Le dimanche soir on y dînait et dansait le quadrille, la valse ou la polka dans un peinture,impressionnisme,grenouillère,croissyjoyeux désordre de groupes de canotiers, chantant, hurlant. Ils venaient avec leurs compagnes habillées de robes courtes en flanelle. Des filles au maquillage criard, le plus souvent des demi-mondaines ou des filles du peuple dévergondées, venaient se faire offrir un verre, voire plus…

     

     

      

         Les grenouilles… Le nom de la Grenouillère ne venait pas de ces batraciens qui peuplaient la rivière ou les prés environnant. On appelait « grenouilles » des femmes légères, de petite vertu, libres, s’amourachant rapidement. Parmi ces grenouilles, je trouvais de nombreux modèles, bonnes filles qui se déshabillaient facilement et ne coûtaient pas cher. Je ne m’en privais pas…

         Un dimanche nous étions venus avec Claude reconnaître les lieux de notre futur motif. Assis sur la berge, le spectacle était étonnant. Monet, hilare scrutait la rivière secouée de tremblements. Les bateaux se mêlaient aux baigneurs dans une pagaille indescriptible. Les nageurs se croisaient d’une brasse vigoureuse, d’autres se hissaient sur le « Pot à fleurs » et piquaient une tête. Des garçons imberbes bombaient le torse devant les jeunes filles. Le plus drôle était de voir des hommes qui en profitaient pour apprendre à nager à leurs compagnes : celles-ci étaient soulevées, la main de leur compagnon solidement plaquée sous le ventre, pendant que l’autre main tentait de maintenir le fragile équilibre. Ridicules, elles tiraient l’eau en cœur en faisant de grands cercles avec les bras, sans grande efficacité, leurs mollets et leurs pieds sortant de l’eau battaient l’air derrière elles.

     

         A l’époque de la Grenouillère, j’avais le même âge que Monet, celui de toutes les espérances : 28 ans. Et des espérances, nous en avions, même si elles avaient du mal à se réaliser… Nous étions voisins. De Louveciennes, où j’habitais chez mes parents, je venais à pied jusqu’à la Grenouillère. Monet vivait au hameau Saint-Michel à Bougival avec Camille et son fils Jean. Pour venir, il n’avait qu’à traverser le pont qui enjambait la Seine et reliait l’île de Croissy à Bougival.

         Depuis quelque temps, Claude m’inquiétait. Je ne reconnaissais plus l’ami enjoué de nos réunions du soir au café Guerbois à Paris où nos discussions entre peintres et écrivains étaient animées. On le disait dépressif.

          Il m’avait confié qu’il n’avait toujours pas accepté le refus du jury du Salon de 1867 pour ses lumineuses Femmes au jardin : un immense tableau de jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée. Un travail colossal ! « Je n’en peux plus » me disait souvent Camille, sa compagne et modèle, lorsque je passais les voir. « Tu seras trois des quatre femmes de la toile », lui avait imposé Claude, tyranniquement. Toute la journée, elle prenait la pose et changeait de robe comme de personnage.

        Monet était d’autant plus furieux qu’il ressentait la décision du jury comme une insulte envers Camille qui avait fait l’objet de commentaires grandiloquents pour sa Femme à la robe verte du Salon de l’année précédente. Emile Zola l’avait d’ailleurs encensée : « Une fenêtre ouverte sur la nature. La robe dit tout haut qui est cette femme ».

        Tout allait mal pour lui : ses parents rejetaient la gracieuse Camille, des ennuis financiers l’accablaient, une famille à charge, les couleurs lui manquaient… Bazille, par amitié, lui avait acheté ses Femmes au jardin. La même année, la naissance de son fils Jean n’avait pas consolé Claude. Absent à l’accouchement, il était parti peindre sur la côte normande. Il fallait vivre…

        C’est Bazille qui m’avait appris, l’année dernière, que, désespéré, Monet lui avait écrit : « J’étais si bouleversé hier que j’ai fait la boulette de me jeter à l’eau »…

     

         Il fallait commencer notre travail sans plus tarder. Il était hors de question que la mélancolie actuelle de Claude pourrisse notre été en commun. Ma maxime avait toujours été : « se laisser aller dans la vie comme un bouchon dans le courant d’un ruisseau ». Mon insouciance avait fini par gagner mon compagnon. Son moral remontait à mon contact.

         Debout ou assis l’un à côté de l’autre, s’encourageant, croquant ce paysage de fête permanente, un équilibre amical et joyeux avait fini par s’installer entre nous. Aussi pauvres l’un que l’autre nous ne mangions pas tous les jours mais nous étions heureux d’être ensemble. Nous nous échangions les tubes de couleurs pour peindre. Parfois, nous allions manger à Chatou, un peu plus loin le long de la Seine, chez la mère Fournaise. Elle faisait des prix aux artistes.

        Tout l’été nous restâmes dans le décor de la Grenouillère. Monet était un bon compagnon, un forcené de travail. Le dimanche, il restait chez lui avec sa petite famille. Célibataire, je ne quittais pas les bords de Seine et amenais parfois de jolies petites femmes faire du canotage. Certains jours, leurs amis, les idiots !, les abandonnaient. J’étais évidemment disponible. Elles avaient besoin de grand air…

         Pour peindre sans être dérangé par les promeneurs trop nombreux à son goût, Claude s’était installé à l’arrière d’une des barques amarrées devant nous. Pour la stabilité du chevalet, j’avais préféré rester sur la rive.

        Notre motif était le même. L’élément central de la toile était les canotiers et canotières en crinoline, parfois en costumes de bains, installés sur le « pot à fleurs ». Deux passerelles étroites partaient de chaque côté de celui-ci : l’une longeait un lieu de baignade et rejoignait la rive où se trouvait des hangars à bateaux et des cabines de bain, l’autre communiquait avec le bâtiment flottant sur la droite. Au premier plan, une flottille de canots étaient amarrés, masses immobiles. Mêlés aux baigneurs, naviguant dans le plus grand désordre, yoles, canots, embarcations diverses glissaient sur le fleuve. Le thème était beau : animations aquatiques, miroitements de la lumière naturelle sur la large étendue d’eau à ciel ouvert.

         Chaque jour, j’observais l’avancement du travail de Monet. Celui-ci, en vrai peintre paysagiste, s’était créé son propre espace. Le camembert était placé haut sur la toile afin de donner toute l’importance à l’immense premier plan : éblouissants reflets sur la surface ridée de l’eau composés de larges touches de couleurs pures, bleus cernés de noirs, soulignés de minces trainées de jaunes et de roses. Les taches colorées lumineuses se disloquaient en touches géométriques brisées s’encastrant les unes dans les autres, mosaïques de reflets.

     

     

    peinture,monet,impressionnisme,grenouillère,croissy

    Claude Monet – La Grenouillère, 1869, The Metropolitan Museum of Art, New-York

     

          Silhouettes plates, tous les personnages étaient alignés en travers de la toile : sur la gauche, en pleine lumière, les minuscules baigneurs ; l’îlot central avec des hommes et femmes en habits ; debout sur la passerelle de droite, un homme en haut de forme sortait de l’établissement. Au dernier moment, Monet avait rajouté  sur l’îlot deux jeunes filles en costume de bain s’apprêtant à sauter dans l’eau.

     

        Mon style était bien différent de celui mon ami. Depuis mes débuts en peinture, j’étais plutôt un peintre de figures et c’étaient les grappes humaines que je voyais qui m’intéressaient. De ce fait, j’avais choisi de rapprocher les personnages pour pouvoir peindre les détails de leurs gestes et habillements. Au premier plan sur l’îlot, un couple avait été placé en bordure de la rivière : l’homme barbu de profil, coiffé d’un feutre et d’une veste sombre, pantalon rayé, parlait à sa femme de dos en robe blanche.

     

    peinture,renoir,impressionnisme,grenouillère,croissy

    Auguste Renoir – La Grenouillère, 1869, musée national, Stockholm

      

         Les reflets de l’eau étaient moins contrastés que chez Monet : marbrures mauves mixées de verts tendres, traversées de barques amarrées, l’une ocre rouge était collée contre le « Camembert ». Au loin, sur l’autre rive, la dentelle mouvante du feuillage des arbres rejoignait des branches de saules tombant au dessus des têtes, en cachant partiellement le ciel. Je voulais une touche de rose. J’avais demandé à une « grenouille » de mes amies de poser en crinoline, tenant une ombrelle, debout sur une passerelle avec son enfant à ses côtés.

     

         Tout au long de l’été, en vue d’une éventuelle exposition au salon, nous peignîmes chacun plusieurs autres toiles. Deux d’entre elles représentaient le même motif vu sous un angle différent par rapport aux peintures précédentes.

        Dans les deux cas, la longue passerelle reliant l’îlot à la terre traversait tout le milieu du tableau, presque à l’horizontale, pour rejoindre la rive de l’île de Croissy, sa végétation et cabines de bain. La Seine emplissait le reste du tableau : embarcadère pour les canots du premier plan, têtes des nageurs se détachant dans le miroitement du fleuve de l’autre côté de la passerelle.

     

    peinture,renoir,impressionnisme,grenouillère,croissy

    Auguste Renoir – La Grenouillère, 1869, Collection Oskar Reinhart, Winterthur

     

       Sur la toile de Monet, seule différence avec la mienne, le « pot à fleurs » n’apparaissait plus. Tout jeune, il était un brillant dessinateur dont les bourgeois du Havre s’arrachaient les caricatures. Souvenir de cette période, il s’était amusé à représenter sur la passerelle des silhouettes de femmes en costumes de bain aux formes grotesques.

     

    peinture,renoir,impressionnisme,grenouillère,croissy

    Claude Monet – Bains à la Grenouillère, 1869, National Gallery, Londres

     

     

     

        Notre été dans le décor de la Grenouillère avait été magnifique de labeur en commun et de camaraderie. La mélancolie de Monet s’était envolée. Je l'entendais même chantonner lorsque sa brosse trouvait l'effet recherché. Chaque jour, nous nous retrouvions au même endroit, travaillant en silence, concentrés sur cette étendue d’eau qui nous grisait. Nous sentions que nous étions en train de créer un nouveau langage pictural fait de découvertes, dans le partage de nos idées.

         Les leçons que nous tirâmes des toiles croquées à la Grenouillère furent vitales pour cette conception nouvelle du plein air : vision naturelle spontanée, capture des changements de lumière et d'atmosphère au fur et à mesure de l’avancement de la journée, juxtaposition de couleurs vives, sans mélange, en touches larges séparées les unes des autres, posées librement sans contrainte de règles à respecter. Nos œuvres présentaient un aspect inachevé qui nous plaisait…

         L’année suivante, estimant qu’il s’agissait d’esquisses insuffisamment travaillées, nous ne les exp

  • Elle offense la pudeur !

     

         En 1863, Napoléon III, étonné du grand nombre de refusés au Salon vint en voisin des Tuileries pour se rendre compte par lui-même. Surpris par la sévérité du jury, il demanda que l’on ouvre, à côté du Salon officiel, une exposition montrant les œuvres rejetées afin que le public puisse juger : le Salon des Refusés. Certains contestataires appelleront ce salon « La chambre des horreurs ».

         Edouard Manet y expose son « Déjeuner sur l’herbe » refusé au Salon officiel. Les dimensions de la toile sont exceptionnelles : 2,08 m sur 2,64 m. Ce genre de format était habituellement réservé aux sujets historiques ou mythologiques. Cette fois, rien de cela… Banalement, l’artiste se contente de reprendre des genres comme le portrait, le paysage et la nature morte.

         « Elle offense la pudeur » dit l’Empereur en voyant la toile. Le public se gausse. C’est un tollé général.

     

    peinture, manet, déjeuner sur l'herbe,

    Edouard Manet – Le déjeuner sur l’herbe, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

     

         Edouard Manet avait bien préparé son coup.

         Antonin Proust, dans ses « Souvenirs » de 1897 rapporte la conception du tableau :

         « A la veille du jour où il fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia (exposée deux années plus tard) nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive, regardant les yoles blanches sillonner la Seine […] Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. « Il paraît, me dit-il, qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens (Concert champêtre). Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols. » »

     

     

    peinture,titien

    Titien (ancienne attribution à Giorgione) – Concert champêtre, 1509, musée du Louvre, Paris

     

         Manet va se mettre au travail. Une nouvelle fois Victorine Meurant est utilisée. Il la montre nue comme un ver, dans un sous-bois, coincée entre deux jeunes hommes de la bohème élégante, dont l’un d’eux est le frère de Manet, Eugène. Le « pique-nique » est sympathique mais totalement irréaliste.

         Les critiques sont évidemment particulièrement salées :

     

    Ernest Chesneau, 1864

    « Manet aura du talent, le jour où il saura le dessin et la perspective, il aura du goût le jour où il renoncera à ses sujets choisis en vue du scandale […] nous ne pouvons trouver que ce soit une œuvre parfaitement chaste que de faire asseoir, entourée d’étudiants en béret et en paletot, une fille vêtue seulement de l’ombre des feuilles. C’est là une question très secondaire, et je regrette, bien plus que la composition elle-même, l’intention qui l’a inspirée […] M. Manet veut arriver à la célébrité en étonnant le bourgeois […] Il a le goût corrompu par l’amour du bizarre. »

     

    Louis Etienne, 1863

    « Une Bréda quelconque, aussi nue que possible, se prélasse effrontément entre deux gardiens aussi habillés et cravatés […] ces deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une énormité pour faire les hommes ; et je cherche en vain ce que signifie ce logogriphe peu séant. »

     

    Théophile Thoré, 1863

    « Le Bain est d’un goût bien risqué. La personne n’a pas de belle forme malheureusement […] et on n’imaginerait rien de plus laid que le monsieur étendu près d’elle […] Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde. »

     

     

         En 1867, Emile Zola, ami de l'artiste, écrit une défense en forme d’éloge :

     

     « Le Déjeuner sur l'herbe est la plus grande toile d'Edouard Manet, celle où il a réalisé le rêve que font tous les peintres : mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage. On sait avec quelle puissance il a vaincu cette difficulté. Il y a quelques feuillages, quelques troncs d'arbres, et, au fond une rivière dans laquelle se baigne une femme en chemise ; sur le premier plan, deux jeunes gens sont assis en face d'une seconde femme qui vient de sortir de l'eau et qui sèche sa peau nue au grand air. Cette femme nue a scandalisé le public, qui n'a vu qu'elle dans la toile. Bon Dieu ! quelle indécence : une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés ! Cela ne s'était jamais vu. Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre. La foule s'est bien gardée d'ailleurs de juger Le Déjeuner sur l'herbe, comme doit être jugée une véritable oeuvre d'art; elle y a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet, lorsque l'artiste avait simplement cherché à obtenir des oppositions vives et des masses franches. Les peintres, surtout Edouard Manet, qui est un peintre analyste, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que, pour la foule, le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l'herbe n'est pas là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond une véritable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c'est enfin ce vaste ensemble, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »

     

    Emile Zola, " Edouard Manet, 1867 - La Revue du XIXe siècle "

     

         Plus tard, Zola rajoutera dans une étude sur Edouard Manet: « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe.

     

         En 1884, au lendemain de la mort d’Edouard, sa famille et ses amis organisèrent une exposition posthume. Son frère, Eugène Manet, demanda à Zola d’écrire une petite notice biographique qui sera placée en tête du catalogue. En guise de notice, celui-ci fera une longue analyse sur l’oeuvre de l’artiste et la terminera par ces mots : « […] Qu’ils le confessent ou non, les jeunes artistes ont tous subi l’influence de Manet ; et s’ils prétendent qu’il y a simplement rencontre, il n’en reste pas moins évident qu’il a le premier marché dans la voie, en indiquant la route aux autres. Son rôle de précurseur ne peut plus être nié par personne. Après Courbet, il est la dernière force qui se soit révélée, j’entends par force une nouvelle expansion dans la manière de voir et de rendre. »

     

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    9. Auguste Renoir – Ma période impressionniste : 2. Bal sur la Butte

     

     

     

     

    Réédition de l'une de mes premières nouvelles, légèrement raccourcie et modifiée.

    En cette année 1876, la peinture d'Auguste Renoir atteint des sommets dans l'impressionnisme.

     

     

     

         Nous sommes installées sous les acacias, derrière l’estrade de l’orchestre où une peinture,  orsay, renoir, impressionnisme, moulin de la galettedizaine de musiciens s’échinent sur leurs instruments. Assis à une table voisine, quelques jeunes gens discutent devant des verres de sirop de grenadine. Sur le banc voisin, une jeune mère rit avec sa fillette. Des couples, emportés par la musique, tournent inlassablement.

         J’aime ce bal simple, construit en planches peintes en vert, qui mêle tout un monde : femmes pimpantes dans leurs robes à rubans, hommes portant gibus, ouvriers en goguette. Les gens du peuple viennent s’amuser au bon air frais de la campagne montmartroise. Des petits voyous gouailleurs et des « affranchis » aux poings solides apportent une touche de grossièreté qui me plait. Souvent plus jeunes que moi, des filles de toutes conditions viennent pour se dévergonder.

     

     

     

     

     

    peinture,orsay,renoir,impressionnisme,moulin de la galette

    Pierre-Auguste Renoir – Bal au moulin de la Galette, 1876, musée d’Orsay, Paris

     

     

     

          Ouf ! La séance de pose est enfin terminée !

         Plus d’un mois que cela dure… J’en ai marre d’être assise de travers, accoudée sur ce banc, la tête légèrement penchée. « Les cheveux bien en arrière que l’on voit vos oreilles, les yeux expressifs, comme il dit. ».

        Je m’interroge : pourquoi ce barbouilleur s’intéresse-t-il tant à moi ? Je ne suis qu’une cousette, une habituée de ce bal populaire de Montmartre. Deux fois par semaine, je m’y rends pour rire, danser, et débusquer parfois quelques margoulins pour finir la soirée.

       Est-ce ma robe rose à rayures qui a plu à ce peintre, ou mon visage poupin d’adolescente d’à peine 16 ans ? Sur son tableau, il a tenu à rajouter ma sœur Jeanne, derrière moi, penchée en avant, la main appuyée sur mon épaule droite. Avant de commencer, il nous avait dit : « Je vous peindrai au premier plan. Des amis à moi seront assis aux tables proches. Vous êtes si fines de visage toutes les deux… placées au centre de la toile, vous illuminerez le tableau ! »

     

       J’avais entendu prononcer son prénom : Tom. Il m’examinait d’un air coquin, paraissant tout jeune avec ses cheveux frisés et son canotier. C’était la premièrepeinture,orsay,renoir,impressionnisme,moulin de la galette fois que je le voyais. Arrivé avec le peintre en début d’après-midi, il faisait partie du groupe d’amis de l’artiste qui posait à la table voisine de la nôtre. Il avala son sirop et me lança :

         - Je peux connaître votre prénom, mademoiselle ?

         - Estelle…

       - Auguste a de la chance d’avoir trouvé un aussi joli modèle. Je suis peintre également. La peinture est toute ma vie… A mes débuts, mes amis ont tout fait pour me dissuader de devenir peintre, Estelle ! Ils me répétaient : « La peinture est une vocation, un engagement qui vous bouffe la vie. » Ils n’ont jamais réussi à me convaincre… Maintenant, il est trop tard, que ferais-je d’autre ?

        Troublée par le regard de fauve du garçon, je ne répondis pas. Il me plaisait.

       Les danseurs hurlaient pour avoir une polka. L’orchestre se réveilla. Sur l’estrade, le pianiste et le piston haussèrent le rythme de leurs instruments.

        Solarès attrapa la main de mon amie Margot et l’entraîna vers la piste. D’origine peinture,orsay,renoir,impressionnisme,moulin de la galetteespagnole, ce grand échalas, barbu, toujours coiffé d’un chapeau mou penché sur le front, était un peintre qui venait de Cuba. Son nom était complexe : Pedro Vidal de Solarès y Cardenas. Le bougre était sympathique et tout le monde l’appelait Solarès ! Il avait rencontré Margot ici même, depuis ils ne se quittaient plus. Mon amie s’était mise en tête de lui apprendre l’argot : il adorait ces mots imagés parlés par les parisiens de la Butte. Au premier son de la polka, l’espagnol serra le poignet droit de sa compagne d’une main ferme, plaça son autre main dans le creux de sa taille, et s’élança en la remuant sérieusement. Cela ne semblait pas déplaire à Margot. Sa robe rose, écrasée contre son partenaire qui souriait béatement, envoyait des reflets chauds sur le gilet de celui-ci.

         La polka avait réchauffé l’ambiance.

         - Vous dansez Estelle, me dit Tom en pointant ses yeux effrontés sur mon corsage.

        - Non, merci… Je suis fatiguée aujourd’hui… Votre ami m’épuise avec ses longues séances de pose.

        - Auguste… C’est un tyran ! Quand il a la chance de rencontrer un modèle qui lui plait, il ne le lâche pas. Vous avez pu vous rendre compte qu’il sait se montrer persuasif, surtout avec les jolies filles comme vous…

         Je lui adressai un sourire compréhensif.

        - Puisque vous ne dansez pas, venez, nous allons voir à quoi vous ressemblez sur le tableau d’Auguste ! Je pense que vous allez bientôt pouvoir vous reposer, j’ai perçu de la satisfaction dans son regard lorsqu’il examinait sa toile. Etant peintre moi-même, je sais que cela ne trompe pas : l’œuvre est aboutie.

         Nous nous dirigeâmes vers l’artiste. Intérieurement, je regrettais d’avoir refuser de danser avec ce beau garçon.

         Le peintre rangeait son matériel. Long et maigre, il flottait dans son vêtement qui plissait de partout. En me voyant, un large sourire élargit son visage agrémenté d’une barbe clairsemée. Ses yeux bruns, humides, me fixaient avec douceur. Avant même qu’il n’ouvre la bouche, je compris que Tom ne s’était pas trompé.

          - Je n’aurai plus besoin de vous, me dit-il… Mon tableau est terminé. Merci Estelle, je n’aurais pu rêver un modèle plus élégant que le vôtre.

       Je m’approchai et tentai de m’intéresser au tableau qui m’apparaissait comme envahi de taches lumineuses déposées en désordre, ressemblant à ces reflets que l’on trouve à la surface de l’eau.

         - Cela vous plait, Estelle, me lança Tom ?

         - C’est joli… Toutes ces tâches…

         Il trouva ma réponse un peu fade.

        - Ces tâches sont de la lumière, mademoiselle ! Uniquement de la lumière colorée déposée un peu partout sur la toile par petites touches nerveuses. Du sol jusqu’au sommet des arbres, voyez comme cette lumière s’élève puis retombe, comme de la neige, en flocons qui s’accrochent aux objets, aux habits, aux cheveux. C’est féerique ! 

     

    peinture,orsay,renoir,impressionnisme,moulin de la galette

     

          Il s’arrêta pour argumenter son explication :

       - Regardez votre robe, Estelle : le tissu, rayé de bleu clair et de rose mêlés, est traversé de part en part. Filtrée par le feuillage des arbres, la lumière se disperse en jeux colorés animant les personnages, elle frôle les verres, les carafes, les chapeaux de paille, les lampes et la robe de la danseuse derrière Solarès qui paraît piquetée de taches bleu clair et blanches. Votre visage me fait penser à ces larges corolles de fleurs ouvertes dans les champs l’été… Sentez-vous la vibration des couleurs ?

         Il se planta devant la peinture. Ses yeux brillaient.

       - Cette toile est vivante, Estelle… Une respiration, une légèreté surprenante s’en dégage : les robes tournent, les jupes s’envolent. Le soleil s’est invité à la fête dont il est le roi. Il met de l’élégance dans les pinceaux d’Auguste… Avez-vous remarqué que la piste de danse, uniquement par la grâce de quelques coups de pinceaux, s’est transformée en toison floconneuse chatoyante ?

       J’étais désemparée par le langage du garçon. Ceux que je rencontrais habituellement ne me parlaient jamais de cette façon. Et mes connaissances en matière de peinture étaient si pauvres… Tom se tourna vers le peintre.

         - Auguste, lorsque je vois ton travail, je me demande si je dois continuer à peindre… d’un simple bal populaire, tu as su dégager une fraîcheur, une allégresse, qui émerveillent. Tu es un magicien de la lumière...

        L'artiste sourit devant la verve de son ami. Il posa son tableau contre le tronc d’un acacia et plia son chevalet.

       - A dimanche prochain, Estelle, me dit-il avant de partir ! Je reviendrai pour les dernières retouches. Et ne vous laissez pas entraîner par tous ces garnements. Vous êtes bien jeune… Gardez longtemps cette fraîcheur…

         Il souleva son matériel et l’installa sur son dos.

         - Tu viens, Tom, je t’offre un verre !

     

     

     

         Ce 9ème chapitre est le dernier de l'année 2017. Je vous donne rendez-vous en janvier 2018 pour la suite de cette étude consacrée à la genèse de l'impressionnisme.

    Excellent Noël à tous.

     

     

  • Un modèle de Swann

     

    peinture, écriture, swann, proust

    Jacques-Emile Blanche – Portrait de Marcel Proust, 1892, musée d’Orsay, Paris

     

     

        Richard Lejeune qui a arrêté de publier depuis quelques mois dans son excellent site ÉGYPTOMUSÉE, se consacre désormais à l’étude de l’œuvre de l’écrivain Marcel Proust. Il se trouve qu’il m’a fait connaître récemment par mail un texte passionnant tiré d’un ouvrage Proust et ses peintres publié en 2000 au Pays-Bas sous la direction de Sophie Bertho.

         L’auteur de ce texte se nomme Kazuyoshi Yoshikawa et est Professeur à l’Université de Tokyo. Il étudie depuis plusieurs années l’œuvre de Marcel Proust.

        Selon ce professeur japonais, un banquier fortuné, critique d’art, nommé Charles Ephrussi, aurait directement inspiré le personnage de Swann dans la A la recherche du temps perdu de Proust.

         Cette histoire m’a intéressé. J’ai eu envie de consacrer un article à Charles Ephrussi et au rôle qu’il tient dans le roman.

       L’analyse que je présente, basée sur l’étude du professeur Kazuyoshi Yoshikawa, peut paraître un peu complexe sur l’œuvre de Proust. J’ai fait de mon mieux pour la présenter de façon claire.

       Bonne lecture, peut-être en buvant une tasse de café, à moins que la bière… Richard me fera certainement remarquer et rectifier mes erreurs éventuelles.

     

     

    CHARLES EPHRUSSI

     

       Que vient faire le personnage de Charles Ephrussi dans la Recherche ? Qui était-il ?

      Charles Ephrussi était un banquier, collectionneur, critique d’art et mécène. Cet amateur de peinture occupait une place importante dans le petit monde des amateurs d’art de la fin du 19ème–début 20ème siècle. Directeur de la « Gazette des Beaux-Arts », il aurait connu Proust dans les salons qu’il fréquentait et aurait initié celui-ci, déjà grand amateur d’art, au monde des Beaux-Arts en lui permettant de publier des articles. Comme collectionneur et critique d’art, Charles Ephrussi fréquentait les peintres contemporains, dont Degas, Manet, Puvis de Chavannes et Renoir dont il possédait plusieurs tableaux dans sa collection.

     

     

    PERSONNAGES DE LA « RECHERCHE » PRÉSENTANT UN LIEN AVEC CHARLES EPHRUSSI

     

        Les deux personnages qui nous intéressent sont présents constamment dans chacun des sept livres de la Recherche.

        ELSTIR : Il s’agit d’un peintre renommé. Il va devenir l’ami de Swann. Ses tableaux trônent dans les plus grands hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain dont celui du duc de Guermantes qui possède de nombreuses toiles décorant ses salons.

      CHARLES SWANN : Il s’agit du deuxième personnage le plus important de la Recherche. Dandy fortuné, fin connaisseur des arts, il fréquente les plus grandes familles de l’aristocratie parisienne. Il possède un charme ironique qui plaît au narrateur qui se reconnaît un peu en lui.

     

     

    LE CÔTÉ DE GUERMANTES (3ème livre de l’œuvre)

     

       Toute l’œuvre de Marcel Proust dans la Recherche abonde constamment de références picturales.

         L’étude du professeur Kazuyoshi Yoshikawa s’attache à démontrer le lien qui existe entre le personnage de Swann et le collectionneur Charles Ephrussi. Les extraits du roman qui sont l’objet de cette étude sont pour la plupart situés dans le troisième livre de la Recherche : Le Côté de Guermantes.

        Dans ce livre, un long paragraphe nous intéresse particulièrement : le narrateur, invité à dîner pour la première fois chez le duc de Guermantes, se met à table après avoir admiré les nombreux tableaux d’Elstir que possède les Guermantes.

         Avant d’analyser les différents passages de ce texte, et afin de mieux les comprendre et les expliquer, je montre le texte en entier ci-dessous. Voici les paroles que les Guermantes adressent au narrateur :

     

    « — Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure — les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c’est un homme qui n’est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l’ai là sur le bout de la langue, monsieur… monsieur… enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c’est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu’il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c’est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haute forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j’avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de « la Source » d’Ingres ou des « Enfants d’Édouard » de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une « Botte d’Asperges ». Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »

     

     

    ANALYSE D’APRÈS L’ÉTUDE DU PROFESSEUR KAZUYOSHI YOSHIKAWA

     

     

    1. Manet et ses asperges

     

    peinture,swann,proust,manet

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Edouard Manet – Bouquet d’asperges, 1880, Walhaf-Richartz Museum, Cologne

     

     

    peinture,swann,proust, manet

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Edouard Manet – L’asperge, 1880, Musée d’Orsay, Paris

     

    « Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une « Botte d’Asperges ». Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! »

     

         A la fin de ce long texte, le duc de Guermantes fait une allusion aux asperges. Les lecteurs connaissant l’art reconnaitrons facilement qu’il s’agit du Bouquet d’asperges d’Edouard Manet peint en 1880. Proust incite donc le lecteur à deviner que le tableau peint par Elstir fait référence à la toile de Manet. Ainsi il laisse reconnaître dans le personnage d’Elstir, Manet lui-même.

         Dans cette histoire d’asperges, Charles Ephrussi apparaît pour la première fois. Il se trouve que, en 1880, c’est lui qui commande à Manet un tableau représentant une botte d'asperges ; il est si content du tableau qu'au lieu de verser les 800 francs convenus (et non les 300 francs dans le récit de Proust), il envoie 1 000 francs à Manet qui, en remerciement, lui adresse huit jours plus tard une petite toile représentant une seule asperge accompagnée de ce message : « Il en manquait une à votre botte ». Charles Ephrussi fit donc l’acquisition des deux tableaux de Manet représentant des asperges.

         Il paraît donc probable que, à la fin du siècle, Proust vit les deux toiles d’asperges chez Ephrussi. Il n’avait plus qu’à insérer le tableau de la botte d’asperges dans son livre Le Côté de Guermantes et ainsi laisser sous-entendre un lien entre le personnage d’Elstir et le peintre Edouard Manet.

     

     

    2. Zola et ses critiques annuelles du Salon

     

    « (…) tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure. » 

         La duchesse parlant d’un écrit de Zola sur une étude d’Elstir fait donc référence à la longue critique que Zola dans son compte-rendu du Salon de 1867 fit à Edouard Manet.

     

     

    3. Les paysages de Claude Monet

     

       Il apparaît que Proust vit d’autres tableaux chez le collectionneur. Une preuve le démontre : le superbe passage, ci-dessous, qu’il écrivit dans Jean Santeuil  en 1895 en songeant sans aucun doute à Matinée sur la Seine, près de Giverny peint en 1897 par Claude Monet.

         Ce tableau appartenait lui aussi au tournant du siècle à Charles Ephrussi. La note entre parenthèses à la fin du texte du nom de Charles Ephrussi comme propriétaire du tableau démontre bien que Proust l’avait vu.

    « (…) voyez le reflet bleu des bois, le reflet bleu du ciel, voyez comme tout se tait, comme l’eau peinture,swann,proust,Monetécoute le silence des rives, comme tout s’amortit, comme tout est bleu et déjà un peu sombre à l’ombre bleue des bois sur l’eau, tandis qu’au milieu,  dans le reflet bleu du ciel, de la lumière persiste encore, en dernier reflet (chez Ch. Ephrussi). » - Jean Santeuil

     

     

     

     

    Claude Monet – Matinée sur la Seine près de Giverny, 1897

     

     

    4. Les canotiers de Renoir

     

        Dans le même paragraphe dans Le côté de Guermantes, tandis que le narrateur mange des asperges, il est question dans la conversation d’un autre tableau d’Elstir.

    « (…) Je demandai à M. de Guermantes s’il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j’avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet. »

         Et plus loin dans la phrase : « ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l’a lancé, et l’a souvent tiré d’embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l’a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d’effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haute forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l’air d’un petit notaire de province en goguette. »

         Certains spécialistes de l’art ont cru reconnaître dans ce passage la toile de R

  • Je sais poser, monsieur Monet, je m’appelle Camille…

     

    MONET Claude - Déjeuner sur l’herbe, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

     

         Il fait chaud en cet été 1865. Claude Monet est installé à l’ombre des feuillages en lisière de la forêt de Fontainebleau, à Chailly non loin du petit village de Barbizon. Un ruban de ciel éclaire le chemin en diagonal, lui donnant une sensation de profondeur. L’artiste étudie le contraste offert par les verts et bruns des arbres que cette coulée de lumière azurée renforce.

         Il la voit arriver de loin. Elle s’avance vers lui sans hésiter.

         - Vous êtes monsieur Monet ? Un de vos amis de l’atelier Gleyre m’a fait savoir que vous cherchiez un modèle pour un tableau de plein air. « Avec ce beau temps, allez au pavé de Chailly, il y sera, m’a-t-il dit ! »

         - Vous êtes modèle ?

        - Oui, monsieur ! Je suis arrivée récemment de Lyon avec ma famille. Mon physique plait aux peintres… Et puis j’aime ça !

         La jeune femme se tourne vers la toile que l’artiste peint.

         - C’est beau ce que vous faites ! Moins sombre que vos amis. Quelle clarté !

         Elle parlait d’une petite voie d’adolescente. Pendant qu’elle examinait le tableau, le regard de Claude Monet s’attardait sur elle. Elle était ravissante avec ses cheveux bruns relevés en chignon, la taille bien prise, un nez droit planté dans un visage à l’ovale parfait et une bouche fine qui s’ourlait discrètement de carmin. Charmante, pensa-t-il !

         - Je cherche des modèles pour un projet de composition à plusieurs personnages grandeur nature pique-niquant dans la forêt. L’esquisse de la toile est bien entamée mais il me manque un personnage féminin. Je souhaite m’inscrire pour le Salon en mars de l’année prochaine… mais je crois que j’ai vu trop grand… J’en deviens fou !

         Cheveux longs tirés en arrière, le peintre approchait de ses 25 ans. La demoiselle lui paraissait bien jeune. Il remballa son matériel.

         - Si vous êtes libre demain matin, venez à l’atelier que je partage avec mon ami peintre Frédéric Bazille, rue Fürstenberg à Paris. Nous ferons quelques essais de pose.

         - Je viendrai. Je serais heureuse d’être votre modèle monsieur Monet. Je n’ai que 18 ans mais je sais poser. Je m’appelle Camille.

         Monet trouvait les yeux de la jeune fille magnifiques. Ceux-ci s’éclairaient de reflets verts dorés lorsque le soleil s’y mirait. 

     

         Pour Camille, les séances de pose allaient commencer dans les jours qui suivirent leur première encontre.

         Monet travaillait pour le Déjeuner sur l’herbe, une œuvre immense de 27 m2. Les amis de l’atelier Gleyre, Renoir et Sisley, ne souhaitant pas servir de modèle, le grand Bazille parti en province fut sommé d’accourir par Monet afin de poser pour certaines figures.

     

     

    peinture,monet,impressionnisme,camille 

    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment central, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Courbet venu voir le travail émit, comme toujours, quelques critiques : « Cela manque de peinture,monet,impressionnisme,camillenus, mon ami. Copiez le scandaleux Manet ! ». Néanmoins, il propose de poser : « Je serai le personnage de gauche avec une moustache en pointe, dit-il avec son fort accent franc-comtois ».

         Boudin, grand ami du peintre, de passage, est admiratif en voyant l'importance de l'œuvre et s’exclame : « Cette énorme tartine va te coûter les yeux de la tête ! ».

         Camille est représentée plusieurs fois au côté de la haute silhouette déhanchée de Frédéric Bazille en chapeau melon qui remplit toute la hauteur de la composition : dans la partie centrale de la toile, elle est la femme en robe de toile bleue cachant son visage par un mouvement des bras pour retirer son chapeau. A gauche de la toile, elle pose en robe mexicaine grise à ceinture rouge, jupons et festons assortis.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet – Déjeuner sur l’herbe, fragment de gauche, 1865, musée d’Orsay, Paris

     

         Monet, satisfait de son nouveau modèle, la peint également dans une étude plus petite en robe grise ornée de broderies noires, coiffée d’un chapeau de la même teinte que la robe.

    peinture,monet,impressionnisme,camille

    Claude Monet – Les promeneurs, 1865, National Gallery of Art, Washington

     

     

         Le tableau, par ses effets lumineux nouveaux, l’utilisation de couleurs pures, est un enchantement pour l’œil. Malheureusement, le projet est trop imposant et la date d’inscription au Salon de 1866 trop proche pour être prêt dans les délais. A contrecoeur, au début de l’année, l’artiste renonce à terminer la toile.

        L’allure et la grâce de son nouveau modèle, Camille, lui ont plu. Il souhaite présenter au salon un portrait de femme élégante et demande l’aide de la jeune femme, ce qu’elle accepte dans un sourire.

         Elle apprécie la peinture de ce jeune artiste. Et sa présence…

     

     

  • Camille Monet, brune aux yeux clairs

     

     Monet, Camille Monet

    Claude Monet - Portrait de Camille Monet (sanguine), 1866, collection particulière

     

     

    Elle était si jolie Camille…
    je découvre sur le site Facebook de l’église de Vétheuil :

    https://www.facebook.com/eglisedevetheuil, ce portrait à la sanguine de Camille Doncieux, future femme de Claude Monet, qui m’a tout simplement enthousiasmé par sa qualité et la clarté étonnante des yeux de Camille qui semblent toujours foncés dans les différents portraits que l’on connait d’elle. En particulier le très beau portrait d’Auguste Renoir :

    Camille Monet

    Auguste Renoir – Portrait de madame Claude Monet, 1872, musée Marmottan-Monet

     

    Je ne connaissais aucun dessin de Camille par Monet, surtout de cette période des tout débuts de leur rencontre. Il semble donc que Camille, la muse, la femme de Claude, était une brune (ou châtain) aux yeux très clairs. Je comprends que Monet ait été séduit par la jeune femme et ne perdit guère de temps pour la prendre comme modèle dans ses premières toiles : « Déjeuner sur l’herbe » de 1865 dans lequel elle apparait deux fois, ensuite la magnifique « Femme à la robe verte » de 1866, et « Femmes au jardin » de 1866 au musée d’Orsay où elle est trois des quatre personnages de la toile.

     

    monet,camille monet

    Claude Monet - Camille ou La Femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle, Bremen, Allemagne 

     

  • Genèse de l'impressionnisme

     

    3. Edouard Manet – Quel scandale mes amis !

     

     

    peinture, Manet, impressionnisme,

     

         Un dandy !

        Dans les années 1860, Edouard Manet était le maître respecté par tous les jeunes artistes qui voyaient en lui le porte-étendard des peintres avant-gardistes. Il animait les réunions dans les cafés parisiens où il exerçait une grande influence dans les discussions.

        Il aimait les cafés à la mode et la compagnie des belles femmes. Presque chaque jour, il allait aux Tuileries où Baudelaire était souvent son compagnon de promenade. Le soir, il adorait se montrer aux Folies, élégamment habillé avec sa canne et un haut-de-forme en soie. Sa loge était réservée au premier rang de la salle de spectacle où il contemplait cette faune bruyante dont la fumée des cigares montait en formant une brume qui enrobait les lustres d’un nuage vaporeux.

        Comme artiste, il était inclassable. Solitaire, il refusait d’exposer avec ses confrères et amis qu’il soutenait. Le Salon lui refusait la plupart de ses toiles, mais il s’obstinait : « Je triompherai au Salon officiel ! ». A mi-chemin entre classique et moderne, ses oeuvres déclenchaient des esclandres incroyables. L’homme aimait choquer.

         Sa part dans la genèse de l’impressionnisme fut prépondérante. Je reviens sur les deux toiles présentées aux Salons de 1863 et 1865 qui suscitèrent les réactions et marquèrent sa rupture avec le classicisme.

     

     

    peinture, manet,impressionnisme

    Edouard Manet – Déjeuner sur l’herbe, 1863, musée d’Orsay, Paris

      

         En 1863, Napoléon III, étonné du grand nombre de refusés au Salon vint en voisin des Tuileries pour se rendre compte par lui-même. Surpris par la sévérité du jury, il demanda que l’on ouvre, à côté du Salon officiel, une exposition montrant les œuvres rejetées afin que le public puisse juger : le Salon des Refusés. Certains contestataires appelleront ce salon « La chambre des horreurs ».

         Edouard Manet y expose son « Déjeuner sur l’herbe » refusé au Salon officiel. Les dimensions de la toile sont exceptionnelles : 2,08 m sur 2,64 m. Ce genre de format était habituellement réservé aux sujets historiques ou mythologiques. Rien de cela… Banalement, l’artiste se contente de reprendre des genres comme le portrait, le paysage et la nature morte.

        « Elle offense la pudeur » dit l’Empereur en voyant la toile. Le public se gausse. C’est un tollé général.

         Edouard Manet avait bien préparé son coup.

         Antonin Proust, dans ses « Souvenirs » de 1897 rapporte la conception du tableau :

       « A la veille du jour où il fit le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia (celle-ci sera exposée deux années plus tard) nous étions un dimanche à Argenteuil, étendus sur la rive, regardant les yoles blanches sillonner la Seine […] Des femmes se baignaient. Manet avait l’œil fixé sur la chair des femmes qui sortaient de l’eau. « Il paraît, me dit-il, qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. Quand nous étions à l’atelier, j’ai copié les femmes de Giorgione, les femmes avec les musiciens (Concert champêtre). Il est noir ce tableau. Les fonds ont repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons là-bas. On va m’éreinter. On dira que je m’inspire des Italiens après m’être inspiré des Espagnols. » »

     

    peinture,Titien, impressionnisme

    Titien (ancienne attribution à Giorgione) – Concert champêtre, 1509, musée du Louvre, Paris

     

         Manet va se mettre au travail. Une nouvelle fois, le modèle Victorine Meurant est utilisé. Il la montre nue comme un ver, dans un sous-bois, coincée entre deux jeunes hommes de la bohème élégante, dont l’un d’eux est le frère de Manet, Eugène. Le « pique-nique » est sympathique mais totalement irréaliste.

         Les critiques sont évidemment particulièrement salées : « Une Bréda quelconque, aussi nue que possible, se prélasse effrontément entre deux gardiens aussi habillés et cravatés, […] ces deux personnages ont l’air de collégiens en vacances, commettant une énormité pour faire les hommes » ; « Je ne devine pas ce qui a pu faire choisir à un artiste intelligent et distingué une composition si absurde. »

         Seul, Emile Zola écrira une défense en forme d’éloge :

        « (…) Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d'une délicatesse si légère ; c'est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond une véritable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c'est enfin ce vaste ensemble, plein d'air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste, toute cette page dans laquelle un artiste a mis tous les éléments particuliers et rares qui étaient en lui. »

     

     

     

    peinture,manet,impressionnisme

    Edouard Manet – Olympia, 1863, musée d’Orsay, Paris

     

         Après son « Déjeuner sur l’herbe », voilà que Manet double la mise au Salon de 1865. Cette fois le scandale est énorme. Manet se plaint à Baudelaire : « Les injures pleuvent sur moi comme grêle, je ne m’étais pas encore trouvé à pareille fête. » Les critiques se surpassent : « qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où ». « Un chétif modèle […] Le ton des chairs est sale […] ». « Une ignorance presque enfantine des premiers éléments du dessin, […] un parti-pris de vulgarité inconcevable ». « Cette brune rousse est d’une laideur accomplie ».

        Comble de la provocation ! Manet présenta au Salon, associée à l’Olympia, un « Christ insulté par les romains » ce qui choqua encore plus les visiteurs.

         Qu’a voulu faire Edouard Manet ? Se confronter au passé ?

         Deux références picturales paraissent certaines :

         Titien et sa « Vénus d’Urbin » dont la pose est ressemblante.

        

    impressionnisme,peinture,titien, peinture

    Titien – La Vénus d’Urbin, 1538, musée des Offices, Florence

     

         Goya et sa « Maja nue » de 1800 pour l’arrogance du modèle.

     

    impressionnisme,peinture, goya 

    Goya – La Maja nue, 1800, musée du Prado, Madrid

     

         Manet a fait de son modèle préféré, Victorine Meurant, un nu moderne, réaliste. Geffroy en 1890 dira : « libre fille de bohème, modèle de peintre, coureuse de brasserie, amante d’un jour […] avec sa face d’enfant vicieuse aux yeux de mystère. ».

         Pour les contemporains la scène était explicite : Manet avait peint une prostituée allongée, offerte, attendant le client, l’ambiance exotique et érotique étant accentuée par le bouquet de fleurs, hommage d’un client, et une servante noire entremetteuse.

         Au milieu de toutes les critiques, je retiendrai, une nouvelle fois, l’article élogieux écrit par Emile Zola :

         « (…) Le public, comme toujours, s'est bien gardé de comprendre ce que voulait le peintre ; il y a eu des gens qui ont cherché un sens philosophique dans le tableau ; d'autres, plus égrillards, n'auraient pas été fâchés d'y découvrir une intention obscène. Eh ! dites-leur donc tout haut, cher maître, que vous n'êtes point ce qu'ils pensent, qu'un tableau pour vous est un simple prétexte à analyse. Il vous fallait une femme nue, et vous avez choisi Olympia, la première venue ; il vous fallait des taches claires et lumineuses, et vous avez mis un bouquet ; il vous fallait des taches noires, et vous avez placé dans un coin une négresse et un chat. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Vous ne le savez guère, ni moi non plus. Mais je sais, moi, que vous avez admirablement réussi à faire une oeuvre de peintre, de grand peintre, je veux dire à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures. »

     

     

         Plus tard, Zola rajoutera dans une étude sur Edouard Manet: « J’ai répondu aux critiques d’art qui prétendaient que Manet avait outrageusement souillé le temple du beau. J’ai répondu que le destin avait sans doute déjà marqué au musée du Louvre la place future de l’Olympia et du Déjeuner sur l’herbe.

     

         En 1884, au lendemain de la mort d’Edouard, sa famille et ses amis organisèrent une exposition posthume. Son frère, Eugène Manet, demanda à Zola d’écrire une petite notice biographique qui sera placée en tête du catalogue. En guise de notice, celui-ci fera une longue analyse sur l’oeuvre de l’artiste et la terminera par ces mots :

         « […] Qu’ils le confessent ou non, les jeunes artistes ont tous subi l’influence de Manet ; et s’ils prétendent qu’il y a simplement rencontre, il n’en reste pas moins évident qu’il a le premier marché dans la voie, en indiquant la route aux autres. Son rôle de précurseur ne peut plus être nié par personne. Après Courbet, il est la dernière force qui se soit révélée, j’entends par force une nouvelle expansion dans la manière de voir et de rendre. »

     

     

  • Trois femmes pour le prix d'une

     

    MONET Claude - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris

     

     

     

         Monet est amoureux. Au printemps 1867, il vit son amour avec Camille dans une petite maison de banlieue entourée d’un jardin, à Sèvres, près de Ville-d’Avray. Les parfums fruités des boutons de roses libérant leurs corolles envahissent l'air.

         Fort du succès obtenu au Salon précédent, l’artiste s’obstine à peindre de nouveau un tableau grand format, une sorte de rattrapage à son Déjeuner sur l’herbe inachevé. Le projet est d’importance : 2,50 mètres de hauteur ; des figures en plein air de jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.

     

    peinture, monet, camille, impressionnisme

     

     

         Monet souhaite peindre la toile entièrement sur le motif, dans le jardin. Il n’a pas lésiné sur les moyens pour réussir son travail. Un fossé a été creusé dans la terre pour pouvoir enfouir progressivement la peinture lorsqu’il en peint le haut. Un système de poulies permet de faire monter ou descendre la toile à la manivelle.

         Le projet du peintre : représenter quatre jeunes femmes revêtues de robes d’été élégantes. Faute de moyens financiers, la plupart des robes utilisées pour le Déjeuner seront réutilisées. Deux modèles sont disponibles : Camille et une amie. « Qu’importe tu seras les trois femmes qui seront sur la gauche de la toile, dit le peintre à Camille ! » Gentiment, elle s’exécute. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage.

         Assise au centre, la toilette de la jeune femme est splendide : une robe et une veste blanches peinture,monet,camille,impressionnismeornées d’élégantes broderies en arabesques noires. Paupières baissées sous l’ombrelle saumon, son regard se penche vers le bouquet de fleurs blotti au creux de sa robe dont le jupon blanc déborde de l’allée. La lumière traverse l’ombrelle et chauffe son visage. La tendance de l’été est au petit chapeau à galettes qui lui enserre les cheveux.

     

     

     

     

        Derrière Camille, c’est à nouveau Camille qui pose pour les deux femmes debout dans l’ombre : de profil, en crinoline blanche rayée de vert, coiffée d’un autre curieux petit chapeaupeinture,monet,camille,impressionnisme posé sur le chignon dont le ruban blanc lui tombe jusqu’au bas du dos ; de face, jupe droite beige, le visage enfouit dans un bouquet de fleurs, ses grands yeux foncés regardant son Claude qui travaille inlassablement.

         Au fond de l’allée rosâtre, une quatrième femme aux cheveux roux cueille une rose. Sa robe en mousseline blanche à pois noirs illumine tout le tableau qui est traversé d’une lumière du jour exceptionnelle.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         La nouvelle manière de peindre de Monet ne plait pas au monde poussiéreux du Salon. Ses Femmes au jardin ne sont pas acceptées par le jury du Salon de 1867. Tous ses amis sont également refusés. La plupart, dégoutés, vont envisager de montrer leur travail dans une Exposition des Refusés.

         « Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant la décision du jury ! ». Il est d’autant plus furieux qu’il ressent ce rejet comme une insulte envers sa gracieuse compagne, omniprésente sur la grande toile, elle qui avait fait l’objet de commentaires grandiloquents au même Salon de l’année précédente dans La femme à la robe verte.

     

        Malgré les ennuis financiers, une grande joie va arriver dans le couple. En août de cette même année, Camille donne naissance à son fils Jean. Elle a vingt ans, Claude n’en a pas encore vingt-sept. Occupé à peindre des paysages chez ses parents à Sainte-Adresse en Normandie, il ne peut être présent à l’accouchement. Le travail avant tout…

         Le fidèle Bazille sera le parrain de l’enfant et, pour aider ses amis, il achète Femmes au jardin.

     

     

     

  • Vert... Noir...

     

    MONET Claude - La femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle, Brême 

     

     

     

         Il ne restait que peu de temps avant la fin des délais d’inscription au Salon de 1866. Monet voulait présenter une toile qui accompagnerait son Pavé de Chailly. « Il me faut quelque chose de solide qui plaira au jury ». Il ne décolérait pas de n’avoir pu terminer à temps son Déjeuner sur l’herbe, son « énorme tartine » comme son ami Eugène Boudin avait surnommé l’immense toile. Pour le moment, elle restait dans un coin de l’atelier. On verrait plus tard…

        Le peintre avait beaucoup apprécié Camille, la jeune femme qui était venue vers lui l’été dernier alors qu’il peignait tranquillement en forêt de Fontainebleau. Les divers rôles de modèle tenus par celle-ci dans le Déjeuner l’avaient comblé. A nouveau, il avait souhaité la mettre à contribution. « J’accepte monsieur Monet » lui avait-elle dit de la même petite voix d’adolescente de dix-huit ans qui l’avait ému le jour de leur première rencontre. Il fallait faire vite, le Salon ouvrant ses portes au printemps.

     

     

    peinture,monet,impressionnisme,camille

     

     

     

         L’hiver finissant est froid. Camille pose en intérieur. Monet veut la peindre dans un format spectaculaire, grandeur réelle. Qui se voit… Pour ne pas brusquer le jury et le public du Salon, il adopte un style restant académique, la lumière venant de l’arrière du personnage dans un effet de clair-obscur.

         Bourgeoise parisienne, la jeune femme porte une élégante veste bordée de fourrure. Le noir de la veste semble se fondre dans le fond sombre d’où émerge, lumineux, le beau visage régulier. La pose est théâtrale : les yeux baissés, elle se retourne à demi, une expression coquette se dessinant sur son profil, sa main tient la bride de son petit chapeau orné de plumes.

        La fourrure blonde garnissant le bas de la veste repose sur une longue jupe traînante à bandes noires et vertes qui s’étale en larges plis souples satinés. Ce vert … Monet ne voit que lui. Fougueusement, son pinceau attrape l’émeraude pure de sa palette et la dépose sur la jupe dans un méthodique jeu de rayures. Vert… Noir… Noir… vert.

         Emporté par sa fièvre créatrice, quatre jours suffisent à l’artiste pour terminer le portrait. Il ne restera que quelques retouches à faire au dernier moment. La jeune fille est superbe. Une touche d’amour a été posée sur la toile.

         Dès l’ouverture du Salon, le tableau suscite un concert de louanges. Un critique écrit : « La jeune femme traîne une magnifique robe de soie verte, éclatante comme les étoffes de Paul Véronèse ». C’est un nouveau succès pour Monet qui vient après celui de l’année précédente où il présentait deux marines peintes sur sa chère côte normande.

        Emile Zola est le plus élogieux. Dans le journal l’Evénement, il commente le Salon pour la première fois, et ne mesure pas son enthousiasme :

        « J’avoue que la toile qui m’a le plus arrêté est la Camille de M. Monet. C’est là une peinture énergique et vivante. Je venais de parcourir ces salles si froides et si vides, las de ne rencontrer aucun talent nouveau, lorsque j’ai aperçu cette jeune femme traînant sa longue robe et s’enfonçant dans le mur, comme s’il y avait eu un trou. Vous ne sauriez croire combien il est bon d’admirer un peu, lorsqu’on est fatigué de rire et de hausser les épaules.

         Je ne connais pas Monsieur Monet. Je crois même que jamais auparavant je n’avais regardé attentivement une de ses toiles. Il me semble cependant que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte toute une histoire d’énergie et de vérité.

         Eh oui ! voilà un tempérament, voilà un homme dans la foule de ces eunuques. Regardez les toiles voisines et voyez quelle piteuse mine elles font à côté de cette fenêtre ouverte sur la nature. Ici, il y a plus qu’un réaliste, il y a un interprète délicat et fort qui a su rendre chaque détail sans tomber dans la sécheresse. Voyez la robe. Elle est souple et solide. Elle traîne mollement, elle vit, elle dit tout haut qui est cette femme… »

     

        Une réussite… Comment qualifier la prestation de la jolie Camille ? Elle vient de faire une entrée remarquée dans l’histoire de la peinture. En l’espace de quelques mois, elle est devenue le modèle de Claude Monet, mais aussi sa nouvelle compagne.

         L’artiste songe déjà à en faire son modèle favori pour ses travaux à venir.

     

     

     

  • Berthe Morisot à Orsay

     

    peinture, musée d'orsay, impressionnisme berthe morisot,

    Edouard Manet – Portrait de Berthe Morisot avec un éventail, 1874, Art Institute of Chicago

     

     

         Après la première rétrospective depuis 1941 de l’œuvre de Berthe Morisot présentée en 2012 au musée Marmottan Monet, le musée d’Orsay consacre, depuis le 18 juin dernier, sa première exposition de l’été à cette femme peintre exceptionnelle: Berthe Morisot 

        L’exposition du musée d’Orsay est d’une grande richesse. Près de la moitié des œuvres présentées proviennent de collections particulières, souvent jamais montrées au public.

       J’ai repris quelques-unes des images de l’article que j’avais fait en 2012 sur la brillante rétrospective du musée Marmottan. D’autres images de la meilleure qualité des toiles exposées à Orsay ont été rajoutées.

         Je passe devant vous. Vous me suivez…

     

     

       Berthe Morisot est une des artistes majeures de l’impressionnisme. Longtemps moins connue que Monet, Renoir, Pissarro ou Sisley, elle demeure à mes yeux la plus impressionniste du groupe des peintres impressionnistes. Sa touche est spontanée, nerveuse, vibrante, la toile est souvent laissée à nu, inachevée.

       Très indépendante, elle peignait à sa guise. Elle sera de toutes les expositions du groupe des impressionnistes, de la première en 1874 à la dernière en 1886. Elle ne manquera que la 4ème pour cause de naissance de sa fille. Longtemps seule au milieu de ses amis masculins, deux autres femmes viendront la rejoindre à partir de 1879 : Marie Bracquemond et l’américaine Mary Cassatt. En rapport avec sa féminité, son art était souvent qualifié de délicat, élégant, exquis, raffiné.

        Dès le début des années 1880, elle recevra les éloges des critiques et amateurs influents qui reconnaitront son originalité :

       « Elle pousse le système impressionniste jusqu’à l’extrême. »… « Mademoiselle Morisot est une impressionniste si convaincue qu’elle veut peindre jusqu’au mouvement des choses inanimées. » - Arthur Baignères.

         « Elle termine ses toiles en donnant de-ci de-là de légers coups de pinceaux ; c’est comme si elle effeuillait des fleurs… » - Théodore Durel.

        Quel beau compliment ! Le poète irlandais George Moore écrira après sa mort : « Ses toiles sont les seules toiles peintes par une femme qu’on ne pourrait détruire sans laisser un blanc, un hiatus dans l’histoire de l’art. ».

     

         Je ne ferais pas ici une longue description de la vie de Berthe que les admirateurs de l’artiste connaissent, je préfère parler de son art et des quelques toiles représentatives à mes yeux de son œuvre.

         Avec les paysages, la figure féminine demeurera toute sa vie son sujet préféré. Elle trouve ses modèles autour d’elle : sa sœur Edma, sa fille Julie, son mari Eugène, ses nièces, des amies, parfois des modèles professionnels. Elle les place au milieu des meubles où elle vit ou dans la nature.

     

         Sa fille Julie, née de son mariage en 1878 avec Eugène Manet, le frère d'Edouard Manet qui peindra Berthe de nombreuses fois, reste son modèle préféré :

         « C’est un petit chat, écrit Berthe à sa sœur Edma. Elle est toute ronde comme une boule avec des petits yeux qui pétillent et une grande bouche qui grimace. »

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Les pâtés de sable, 1882, collection particulière

         « Bibi » dort ou gazouille pendant qu’elle la peint. Durant 17 ans, jusqu’au décès de Berthe, elle sera représentée à tous les âges, à tous moments de la journée.

         Bibi a 5 ans. Sa silhouette lumineuse éclaire les vaguelettes laissées par la barque. peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisotQuelques cygnes librement brossés encadrent son fin visage.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Berthe Morisot – Sur le lac, 1884, collection particulière

     

         Deux ans avant son décès, Berthe peindra Julie jouant du violon. La grâce de la jeune fille est un mélange d’élégance et de volupté, avec la même sensualité réservée, la même part de mystère que sa mère exprimait à son âge.

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Julie au violon, 1893, musée Marmottan, Paris

     

         Elle ne représentera qu’un seul homme en peinture : son mari Eugène

       Berthe va peindre Eugène pour la première fois au cours de leur lune de miel en Angleterre, devant une fenêtre face à la mer. Celui-ci observe le spectacle de la rue. De somptueux effets de transparence des voilages et de la baie vitrée sont réchauffés par de menues taches de fleurs rouges.

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Eugène Manet à l’île de Wight, 1875, musée Marmottan, Paris

     

        Plus tard, elle le peindra à nouveau avec sa fille Julie dans le jardin de Bougival. C’est une de mes toiles préférées de l’artiste : scène intime entre le père et la fille, les deux amours de l’artiste. La toile est parcourue de vibrations colorées et de touches nerveuses multiples formant un ensemble de coloris roses et mauves.

     

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Eugène Manet et sa fille, 1881, musée Marmottan, Paris

     

        Les figures féminines sont multiples dans l’œuvre de Berthe. Quand elle ne peint pas Julie, elle ne cesse de peindre des jeunes filles.

       Elle fait poser Edma pour « La lecture » présentée à la première exposition impressionniste de 1874. La toile est fraîche, légère, aérienne comme une aquarelle.

     

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – L’ombrelle verte ou La lecture, 1873, museum of art, Cleveland

     

    Dans cette même exposition du groupe impressionniste, elle présente une maternité « Le berceau » d’une sensibilité toute féminine : Sa sœur Edma est à nouveau représentée veillant sur sa fille Blanche.

     

    peinture,,musée d'orsay,impressionnisme,berthe morisot

    Berthe Morisot – Le berceau, 1872, Musée d'Orsay, Paris

     

         A la 3ème exposition impressionniste de 1877, le « Bal au Moulin de la Galette » de peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisotRenoir concentre les regards. Berthe a choisi d’exposer une jeune femme qui s’habille face à un miroir « Le Miroir ou La Psyché ». Emile Zola parle de « l’une des perles de l’exposition ». La toile est frémissante, mouvante. « Berthe a l’art de faire vibrer le blanc dans toute sa pureté en le posant sur des gris légers. 

     

     

     

     

     

     

    Berthe Morisot – La psyché, 1876, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

     

         A la 5ème exposition de 1880, dans le même genre, figure « Femme à sa toilette » montrant une femme se coiffant devant sa psyché où elle se reflète. Il s’agit de ma toile préférée de l’artiste peinte dans des tons rose, gris, bleu, lavande. L'arrière plan est flou et se fond avec le dos joliment modelé laissant tomber la robe sur l’épaule gauche.

     

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Femme à sa toilette, 1875, Art Institute of Chicago

     

         Une jeune femme s'est installée assise dans une véranda après le déjeuner.

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – A la campagne – Après le déjeuner, 1881, collection particulière

     

    Berthe peint souvent sa nièce, la fille de sa sœur Edma.peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Berthe Morisot – Paule Gobillard en toilette de bal, 1887, collection privée

     

         L’artiste entrera de son vivant dans un musée national avec la toile « Jeune femme peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisoten toilette de bal » achetée par l’Etat.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Berthe Morisot – Jeune femme en toilette de bal, 1879, musée d’Orsay, Paris

     

         Une fillette au tablier rouge est installée devant une fenêtre. Berthe balaie la fillettepeinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot et le décor de traits rapides à peine esquissés laissant apparaître le fond de la toile.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Berthe Morisot – Enfant au tablier rouge, 1886, Providence, Museum of Art, Rhode Island School of Design

     

         Dix ans avant sont décès, Berthe fait son « Autoportrait ». Elle a 44 ans. Ses cheveux rassemblés en catogan ont blanchi. Elle se peint sans indulgence. La touche est à la fois vigoureuse et légère. La toile ressemble à une sanguine, une esquisse. L’artiste recherche l’inachèvement. Une des fleurs sur le corsage jaune est « comme une décoration » dit Mallarmé.

     

    peinture,musée d'orsay,impressionnisme berthe morisot

    Berthe Morisot – Autoportrait, 1885, musée Marmottan, Paris

     

         Avec les impressionnistes, le paysage va prendre une importance qu’il n’avait pas. L’étude de la lumière réduit le motif à un simple prétexte. Au milieu des Monet, Pissarro, Renoir… Berthe apporte une touche de charme, de distinction. « Elle est l’impressionnisme p

  • Femmes au jardin

     

    peinture,Claude Monet, impressionnisme

    Claude Monet - Femmes au jardin, 1867, musée d'Orsay, Paris

     

        Les lecteurs qui aiment Claude Monet doivent se procurer le très beau roman de Michel Bernard « Deux remords de Claude Monet », superbement écrit. Il est ce que j’ai lu de mieux sur l’artiste avec celui de Marianne Alphant « Une vie dans le paysage ».

        Je connais bien la peinture impressionniste et les personnages principaux du livre. Tout en gardant l’esprit et la trame de celui-ci, je m’en suis inspiré pour conter cette histoire.

     

     

    À 86 ans, Claude Monet vit seul dans la grande maison de Giverny avec sa belle-fille Blanche, attentive et dévouée, la fille de sa dernière femme Alice, morte il y a quinze ans. Plus jeune, Blanche l’accompagnait pour peindre dans la campagne environnante. Le seul conseil qu’il lui donnait : « Regarde la nature et peins ce que tu vois, comme tu peux. »

    L’artiste vient de terminer ses « Grandes Décorations », immenses panneaux de Nymphéas destinés à deux grandes pièces arrondies à l’Orangerie à Paris. Il en a fait don à l’Etat. Ce travail l’a usé après une pénible opération de la cataracte. Il est heureux. Le gouvernement français, à travers son ami Georges Clemenceau, a accepté, en échange de ce don exceptionnel, de lui racheter pour qu’il prenne place au Louvre un de ses plus beaux tableaux qui, aujourd’hui, est accroché dans son salon : « Femmes au jardin ».

    Cette grande toile que Monet avait peinte 60 ans auparavant, en 1866, relie un homme et une femme qui hantent sa mémoire depuis bien longtemps : le peintre Frédéric Bazille et sa première femme, sa chère Camille, que son cœur n’a pu oublier.

    C’est si loin…

     

    En 1865, Claude Monet a une petite moustache naissante et des cheveux longs. Frédéric Bazille est l’ami de ses débuts à l’atelier Gleyre, avec Alfred Sisley, Auguste Renoir et quelques autres. Ce petit groupe de peintres avant-gardistes rêvait de prendre la place des peintres académiques qui remplissaient le Salon officiel annuel. Eux, ce qu’ils aimaient : la fugitivité des choses, les accidents de l’atmosphère, les vibrations lumineuses.

    Forêt de Fontainebleau. Le grand Frédéric Bazille a accepté de poser pour la première immense toile de son ami : « Le Déjeuner sur l’herbe ». Il doit être représenté deux fois dans la toile, en chapeau melon. À ses côtés figure une élégante jeune femme que Monet vient de rencontrer. Elle a vingt ans et se prénomme Camille. Trop imposante, la toile ne pourra pas être achevée à tant pour le Salon.

     

    peinture,claude monet,frédéric bazille,camille,impressionnisme

    Claude Monet - Déjeuner sur l'herbe, fragment, 1865, musée d'Orsay, Paris

     

    Monet est séduit par son nouveau modèle. Il veut présenter au Salon une œuvre qui plaise au jury. L’hiver est froid. Camille va poser en intérieur. Elle porte une élégante veste bordée de fourrure retombant sur une longue robe traînante à bandes noires et vertes qui s’écroule en larges plis souples. Sa main tient la bride de son chapeau, elle se retourne à demi, une expression coquette emplissant son beau visage. Au Salon de 1866, cette « Camille » ou « La Femme à la robe verte » suscite un concert de louange. Emile Zola, critique, est conquis.

     

    peinture,claude monet,camille,impressionnisme

    Claude Monet - Camille ou La Femme à la robe verte, 1866, Kunsthalle museum, Brême, Allemagne

     

    L’amour s’est installé entre le peintre et son modèle. Ils vivent dans une petite peinture,claude monet,camille,impressionnismemaison de banlieue, à Sèvres, entourée d’un jardin. Monet s’obstine à peindre un autre grand format : des jeunes femmes grandeur nature installées au bord d’une allée sur une pelouse ensoleillée.

    « Tu seras les trois femmes qui seront au centre de la toile, dit le peintre à sa compagne ». Que peut-elle refuser à son Claude. Obéissante, Camille pose toute la journée. Chaque jour, elle change de robe comme de personnage. Elle est assise sur la pelouse en robe à crinoline blanche ornée d’élégantes broderies. Son visage est éclairé par en dessous du fait de la forte lumière solaire qui rebondit sur sa robe. Derrière elle, elle pose à nouveau pour les deux femmes debout dans l’ombre. Au fond de l’allée rosâtre une quatrième femme en cheveux roux cueille des roses. Sa robe en mousseline blanche illumine le tableau.

     

    « Qu’ils aillent se faire… éructe Monet en apprenant le refus de son tableau par le jury du Salon de 1867 ! ». Sa toile « Femmes au jardin » est somptueuse. Il ne comprend pas. Camille vient de donner naissance à son petit Jean dont Frédéric Bazille sera le parrain. Monet, désargenté, accepte l’achat de sa toile par son ami Frédéric, fortuné, pour une somme importante.

     

    La guerre avec la Prusse éclate en 1870. Claude et Camille viennent de se marier. Après des vacances à Trouville, ils se sont installés à Londres. La terrible nouvelle les anéantit : leur ami Frédéric, engagé pour la France, vient de mourir à 29 ans dans un paysage du Gâtinais.

     

    Installés à Argenteuil, des années heureuses vont commencer pour Camille et Claude. Monet peint comme jamais jusqu’ici. Seule la lumière l’intéresse. Il possède un bateau-atelier qui lui permet de naviguer, peindre l’eau, les berges, les ponts, les péniches. Il peint quelque chose de nouveau qui l’inspire et l’éblouit. Sait-il lui-même ce qu’il peint…

    Camille est sa joie de vivre, son jardin sa source d’inspiration. Il surprend la jeune femme partout : au détour d’une allée, dans l’encadrement d’une fenêtre, assise à l’ombre d’un feuillage, la robe parsemée de paillettes lumineuses.

    peinture,claude monet,camille,impressionnisme

    Claude Monet - La Liseuse, 1872, Walters Art Museum, Baltimore

     

    Elle pose en hiver sous la neige habillée d’une capeline rouge, ou debout sur un talus tenant une ombrelle, sa silhouette ascensionnelle se découpant en plein ciel.

    peinture,claude monet,camille,impressionnisme

    Claude Monet - La Capeline rouge, 1873, The Cleveland musuem of Art 

     

    « Souris, lance Claude à sa femme ! » Affublée d’une somptueuse robe d’acteur japonais rouge brodée de fleurs et de personnages grimaçants, la pauvre Camille tient un éventail à hauteur du visage et s’efforce de sourire malgré cette pose étrange en « Japonaise » avec ce déguisement théâtral et un guerrier grotesque brodé sur les fesses…

    peinture,claude monet,camille,impressionnisme

    Claude Monet - La Japonaise, 1876, Museum of Fine Arts, Boston

     

    La période radieuse d’Argenteuil est terminée. Installés dans une maison à Vétheuil près de Giverny, la naissance d’un deuxième enfant révèle la terrible maladie de Camille.

    Le 7 septembre 1879, Monet regarde une dernière fois le visage glacé de sa compagne dont les beaux yeux se sont définitivement fermés. Elle est morte dans la nuit, à 32 ans. Il a conscience qu’une période importante de son existence se termine. Il venait de la peindre avec un voile de tulle qui lui rendait l’apparence de la jeune mariée qui lui souriait le jour de leur mariage, il y avait seulement 9 années.  

     

    Le 6 décembre 1926, Monet vit ses derniers instants auprès de sa fidèle Blanche. Il sait que sa toile « Femmes au jardin » que Frédéric Bazille avait acquise il y avait exactement 60 années, qu’il avait récupérée plus tard pour mettre dans son salon, ira au Louvre. Il imagine sa Camille souriant aux visiteurs du musée, assise dans l’herbe en crinoline blanche, tenant une ombrelle saumonée, le visage enfoui dans un bouquet de fleurs.

     

    peinture,claude monet,camille,impressionnisme