18. Berthe Morisot – 1886, huitième et dernière exposition impressionniste
Edouard Manet – Portrait de Berthe Morisot étendue, 1873, musée Marmottan, Paris
Ma longue étude sur la genèse de l’impressionnisme commencée le 22 octobre 2017 se termine par ce 18ème et dernier chapitre.
En cette année 1886, les artistes ont vieilli, leur technique ainsi que leur vision sur la peinture ont évolué séparément, des dissensions se sont installées au sein du groupe. Des jeunes peintres de talent s’apprêtent déjà à prendre leur place…
Cette huitième exposition sera la dernière du groupe des impressionnistes, et ne les verra pas tous réunis. Leur propre conception de l’art va les emmener sur des routes différentes.
Lettre imaginaire de Berthe Morisot, peintre, à sa sœur Edma, au sujet de la dernière exposition des peintres impressionnistes de 1886 dont elle faisait partie. L’artiste aurait fort bien pu avoir écrit ce courrier rédigé sur un ton mélancolique…
25 septembre 1886 (Berthe Morisot – peintre)
Très chère Edma
Je profite d’un moment de calme pour enfin t’écrire. Tu devais penser que je t’oubliais.
Eugène fait la sieste. Il est très fatigué et tousse constamment. Notre été dans la villa que nous avions louée à Jersey s’est mal passé pour lui. Ce foutu climat anglo-normand…
Je suis triste petite soeur. Je ne quitte plus le noir du deuil. Ces dernières années ont été bien cruelles pour la famille Manet. Comme tu le sais, en l’espace de trois ans, j’ai perdu ma belle-mère et mes deux beaux-frères, Edouard et son jeune frère Gustave. Je garde toujours une place secrète dans mon cœur pour Edouard Manet. Je lui dois tant ! Je ne cesse de me battre pour la réhabilitation de sa peinture. Un jour, ce grand artiste entrera au Louvre…
Eugène, à son tour, est touché par la maladie. Ses dernières forces il les a utilisées pour m’aider à préparer notre exposition des « impressionnistes » qui s’est tenue avant notre départ pour Jersey du 15 mai au 15 juin dernier. Nous avions loué un local rue Laffitte, au-dessus du restaurant de La Maison Dorée. Dommage que tu ne sois pas venue… Enfin, cela va me permettre de te conter dans le détail ce qui s’y est passé.
Comme le temps passe vite ! C’était la 8ème exposition de notre groupe. Te souviens-tu de notre première exposition il y a douze ans dans les locaux du photographe Nadar ? Jeunes fous, nous nous engagions dans un mouvement pictural qui n’avait pas de nom. Nous étions les peintres du plein air, de l’instant, de la lumière changeante et des émotions troubles. Aujourd’hui, nous sommes devenus officiellement des « impressionnistes » et notre peinture commence à être reconnue.
Contrairement aux autres membres du groupe, je n’ai manqué aucune exposition malgré les critiques et les phrases ironiques. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette aventure dans laquelle je m’étais engagée par goût et par défi. J’étais la seule femme et tous ces hommes m’impressionnaient. J’ai ouvert la voie car deux autres femmes m’ont rejointe à partir de 1879 : Marie Bracquemond que tu connais, la femme du graveur, et Mary Cassatt. Cette américaine est devenue une grande amie. Elle peint le plus souvent, comme moi, des portraits de femmes et d’enfants.
Mary Cassatt – Un coin de loge, 1879, collection privée
Mary Cassatt – Un baiser pour le bébé, 1897, collection privée (je n'ai pu résister à rajouter ce superbe tableau)
Tu me manques Edma ! Rappelle-toi ces journées où nous peignions côte à côte, unies dans un même amour de l’art. Maman nous envoyait des regards courroucés. Elle ne comprenait guère pourquoi ses filles ne s’intéressaient qu’à la pratique de la peinture. C’est si loin aujourd’hui…
Quel désordre ma petite sœur ! Notre groupe d’artistes était sur le point de gagner. La critique se faisait molle. Nous étions devenus des frères et sœurs de pensée. Nous parlions le même langage. Devine… Aujourd’hui, nos amis sont en train de se disperser. Nous ne sommes plus capables de nous entendre. On se bagarre au sein de la même famille. Dissensions, divisions, règlements de comptes, jalousies… L’air devient irrespirable. Eugène et moi, passons notre temps à tenter de les réconcilier. En vain…
Le résultat de ces chicanes est que les meilleurs d’entre nous n’ont pas voulu participer à notre exposition. Monet, Renoir, Sisley, Caillebotte étaient absents. Cézanne aussi, mais lui c’est un solitaire. Tu parles d’un vide ! Leur amour-propre ne supportait pas la présence de Gauguin toujours prêt, celui-là, à jouer les dictateurs.
Le tempérament irascible de Degas n’a pas arrangé les choses. Ses colères étaient fréquentes. Tu connais l’admiration que je porte à son talent, son caractère entier, son intransigeance. C’est un homme terrible. Pourtant, avec moi il est adorable. Je bavarde et ris souvent avec lui. Lorsqu’il approuve une de mes toiles, je suis comblée. Chaque vision de ses danseuses pastellées m’enchante...
Edgar Degas – Danseuses, 1884, musée d’Orsay, Paris
Edgar Degas - Danseuse assise, 1879, musée de l’Hermitage, Saint Pétersbourg
Je crains que cette 8ème exposition ne soit la dernière exposition des impressionnistes. Trop de pagaille et de désaccords…Tous ces hommes ont un caractère de cochon ! Les femmes n’ont pas ces emportements, ces entêtements et cette violence.
Notre vieil ami Camille Pissarro, lui, est venu. Figure-toi qu’il a changé de style récemment. Il peint comme ces jeunes gens qui exposent avec nous cette année. Cherchait-il à se rajeunir ? Mon mari et Degas ne souhaitaient pas la présence de ces jeunes peintres. J’ai dû parlementer longtemps, soutenue par Pissarro, pour qu’ils consentent à accueillir ces peintres rebelles. Ils ont nom Georges Seurat, Paul Signac, Charles Angrand et quelques autres.
Edma, il faut que je te parle de cette nouvelle façon de peindre. Ces gamins disent qu’ils veulent révolutionner l’impressionnisme. Ils n’ont peur de rien. On vient à peine d’arriver et ils veulent déjà prendre notre place !... Ils ont repris nos théories sur la lumière et la touche fragmentée mais, ce qui est curieux, cette touche est devenue chez eux… des points. Des points sur toute la toile posés l’un contre l’autre avec une grande minutie et une patience infinie. Du cousu main comme tes broderies !
Le clou de l’exposition a été une très grande toile peinte par leur chef de file Georges Seurat : Un dimanche à la grande Jatte.
Georges Seurat – Un dimanche après-midi à la Grande Jatte, 1886, Art Institute of Chicago
L’île de la Grande Jatte est un lieu de loisir parisien au bord de la Seine. Ce tableau, qui se voulait un manifeste de cette nouvelle école, captait l’attention des critiques et du public. Imagine-toi une toile de 3 mètres sur 2 mètres couverte de minuscules points scientifiquement répartis. Les gens se bousculaient dans la petite salle. Ils se moquaient, parlaient de « pluie de confettis », de personnages raides ressemblant à des « poupées de bois ». Les critiques lançaient les mots « divisionnisme », « pointillisme ». Les quolibets montaient… C’était pire que lors de notre première exposition impressionniste en 1874 !
Je vais t’amuser... J’ai lu cette semaine dans La Vogue un article publié par le critique Félix Fénéon au sujet de cette nouvelle école. Je ne peux résister à t’en donner quelques extraits. Il parle d’une « méthode néo-impressionniste ». Il tente de justifier les choix techniques de ces peintres en proposant de nombreuses descriptions très drôles de leur style : « versicolores gouttes », « tourbillonnantes cohues de menues macules », « fourmillement de paillettes prismatiques », « menues taches pullulantes ». Je t’en passe… Même Eugène, fatigué, s’est déridé à cette lecture.
J’ai vu récemment Renoir. Il ne veut pas entendre parler de cette technique. « Ils s’essouffleront rapidement, m’a-t-il dit d’un ton péremptoire. »
Et bien moi Edma, j’aime cette peinture !
Je te décris brièvement le tableau de Seurat. Les personnages représentés sont de milieux sociaux divers et sont venus sur l’île pour profiter d’une belle journée. Ils paraissent effectivement un peu figés. Mais l’essentiel n’est pas là… Les contrastes d’ombres et de lumières sont admirablement répartis. Les couleurs, soucieuses les unes des autres par le principe des complémentaires que tu connais bien, vibrent intensément. Il faut regarder le tableau à bonne distance pour que le mélange des tons s’effectue dans l’œil du spectateur. Lorsque notre rétine a effectué le travail de recomposition des couleurs, l’harmonie éclate. C’est lumineux !
Dans le même style que Seurat, son ami Paul Signac est très doué. J’ai apprécié de lui un superbe paysage de neige à Paris ainsi que des modistes originales. Charles Angrand m’a réjouie également avec sa Seine, le matin envahie de brouillard. Tous ces garçons sont des adeptes du « pointillé » et me paraissent promis à un bel avenir.
Paul Signac : Boulevard de Clichy, la neige 1886, The Mineapolis Institute of Arts, Mineapolis
Ces jeunes gens sont également de joyeux lurons. Signac est passionné de canotage. Il possède une embarcation qu’il a appelé le « Hareng saur épileptique ». Certains jours, à l’exposition, il se déguisait en canotier avec chapeau en paille, maillot rayé, manches courtes et biceps saillants. Il venait vers moi et insistait avec forces gestes et paroles pour que je vienne barrer sa yole le lendemain matin sur la Seine. Tu sais, soeurette, que les barreuses sont très recherchées par les canotiers. J’acceptais devant le public amusé. Il faisait également le pitre devant Mary Cassatt qui faillit même, tordue de rire, faire tomber son délicieux tableau Jeune fille au jardin qu’elle s’apprêtait à accrocher. Ces hommes…
Personnellement, j’ai exposé une dizaine d’œuvres cette année dont le jardin de Bougival et une jeune fille à son bain se coiffant.
Berthe Morisot - Le bain, 1885, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown
Comme d’habitude, toutes les toiles présentées par ce vaurien de Degas me plaisaient. Ce vieux célibataire endurci est un coquin ! Il adore peindre les femmes. Toujours des femmes du peuple : blanchisseuses, modistes, lavandières, couturières. Il les peint dans des poses plutôt scabreuses… Il a exposé un pastel Le tub qui montre une femme accroupie se nettoyant le dos avec une éponge. La pudeur bourgeoise était choquée.