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Eugène DELACROIX écrivain

 

Journal – 6. Extraits choisis, année 1847

 

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Eugène Delacroix – Autoportrait au gilet vert, 1837, musée du Louvre, Paris

 

 

     Au début de l’année 1847, Eugène Delacroix se décide à reprendre son journal qu’il avait abandonné en octobre 1824 pour se consacrer exclusivement à son métier de peintre.

    La carrière de l’artiste est à son sommet. Il est mêlé au mouvement intellectuel de son temps et connaît tous les hommes illustres. Dans son journal, écrit dans un agenda, il va parler d’un foisonnement de personnes, dont la plupart vont laisser une place dans le monde de la littérature, de la politique et des arts. Il y traite de tous les sujets : l’art, la littérature, la musique, la nature, la société, l’histoire. Il nous livre l’histoire d’une époque.

 

 

LE JOURNAL

 

 

 

Paris, mardi 19 janvier 1847

 

[…] J’écris ceci au coin de mon feu, enchanté d’avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda, que je commence un jour heureux. Puissé-je continuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions ! J’y verrai souvent ce qu’on gagne à noter ses impressions et à les creuser, en se les rappelant.

 

 

Paris, 25 janvier 1847

 

     Rubens, au 17e siècle, reçoit une commande du  prince-électeur Maximilien Ier de Bavière, sur le thème de la chasse, genre très populaire. Reprenant la composition de « La Bataille d’Anghiari » par Léonard de Vinci, il en fera un ensemble décoratif de 4 tableaux.

   Dans son journal, Delacroix les étudiera et parlera de deux de ces scènes particulièrement spectaculaires : La chasse aux tigres et La chasse à l’hippopotame.

 

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Pierre Paul Rubens – Chasse à l’hippopotame et au crocodile, 1615, Alte Pinakothek, Maxvorstadt, Allemagne

  

[…]

     Au contraire (de la Chasse aux tigres), dans la Chasse à l’hippopotame, les détails n’offrent point le même effort d’imagination ; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d’œuvre d’exécution ; mais son action eût pu être plus intéressante. L’hippopotame, qui est le héros de l’action, est une bête informe qu’aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L’action des chiens qui s’élancent est très énergique, mais Rubens a répété souvent cette intention. Sur la description, ce tableau semblera de tout point inférieur au précédent ; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l’imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu’on y jette les yeux, de même que, dans la Chasse aux lions, elle est toujours jetée dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l’incertitude des lignes.

     Dans la Chasse à l’hippopotame, le monstre amphibie occupe le centre ; cavaliers, chevaux, chiens, tous se précipitent sur lui avec fureur. La composition offre à peu près la disposition d’une croix de Saint-André, avec l’hippopotame au milieu. L’homme renversé à terre et étendu dans les roseaux sous les pattes du crocodile, prolonge par en bas une ligne de lumière qui empêche la composition d’avoir trop d’importance dans la partie supérieure, et ce qui est d’un effet incomparable, c’est cette grande partie du ciel qui encadre le tout de deux côtés, surtout dans la partie gauche qui est entièrement nue, et donne à l’ensemble, par la simplicité de ce contraste, un mouvement, une variété, et en même temps une unité, incomparables.

 

 

Paris, 26 janvier 1847

 

     Dîné chez M. Thiers. Je ne sais que dire aux gens que je rencontre chez lui, et ils ne savent que me dire. De temps en temps, on me parle peinture, en s’apercevant de l’ennui que me causent ces conversations des hommes politiques, la Chambre, etc.

    Que ce genre moderne, pour le dîner, est froid et ennuyeux ! Ces laquais, qui font tous les frais, en quelque sorte, et vous donnent véritablement à dîner… Le dîner est la chose dont on s’occupe le moins : on le dépêche, comme on s’acquitte d’une désagréable fonction. Plus de cordialité, de bonhomie. Ces verreries si fragiles… luxe sot ! Je ne puis toucher à mon verre sans le renverser et jeter sur la nappe la moitié de ce qu’il contient. Je me suis échappé aussitôt que j’ai pu.

 

 

Paris, 4 février 1847

[…]

    Quel dommage que l’expérience arrive tout juste à l’âge où les forces s’en vont ! C’est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à l’exécution.

 

 

Paris, 1er mars 1847

 

Dans le même temps où Delacroix reprend son journal début 1847, il commence une œuvre qui sera un grand motif de satisfaction : « Christ au tombeau ». Grâce à une palette ténébreuse il obtient une nouvelle maîtrise de l’émotion, et ainsi une unité dramatique et plastique qui le satisfont pleinement et qu’il reprendra dans d’autres toiles religieuses.

 

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Eugène Delacroix – Christ au tombeau, 1847, Museum of Fine Arts, Boston

 

    Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Christ au tombeau. C’est la troisième séance d’ébauche ; et, malgré un peu de malaise au milieu de la journée, je l’ai remonté vigoureusement et mis en état d’attendre une quatrième reprise.

     Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d’ensemble qui résulte des masses très simples ? La plupart des peintres, et j’ai fait ainsi autrefois, commencent par les détails et donnent l’effet à la fin.

    Quel que soit le chagrin que l’on éprouve à voir l’impression de simplicité d’une belle ébauche disparaître à mesure qu’on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impression que vous ne parviendrez à en mettre quand vous avez procédé d’une façon inverse.

 

Charles Baudelaire : "L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète ! Il est bien un des rares élus, et l’étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres."

 

 

 

     Suivent quelques pensées diverses…

 

Champrosay, 22 mai 1847

[…]

     Le bonheur matériel est donc le seul pour les modernes. La révolution a achevé de nous fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance physique. Elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit. Une association de brigands se régit aussi bien par ces mots-là que peut le faire une société moralement organisée. Ils n’ont rien de commun avec la bonté, la tendresse, la charité, le dévouement. Les bandits observent les uns avec les autres une justice, une raison qui les fait se préférer avant tout, une certaine égalité dans le partage de leurs rapines qui leur semble justice exercée sur des riches insolents ou sur des heureux qui leur semblent l’être à leurs dépens. Il n’est pas besoin d’y regarder de bien près pour voir que la société actuelle se gouverne à peu près d’après les mêmes principes et en en faisant la même interprétation.

 

 

Paris, 9 juin 1847

[…]

    Chez la plupart des hommes, l’intelligence est un terrain qui demeure en friche presque toute la vie. On a droit de s’étonner en voyant une foule de gens stupides ou au moins médiocres, qui ne semblent vivre que pour végéter, que Dieu ait donné à ses créatures la raison, la faculté d’imaginer, de comparer, de combiner, etc., pour produire si peu de fruits.

     La paresse, l’ignorance, la situation où le hasard les jette, changent presque tous les hommes en instruments passifs des circonstances. Nous ne connaissons jamais ce que nous pouvons obtenir de nous-mêmes. La paresse est sans doute le plus grand ennemi du développement de nos facultés. Le Connais-toi toi-même serait donc l’axiome fondamental de toute société, où chacun de ses membres ferait exactement son rôle et le remplirait dans toute son étendue.

 

 

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Eugène Delacroix – Bouquet de fleurs, 1848, musée du Louvre, Paris

 

 

     Des prosateurs…

 

Paris, 19 septembre 1847

[…]

     Je vois dans les peintres des prosateurs et des poètes. La rime les entrave ; le tour indispensable aux vers et qui leur donne tant de vigueur est l’analogue de la symétrie cachée, du balancement en même temps savant et inspiré qui règle les rencontres ou l’écartement des lignes, les taches, les rappels de couleur, etc. Ce thème est facile à démontrer, seulement il faut des organes plus actifs et une sensibilité plus grande pour distinguer la faute, la discordance, le faux rapport dans des lignes et des couleurs, que pour s’apercevoir qu’une rime est inexacte et l’hémistiche gauchement ou mal suspendu ; mais la beauté des vers ne consiste pas dans l’exactitude à obéir aux règles dont l’inobservation saute aux yeux des plus ignorants : elle réside dans mille harmonies et convenances cachées, qui font la force poétique et qui vont à l’imagination ; de même que l’heureux choix des formes et leur rapport bien entendu agissent sur l’imagination dans l’art de la peinture.

    Les Thermopyles de David sont de la prose mâle et vigoureuse, j’en conviens. Poussin ne réveille presque jamais d’idée par d’autres moyens que la pantomime plus ou moins expressive de ses figures. Ses paysages ont quelque chose de plus ordonné, mais le plus souvent chez lui comme chez les peintres que j’appelle des prosateurs, le hasard a l’air d’avoir assemblé les tons et agencé les lignes de la composition. L’idée poétique ou expressive ne vous frappe pas au premier coup d’œil.

 

Commentaires

  • Son auto-portrait est magnifique, et le bouquet aussi.
    Je n'aime pas trop ce peintre, mais j'aime beaucoup le voyage que tu nous fais faire dans ses écrits.
    Merci !
    Passe une douce journée.

  • Delacroix a sorti la peinture de l’académisme ambiant en ce début de 19e siècle et l’a fait entrer dans le romantisme. Comme souvent certaines de ses toiles sont plus appréciées que d’autres.
    La reprise de mes articles sur son journal de la maturité a pour but de faire connaître le talent de l’écrivain qu’il était. Cela tombe bien car une nouvelle exposition vient de s’ouvrir au musée Delacroix à Paris. Dix étudiantes de l’Ecole du Louvre ont été invitées à s’interroger sur les facettes moins connues de l’artiste. Les citations du journal sont le fil conducteur de l’expo et invitent le visiteur à pénétrer dans l’intimité du peintre.
    Belle journée.

  • ce qui est passionnant est d'avoir les opinions de première main, à chaud donc, d'un artiste sur ses contemporains

  • C'est tout l'intérêt de lire un journal qui permet de suivre au jour le jour l'activité, les rencontres, les pensées, les joies, les doutes, d'un peintre qui, entre deux toiles, recevait et voyait beaucoup de monde. Et sa critique était souvent mordante.

  • Paris, 9 juin 1847 / J'aime beaucoup la réflexion de ce jour qui est très actuelle , ainsi que le bouquet de fleurs que je connaissais pas!! Etonnant de la part d 'Eugène Delacroix!! Bisous Fan

  • Delacroix était un penseur très intelligent et le démontre ce 9 juin. Les hommes ne perçoivent la plupart du temps qu'une petite partie de leur potentialité et ne l'exploite jamais totalement.
    Delacroix a peint de nombreux bouquet de fleurs même si ce n'était pas l'essentiel de sa production. J'en mettrai un autre la prochaine fois.
    Belle journée.

  • À l'instar de Fan, j'apprécie beaucoup sa réflexion, néanmoins teintée de pessimisme, du 9 juin 1847. Elle prouve que le regard que Delacroix portait sur l'homme de son temps confine à la réflexion philosophique. D'autres, de même facture, sourdent de ses écrits qui mériteraient d'être colligées en un petit recueil qui prouverait à la majorité du public non averti que cet immense peintre, - tu as raison de le souligner dans ta réponse à Quichottine ! -, doit AUSSI être approché pour "le talent de l’écrivain qu’il était".

  • Les réflexions philosophiques sont nombreuses dans la correspondance du peintre. Je les mets souvent quand elles m’intéressent.
    Dans les correspondances de peintres, j’ai déjà fait Courbet et Van Gogh, c’est Delacroix qui avait le meilleur style. Mais j’aime bien celle de Van Gogh, vraie, touchante, fouillée souvent, cultivée.
    Comme je le disais à Fan, la nouvelle expo au musée Delacroix cherche à montrer quelques peintures en faisant un rapprochement, comme je le fais, avec les anecdotes tirées du journal.

  • Il est fascinant de plonger dans la pensée d'un artiste en cheminant à travers ses mots, versés sur les pages d'un Journal. C'est un monde très personnel qui s'ouvre aux lecteurs, c'est un voyage qui ne se refuse pas.
    Les mots vibrent donc, savamment choisis par vos soins et les couleurs jaillissent, mouvements effrénés d'inspiration!
    Le mouvement dans l'oeuvre de Delacroix, tellement musical, ardent, vibratoire m'a envoûtée de si longue date...
    Le bouquet de fleurs me happe aussi...
    Pensées pour vous Alain, je ne vous oublie pas concernant votre livre.
    J'ai bien l'intention de me replonger dans ses charmes intenses, dès que se calmeront des impondérables de la vie. Mon époux a perdu son grand-père, la famille est très affectée, les voyages ses succèdent en Charente-Maritime, tri des affaires, choses à régler... plus maladies de personnes très proches et deuils successifs dans nos entourages... Pas le temps de se poser en ce moment, je n'arrive pas à écrire comme je le veux, encore moins à lire, je fais mon possible, cela finira bien par se calmer.
    J'avais rédigé des articles que je n'avais pas encore publiés, je le fais au fil du temps mais ce n'est pas évident.
    Merci pour votre billet plein de passion Romantique, je vous souhaite la meilleure forme possible, avec mes amicales pensées
    Cendrine

  • Je chemine effectivement à travers les mots de Delacroix. En matière de mots, les vôtres jaillissent avec toujours autant de spontanéité, Cendrine.
    J’ai repris le journal qui est devenu, 23 ans plus tard, celui de la maturité de l’homme et de l’artiste. Malheureusement ce trou important dans ses écrits me gêne pour parler des toiles peintes durant cette importante période intermédiaire entre la jeunesse et l’âge mûr.
    La peinture de Delacroix, que certains n’aiment guère parfois, était à son époque une formidable ouverture vers la modernité, sans trop déserter le terrain du classicisme : j’aime ce « Christ au tombeau » présenté dans une palette ténébreuse, un clair-obscur accentuant l’expression pathétique des personnages.
    Je suis désolé pour vous et tous ces problèmes familiaux qui s’accumulent. Cela se calmera et la vie reprendra ses droits…
    Pour mon livre, je dois reconnaître que vous êtes la personne dont l’appréciation m’intéresse le plus. Votre formation et votre sensibilité vous permettent au mieux de comprendre la peinture et les peintres. Je pense que Van Gogh, présenté comme je l’ai fait, vous plaira car, loin des intrigues romanesques superflues, je voulais parler essentiellement de sa peinture et de ses recherches. Cela attire moins les lecteurs...
    J’ai beaucoup aimé votre dernier billet sur ce peintre américain que je ne connaissais pas. Ses femmes sont magnifiques.
    Excellent dimanche, Cendrine.

  • L'histoire de l'art est un immense voyage vers quelque chose qui nous dépasse souvent.

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