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Eugène DELACROIX écrivain

 

La mort de Sardanapale

 

 

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Eugène Delacroix – La mort de Sardanapale, 1827, musée du Louvre, Paris

 

 

     L’artiste reprend son journal en 1847, après l’avoir abandonné durant 23 ans. J’ai donné des extraits du premier journal de l’année 1847 dans mon précédent article. Durant cette période sans journal, nous n’avons pas d’écrits, ce qui est regrettable à mes yeux pour un tableau important « La mort de Sardanapale » peint au cours de l’année 1827.

    Avant de poursuivre le journal dans un prochain article, j’ai voulu aujourd’hui m’arrêter un instant sur cette toile qui ne passa pas inaperçue au Salon de 1827.         

 

 

 

    L'artiste n’a que 29 ans lorsqu’il peint La mort de Sardanapale, peu d’années après ses grandes toiles de jeunesse : Dante et Virgile aux enfers ; Scènes des massacres de Scio, qui avaient déjà sérieusement perturbé les visiteurs et les critiques des Salons annuels. Ceux-ci n’avaient pas de mots assez durs…

   Pour peindre Sardanapale, Delacroix s’est inspiré d’un drame écrit par le poète anglais Lord Byron, l'un des écrivains phare du romantisme, qui avait publié en 1821 en Angleterre un drame — Sardanapalus — traduit en France dès 1822. La scène représentée raconte l’épisode dramatique de la mort de ce souverain légendaire d’Assyrie qui, voyant le pouvoir lui échapper à la suite d’une conspiration, choisit, lorsqu'il se rend compte que sa défaite est inéluctable dans sa capitale assiégée, de se suicider en compagnie de ses esclaves, de sa favorite Myrrha, une esclave ionienne, et de ses autres favorites, après avoir brûlé sa ville pour empêcher l'ennemi de profiter de son bien.

 

    Lorsque je vis cet immense tableau de 4 mètres sur 5 mètres pour la première fois au Louvre, je m’étais beaucoup interrogé.

   J’étais surpris devant la toile car, avant de venir au musée, j’avais lu la critique positive de Victor Hugo : « Ne croyez pas que Delacroix ait failli. Son Sardanapale est une chose magnifique et si gigantesque qu’elle échappe aux petites vues […] » Fort de cette appréciation de notre grand homme, je m’étais déplacé pour voir.

    Décrété chef de file du courant romantique, Delacroix, comme il le faisait depuis ses premières œuvres de jeunesse, et encore plus avec Sardanapale, balayait le classicisme. Ingres, la star du moment avec la pureté de ses lignes, semblait écrasé… L’artiste n’ayant pu finir sa toile à l’ouverture du Salon en novembre 1827, celle-ci n’était arrivée qu’en janvier 1828, avec deux mois de retard. Cette peinture avait été immédiatement qualifiée « d’ouvrages bizarres » ; de « tartouillade » ou d’une « erreur de peintre » par le puissant critique de l’époque Jean Delécluze. Un autre critique parla également : « d’amalgame incompréhensible d’hommes, de femmes, de chiens, de chevaux, de bûches, de vases, d’instruments de toute espèce, de colonnes énormes, de lit démesuré, jetés pêle-mêle, sans effet, sans perspective, et ne posant sur rien ».

   Franchement, j’en étais désolé pour le peintre, lors de ma première vision de l’oeuvre, je n’étais pas loin de penser comme les critiques de l'époque… Je ne comprenais pas cet enchevêtrement dans un espace pictural restreint, la ville brulant au loin emportant le palais, de corps de femmes, de soldats, d’esclaves, de chevaux, objets divers, bijoux, sous le regard indifférent d’un homme habillé en blanc contemplant le spectacle. Il n’y avait plus aucune logique dans la hiérarchie de genre et de rang… Une scène d’holocauste charriant un magma de vie et de mort …

   Je n’arrivais pas à trouver une unité à cette composition perturbée par les distorsions des formes et la perspective.

     En exposant son œuvre, Delacroix lui-même avait donné quelques explications sur ce suicide collectif  qu’il venait de terminer :  

    « Les révoltés l’assiégèrent dans son palais... Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses eunuques et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre. »

     Par dérision, le peintre avait qualifié son œuvre de « massacre n° 2 » en souvenir du désastre critique des ses Scènes de massacres de Scio du Salon de 1824, trois ans plus tôt.

 

    Pensif, je m’étais assis tranquillement sur un banc à distance de la toile pour tenter de faire le point. Il fallait prendre son temps. Je voulais observer la scène, reconstituer les détails un par un. Pourquoi avais-je pensé à l’Olympia, cette prostituée étendue dans le tableau d’Edouard Manet peint 33 ans plus tard ? Je ressentais la même sensualité. Pourtant le thème n’avait rien à voir avec la toile de Manet ?… Etait-ce le modelé des corps dans Sardanapale paraissant en proie à une sorte de spasme sensuel ? Peut-être était-ce l’allure de cet homme étrange en blanc dominant la scène du haut de son Olympe ?

     Je repris chacun des détails en tentant de les isoler.

 

 

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     Tout en haut de l’œuvre, le roi allongé placidement semble contempler le désastre avec plaisir.

 

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     A ses pieds, sa favorite Myrrha, git le dos nu, la tête et les bras écartés sur le lit.

 

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     De l’autre côté du lit, un garde s’apprête à frapper de son épée une esclave aux épaules dénudées.

     Sur la droite, dans le prolongement du couple royal, un garde enfonce son épée peinture,delacroix,louvre,sardanapaledans la poitrine d’une esclave, la plus voluptueuse, nacrée et dorée.

     Le peintre utilisait beaucoup de modèles. Il peint l’esclave poignardée à moitié nue comme il la voit dans son atelier.

 

 

 

 

 

 

 

     Au premier plan, un esclave noir tire un cheval qui paraît coupé en deux.peinture,écriture,delacroix,louvre,sardanapale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Après avoir décomposé méthodiquement les différentes scènes de ce drame atroce, j'avais commencé petit à petit à ressentir la toile autrement.

 

 

    Aujourd’hui, j’ai trouvé les réponses à mes interrogations anciennes. La toile m’apparaît bien différente de la première impression confuse qui m’avait dérangé. J’interprète mieux l’immense suicide collectif que l’artiste avait certainement peint avec délectation.

     En ce début de 19e siècle, Delacroix n’avait pas voulu choquer. Il s’était juste permis quelques audaces comme tout jeune artiste qui veut s’affirmer. Une réussite dans l’immodestie : il avait volontairement bafoué les règles de la composition confondues dans un ensemble totalement désordonné, un fourmillement de couleurs dominées par les ors et les rouges transpercés par endroit de blancs nacrés. La couleur dominait, la luminosité était éclatante. Les rouges profonds passaient graduellement aux roses sur lesquels se détachait la chair laiteuse des torses.

    Le jeune peintre, chef de file de l’école romantique, voulait montrer son savoir faire, son habilité, le talent de son pinceau. Pour cela, il avait empilé sur une même toile tout ce qu’il avait appris et travaillé dans les nombreuses études de ses débuts dans le métier.

     L’inspirations littéraire du tableau correspondait aux déclarations du peintre : Ce qu’il y a de réel pour moi, ce sont ces illusions que je crée avec ma peinture. Ainsi, il s’était laissé emporter par l’effervescence de la création. Il dira plus tard qu’il avait cédé aux facilités de la brosse qui s’égarait.

     A son époque, ce tableau se voulait comme un manifeste dans la querelle entre la peinture romantique représentée par Delacroix et le classicisme ou le néoclassicisme représenté par Ingres. Ainsi Delacroix mettait en avant dans son œuvre ce relâchement des conventions formelles : ce n’était plus les formes et les sujets que l'artiste mettaient en valeur, mais davantage l'intensité des couleurs, des contrastes et de la lumière. Le peintre juxtaposait des taches de couleur qui présentaient une forme uniquement lorsque l’on reculait. Je repensais à l’univers des pointillistes comme Seurat ou Signac, plus tard. Il fallait regarder le tableau à bonne distance pour que le mélange des tons s’effectue dans l’œil du spectateur. Alors l’harmonie éclatait : les contrastes d’ombres et de lumières se répartissaient admirablement et les couleurs vibraient intensément.

 

     La Mort de Sardanapale m’apparaît comme la toile la plus romantique de Delacroix ». 

 

 

 

Commentaires

  • Je ne sais pas mais j'avoue que tes explications m'interpellent.
    Je verrai désormais le tableau autrement.
    Il faut que je retourne au Louvre... :)
    Passe un bon dimanche.

  • Tu ne parais pas convaincue. Il est vrai que ce tableau n’est pas facile au premier regard.
    On aime ou pas. Mais le talent du jeune peintre détonne dans une époque où l’idéal de beauté d’Ingres était l’harmonie des lignes.
    Belle journée.

  • Bonsoir Alain,
    Comme vous, je suis tellement sous le charme de ce tableau qui était, avec la barque de Dante, au coeurd'une de mes dissertations en fac d'histoire de l'art.
    J'ai pris un plaisir immense à lire votre article, toujours aussi passionné et je sens que je ne pourrais dire autre chose de cette oeuvre magistrale que ce que j'avais écrit dans la dissertation évoquée.
    Je vous dépose donc mes mots écrits pour l'Université Michel de Montaigne et que j'avais publiés sur Ma Plume Fée dans Paris il y a un certain temps déjà.

    "La Mort de Sardanapale

    Ode à la fusion de la couleur et de l'arabesque, l’œuvre traduit avec fougue le sens de la liberté et l'audace artistique qui animèrent continuellement Delacroix.
    Fasciné par le Sardanapale de Lord Byron, drame publié en 1821 en Angleterre et traduit en France en 1822, il mit sa palette au diapason avec l'énergie fluctuante des courbes et des lignes.

    Assiégé par ses ennemis, Sardanapale décide de se donner la mort, au cœur de son palais, de manière grandiloquente et voluptueuse. L’œuvre est un déferlement de feu, de corps nus enchevêtrés, de luxe et de sauvagerie. Tout se mêle en ce lieu : les épouses et les esclaves, les soldats, les pages, les chevaux et les chiens, les tissus, l'or et les joyaux qui éclatent en gouttes de sang dans une impitoyable lumière. Delacroix l'alchimiste unit, dans l'athanor de tous les possibles, ce qui a nourri sa technique et stimulé le flux de ses émotions les plus vives : les tableaux des maîtres flamands, italiens, français et anglais, les miniatures en vogue dans l'ancienne Perse, les fulgurances de l'art étrusque, les coutumes réelles et fantasmées de l'Inde des Maharadjahs...

    Immobile et drapé de blanc, Sardanapale domine la scène. Bourreau surhumain, meurtrier de ce qui lui a donné tant de plaisir, il est à la fois sultan et statue antique, point d'ancrage dans un geyser de théâtralité. Pendant qu'il trône sur un lit à têtes d’éléphant dorées, incrusté de joyaux et couvert d’une somptueuse étoffe écarlate, les flammes dévorent ce qu'il a chéri. L'audace est partout. La sensualité et la sexualité triomphent dans les spasmes de lumière, la torsion des corps, les coulées d'ombre et les formes accidentées, les plans tronqués, les diagonales vertigineuses qui scarifient le tableau pour le faire saigner.

    Certains gardes égorgent des femmes à la peau nacrée et aux chevelures opulentes pendant que d'autres beautés se donnent elles-mêmes la mort. Profondément riche et hallucinée, la palette de l'artiste attise l'effroi du spectateur entre veloutés rose pâle, frissons laiteux et rouges chatoyants qui éclatent à la surface de l’œuvre.

    Pendant de longs mois et à travers de nombreuses études préparatoires, Delacroix a analysé avec frénésie les possibilités de chaque corps, les torturant et les érotisant jusqu'à la rupture. Il nous offre ici sa vision complexe et subversive de l'Orientalisme et de l'Antiquité, sujet à la mode suite aux fascinants voyages de Champollion et de Vivant Denon. L'Égypte et la Perse ainsi que les grandes cités de l'Orient hellénisé (Palmyre, Petra, Baalbek...) offrirent aux artistes un profond creuset d'inspiration que Delacroix sut brillamment réinterpréter."

    Merci pour votre publication, je vous souhaite une excellente soirée, amitiés
    Cendrine

  • Oui, Cendrine, je reconnais dans vos phrases votre lyrisme proverbial !
    Ce tableau, comme vous le montrez si bien, et comme je tente rapidement de l’analyser, est une œuvre vraiment foisonnante. Pour la créer, Delacroix a dû puiser dans l’histoire de l’art qu’il connaissait parfaitement. La sensualité des corps, les couleurs : rouge, rose, blanc, or, noir aussi, agressent l’œil. C’est pourquoi ma première vision au Louvre avait été difficile car je ne savais où diriger mon regard dans cet enchevêtrement splendide.
    Comme je le dis à la fin, le littéraire qu’était Delacroix a peint dans une sorte de jubilation cette histoire écrite par Lord Byron. Le peintre s’inspirait d’ailleurs très souvent d’œuvres littéraires pour concevoir ses toiles.
    Les critiques de l’époque, celles des visiteurs également, devaient être très acerbes. C’était tellement nouveau. Cela dérange toujours, on le verra ensuite avec Courbet, Manet et les impressionnistes.
    Merci de m’avoir donné à lire votre excellente dissertation qui dut vous valoir un certain succès à l’époque.
    Belle journée Cendrine.

  • Mais que tu fais bien d'ici porter l'éclairage sur cette toile mal comprise, voire conspuée lors de son exposition au Salon de 1827/28.

    Cet article qui nous donne à voir l'oeuvre par tes yeux et ta sensibilité artistique, permettra effectivement à tes lecteurs de mieux la comprendre, partant, d'autrement l'apprécier qu'à son époque, si j'accrédite les quelques critiques que tu cites, auxquelles tu me permettras d'ajouter l'avis de Théophile Gautier indiqué à la page 78 du catalogue de l'exposition Delacroix de l'année dernière qui osa évoquer une toile peinte "avec un balai ivre".
    Effarant, n'est-il pas ??

  • Je pense que ce tableau fut certainement celui qui attira à Delacroix le plus de commentaires défavorables. De plus, il se permit de débarquer au Salon deux mois après l’ouverture de celui-ci. Gonflé… Pas grave, il était, jeune, beau, avait du talent, et voulait montrer qu’il était bien le chef de file du romantisme. Alors tout est permis.
    « Un balai ivre » Gautier avait raison car Delacroix peignit dans une sorte de frénésie proche de l’ivresse. Il dira d’ailleurs qu’il avait cédé aux facilités de la brosse qui s’égarait.
    Dans ces années 20/30 nous étions en pleine période de recherche romantique dans les arts. Les peintres avant-gardistes cherchaient à bousculer le conservatisme ambiant. Ils s’en sortaient pas mal…
    Belle journée Richard.

  • Merci Alain, magnifiques explications pour ceux et celles qui s'interrogent sur ce tableau!! Bien sur, si l'on ne connaît pas l'histoire que Lord Byron, il est difficile de déchiffrer ce que le peintre (si jeune) avait voulu exprimer! Une époque où le Romantisme pouvait être mal compris! en ce qui me concerne, je trouve que le personnage du roi semble vautré dans sa décision barbare et je le trouve vraiment antipathique!! Mais quel talent cet Eugène!!! Bisous Fan

  • Quel talent, comme tu dis, Fan ! Il fallait oser réaliser une œuvre pareille que personne ne comprenait. Un cheval coupé en deux…
    Il m’a fallu un certain temps pour la saisir dans sa complexité. C’est pourquoi je pense aux néo-impressionnistes Seurat et Signac. Comme pour Delacroix, il fallait du recul pour que la rétine effectue un savant travail de recomposition de l’ensemble.
    Belle journée Fan.

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