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Eugène DELACROIX écrivain

 

Journal – 4.2 Année 1824, Scio : L’oeuvre

 

 

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Eugène Delacroix – Scènes des massacres de Scio, 1824, musée du Louvre, Paris

 

 

      Eugène Delacroix a vraiment beaucoup de chance…

   Pour son premier envoi au Salon en 1822, son tableau « Dante et Virgile aux Enfers » avait été acheté par l’Etat français, ce qui lui avait permis d’entrer dans le tout nouveau musée des artistes vivants au Luxembourg. Malgré le scandale annoncé de sa nouvelle toile « Scènes des massacres de Scio », le comte de Forbin, directeur des Musées royaux, une nouvelle fois, fait acheter le grand tableau, non pas à l’issue du Salon, mais au début de celui-ci.

    Comme prévu, dès l’ouverture du Salon, la polémique enfle et les critiques sont peinture,delacroix,louvre,romantismeparticulièrement violentes. Rien n’est épargné à l’artiste : « massacre de la peinture » ; « il agglomère de la couleur, il peint avec une brosse » ; « peintre barbare dont l’imagination déréglée n’enfante que des blessures hideuses, des contorsions, des agonies, et craint toujours de ne point verser assez de sang ». Ceux qui ne comprennent pas, assimilent le tableau, comme Stendhal et Thiers, à une scène de peste. La confrontation brutale des spectateurs avec des corps étalés au premier plan, dans le tiers inférieur de la toile, alors que le grand paysage derrière occupe les deux tiers de la composition, surprend : « on ne trouve ici qu’un assemblage confus de figures, ou plutôt de demies figures, car aucune n’offre un développement complet ».

 

    Peu de spectateurs dans le Salon ont compris la méthode de travail du jeune artiste. Il s’en explique dans son journal du 7 mai alors que son tableau prend forme.

 

 

Paris, 7 mai 1824

(…)

Mais quand une chose t’ennuiera, ne la fais pas. Ne cours pas après une vaine perfection. Il est certains défauts pour le vulgaire qui donnent souvent la vie. 

Mon tableau acquiert une torsion, un mouvement énergique qu’il faut absolument y compléter. Il y faut ce bon noir, cette heureuse saleté, et de ces membres comme je sais, et comme peu les cherchent. Le mulâtre fera bien.

Il faut remplir ; si c’est moins naturel, ce sera plus fécond et plus beau. Que tout cela se tienne ! O sourire d’un mourant ! Coup d’œil maternel ! étreintes du désespoir, domaine précieux de la peinture ! Silencieuse puissance qui ne parle qu’aux yeux, et qui gagne et s’empare de toutes les facultés de l’âme ! Voilà l’esprit, voilà la vraie beauté qui te convient, belle peinture, si insultée, si méconnue, livrée aux bêtes qui t’exploitent. Mais il est des cœurs qui t’accueilleront encore religieusement ; de ces âmes que les phrases ne satisfont point, pas plus que les inventions et les idées ingénieuses. Tu n’as qu’à paraître avec ta mâle et simple rudesse, tu plairas d’un plaisir pur et absolu. Plus de donquichotteries (petit tableau qu’il vient de terminer) indignes de toi ! Avouons que j’y ai travaillé avec la passion. Je n’aime point la peinture raisonnable ; il faut, je le vois, que mon esprit brouillon s’agite, défasse, essaye de cent manières, avant d’arriver au but dont le besoin me travaille dans chaque chose. Il y a un vieux levain, un fond tout noir à contenter. Si je ne me suis pas agité comme un serpent dans la main d’une pythonisse, je suis froid ; il faut le reconnaître et s’y soumettre, et c’est un grand bonheur. Tout ce que j’ai fait de bien a été fait ainsi.

Recueille-toi profondément devant ta peinture et ne pense qu’au Dante. C’est ceci que j’ai toujours senti en moi !

 

     Delacroix s’attache moins à la forme, à la structure des objets ou des corps offerts à son regard qu’à leur surface, leur couleur.

    La couleur des corps a été obtenue par de longues séances d’observation de nus qu’il a fait poser dans différentes études. La diversité des couleurs de peau, l’idée du « sang mêlé », n’a plus rien à voir avec l’idéal des puretés néoclassiques influencées par la statuaire gréco-romaine.

 

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Eugène Delacroix – Aspasie la mauresque, 1824, musée Fabre, Montpellier

 

     En exposant sa toile, Delacroix a rédigé une notice : « Scènes des massacres de Scio. Familles grecques attendant la mort ou l’esclavage (voir les relations diverses et les journaux du temps ». Il laisse au spectateur le soin de se laisser gagner par la sensation produite par une facture volontairement chaotique provenant, en partie, de la façon dont l’artiste a conçu son tableau essentiellement à partir du modèle.

    L’artiste a peint, non des héros antiques, mais des hommes, des femmes et des enfants de son temps. Il peint un peuple luttant pour sa liberté et non une scène de peste comme beaucoup l’ont interprété. Le mur de personnages prostrés au bas de la toile devant ce grand paysage ne peut espérer aucun secours : ils attendent la mort ou l’esclavage qui leur est promis. La dramaturgie du tableau doit faire comprendre qu’ils appellent à l’aide : celle du spectateur.

   Quel spectacle nous offre l’artiste ? : celui d’un désenchantement, d’une impuissancepeinture,delacroix,louvre,romantisme que la figure christique de l’homme mort au centre de la composition semble personnifier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

     A l’issue du Salon, peu de personnes avaient compris le tableau de Delacroix. Le peintre belge François-Joseph Navez, élève du très classique David, donne une critique peu aimable, mais intéressante, à laquelle Delacroix sera sensible :

     « Le massacre de Scio n’est qu’une intention, cela n’est ni dessiné, ni peint, mais il est impossible de donner une idée plus juste du malheur… »

 

 

     Deux années plus tard, en 1826, Delacroix ne quittera pas la Grèce et peindra une nouvelle toile qui, cette fois, sera d’apparence « beaucoup plus raisonnable ».

   En 1823, alors que la Grèce est en révolution contre l’empire Ottoman, le poète anglais Lord Byron s’engage par les armes, dépense beaucoup d’argent pour porter secours aux insurgés. A cette époque le poète est une star, certainement l’écrivain le plus célèbre en Europe. Il meurt d’une fièvre dans la ville de Missolonghi en 1824 à 36 ans. Dans son sillage, toute une jeunesse romantique, enflammée par ses écrits, avide de gloire, ne pense plus qu’à se battre pour l’indépendance du peuple grec. Victor Hugo écrit « Frères, Missolonghi fumante nous réclame » dans un poème des « Orientales ».

 

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Théodoros Vryzakis – Lord Byron à Missolonghi, 1826, Galerie Nationale, Athènes

 

     Deux après ses « Scènes des massacres de Scio » Delacroix décide audacieusement de peindre une allégorie : « La Grèce sur les ruines de Missolonghi ». Dans son esprit il s’agit d’une réflexion sur le sens de l’histoire. Les habitants de cette ville, où meurt Byron, avaient résisté pendant un an aux troupes ottomanes. La famine et la maladie les décimèrent, mais ils préférèrent se faire exploser plutôt que se livrer. Les survivants furent massacrés ou déportés.

 

 

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Eugène Delacroix – La Grèce sur les ruines de Missolonghi, 1826, musée des Beaux-Arts, Bordeaux

 

 

    Une Pietà… Debout sur un bloc de pierre ensanglanté, l’attitude de la femme, isolée, représente à elle seule tous les malheurs de la ville détruite et de la Grèce. Le combat est terminé : un soldat d’une division égyptienne de l’armée turc paraît à l’arrière plan, peu belliqueux. Effigie statique, poitrine découverte et les bras écartés, elle semble résignée à offrir son corps en martyr.

   Quelques années plus tard, dans sa « Liberté guidant le peuple », le peintre reprendra ce modèle de femme avec la poitrine dénudée menant le peuple sur les barricades parisiennes lors de la révolution de 1830.

 

 

 

     Ce premier journal de jeunesse de Delacroix se termine en cette fin de l’année 1824 avec l’exposition au Salon de « Scènes des massacres de Scio ». Il ne sera repris qu’en 1847. Cela n’empêchera pas l’artiste de noter sur des carnets ses pensées, réflexions, ou des extraits de lectures, qui lui serviront pour le journal de la maturité.

 

 

 

Commentaires

  • Je confirme, tu vas me faire aimer Delacroix. :)
    Merci, Alain.
    Passe une douce journée.

  • Ah je sens une pointe d’intérêt pour Delacroix sourdre… Tu es sur la bonne voie.
    Le journal de jeunesse se termine. Lorsqu’il sera repris le jeune homme volage aura disparu.
    Belle journée.

  • merci, Alain, toujours passionnante la mise en perspective de la peinture dans l'époque et la vie de l'artiste. Un de ces peintres grands reporters lyriques d'avant le cinéma et la photo. Bonne semaine, Alain !

  • Oui, on pourrait assimiler ce tableau à un reportage relatant cette guerre d’extermination d’un peuple par un autre. Toute l’élite européenne et les plus grands écrivains et artistes s’enflammaient. D’autres, comme Byron, partaient pour soutenir les insurgés, suivi par toute une jeunesse exaltée.
    Belle journée Emma.

  • Quel monument que cette toile à l'avant-plan stigmatisant pour la mémoire des générations futures, - qui trop souvent font table rase du passé ! -, le dramatique événement historique que représenta le massacre, en 1822, lors de la guerre de libération de la Grèce du joug ottoman, de bon nombre des habitants de l'actuelle île de Chios ; des milliers d'autres, de tous âges, ayant été déportés et vendus sur les marchés d'esclaves existant encore à cette époque.

    "Zito Eleutheria ! ("Vive la liberté !"), écrit Delacroix dans son " Journal " en date du 12 janvier 1824, reprenant ainsi le cri de bataille des soldats grecs à l'encontre de leurs ennemis.

    Ce "Vive la liberté i", je pourrais presque, avec ce que l'on sait de sa vie d'artiste grâce précisément à ce " Journal " lui en accorder l'augure : en effet, grâce à l'appui et les achats du comte de Forbin, et malgré une opinion publique fort peu amène vis-à-vis de sa façon de peindre, - à propos de cette toile, Antoine-Jean Gros n'évoque-t-il pas, en s'en gaussant et jouant sur les mots : le " massacre de la peinture " ? -, le jeune Delacroix éprouva pleinement la liberté de poursuivre dans la voie qu'il s'était tracée.

  • On parla beaucoup à cette époque de cette révolution des grecs face aux ottomans. Un massacre, révoltant comme toujours, contre lequel s’élevaient les intellectuels et la population européenne. Les français étaient encore marqués par le souvenir de la révolution française, de l’Empire napoléonien, et des massacres engendrés durant ces périodes. Delacroix avait fait ses études au lycée impérial (actuel Louis-le-Grand) et un de ses frères était mort à Friedland.
    J’évoquais au début de l’article la chance de Delacroix dont le tableau avait été acheté par l’Etat avant même le début du Salon. On peut parler de « liberté » car il avait dorénavant une voie royale pour continuer son chemin dans le style qui lui convenait et ainsi engranger de nombreuses et fructueuses commandes, sans tenir compte des critiques.

  • C'est toujours avec un grand intérêt et plaisir que je retrouve ton blog lorsque je le peux!! J'aime beaucoup le fait que tu ais fait remarquer le parallèle entre le tableau "La Grèce sur les ruines de Missolonghi et la "Liberté guidant le peuple"!! Delacroix a une vraie passion pour la "femme", et la sacralise dans ces deux tableaux !Une très belle allégorie de la résistance !!Merci Delacroix Bisous Fan

  • Tu sembles très préoccupée par tes occupations, Fan, ces temps ci. Les beaux jours…
    Tout le monde en profite. Je reviens de Bretagne où la mer était limpide et presque chaude. Je crois avoir battu mon record de natation en mer.
    N’est-ce-pas qu’elle est belle cette femme s’offrant comme martyr dans les ruines de la ville grecque. Il s’agit de Laure, un des nombreux modèles qu’il recevait régulièrement. Et je crois que celle-ci était une de ses préférées car il la peignait souvent. Que deviendraient les peintres de cette époque sans les femmes qu’ils représentaient sous toutes les coutures…
    De nos jours, nous avons complètement oublié cet épisode du combat du peuple grec contre l’armée turque. Delacroix nous permet de le revivre.
    Bon week-end ensoleillé.

  • Bonsoir Alain,
    Tellement d'intensité à travers ces personnages, les regards m'ont toujours impressionnée...
    La force dans le désespoir, l'atteinte à la dignité de l'être et pourtant demeure quelque chose du feu de vie originel dans ces prunelles qui brillent d'une âme sombre sous le pinceau du maître.
    Donner vie à l'indicible avec la rage des couleurs, une rage qui ne crie pas, elle se vit comme une reptation dans les veines, c'est l'effet que ça me fait... Elle est d'autant plus ardente et brillamment exposée!
    Merci à vous Alain pour ce voyage qui se poursuit à travers les oeuvres de Delacroix et l'intime du Journal ouvert au monde.
    Belle soirée, bien amicalement!
    Cendrine

  • Vous exprimez avec beaucoup de talent, Cendrine, ce que justement Delacroix voulait exprimer dans ses toiles. Plus que le combat historique que relataient les journaux, ce qui l’intéressait essentiellement était de saisir les personnages dont la présence incarnée faisait l’histoire.
    Il répétait souvent dans son journal qu’il croyait en un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Exactement ce que vous dites : « donner vie à l’indicible, une rage qui se vit comme une reptation dans les veines ». Delacroix ne l’aurait pas dit autrement.
    Excellent week-end Cendrine.

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