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De la passion adolescente à la mélancolie dernière

 

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Eugène Delacroix - Autoportrait (l’artiste a 17 ans), 1816, Musée des Beaux-Arts, Rouen

 

     Romantique, Delacroix l’est tout jeune… À 17ans… Deux jours de suite, les 20 et 21 août 1815, il écrit à son ami Achille Piron. J’ai déjà publié la première lettre que je montre à nouveau avec celle envoyée le jour suivant dans la continuité de la première. La passion amoureuse anime le futur emblème du romantisme dont la qualité littéraire est déjà très présente.

 

Lettre à son ami Achille Piron, le 20 août 1815

 

Que de choses j’aurais à te dire, mon bon ami, si je n’avais pas perdu la tête, mais malheureusement voilà mes anciennes folies qui me reprennent et tu n’as pas de peine à deviner pourquoi. Quel moment que celui où on revoit après des siècles, un objet qu’on croyait avoir aimé et qui était presque entièrement effacé du cœur… Au milieu de tout cela je tombe de mon haut quand je songe à l’empire que j’ai eu sur moi-même hier dans cet instant délicieux et terrible qui m’a réuni pour quelques minutes à celle que j’avais eu l’indignité d’oublier. Il m’arrive souvent qu’une sensation morale, de quelque nature qu’elle soit, ne me frappe guère que par contrecoup, et lorsque livré à moi-même ou rentré dans la solitude de mon âme, l’effet s’en renouvelle avec plus de force par l’éloignement de la cause. C’est alors que mon imagination travaille et que, contraire à la vue, elle agrandit les objets à mesure qu’ils s’éloignent. Je m’en veux de n’avoir pas joui avec assez de plénitude de l’instant que le hasard m’a procuré ; je bâtis des châteaux de chimères et me voilà divaguant et extravagant dans la vaste mer de l’illusion sans bornes et sans rivages. Me voilà donc redevenu aussi sot qu’auparavant. Dans le premier instant mon cœur battit d’une force… Ma tête se bouleversa tellement que je craignis de faire une sottise : je ne faisais pas un pas sans songer que j’étais près d’elle, que nos yeux contemplaient les mêmes objets et que nous respirions le même air : lorsque je lui eus parlé et que tu m’entraînas dans l’autre salle… je t’aurais, je crois, battu et néanmoins je n’étais pas fâché d’un autre côté de m’éloigner d’elle, mais je crois que l’enfer et les démons ne seraient par parvenus à me faire quitter cette maison bienheureuse tant que j’y aurais su ma Julie. Et puis ces habits noirs, cette tête pâle et défaillante, ces tombeaux, ce froid vague qui me saisissait, cette mort que je voyais partout, ces charmes pleins de jeunesse et rayonnants de beauté, ce pied vif et léger qui foulait les froides reliques de mille générations et la poussière de quelques tyrans… que de sensations, que de choses… Une tête plus forte que la mienne n’y eût pas résisté, et ma foi, à quoi bon s’arracher de l’âme un sentiment qui la remplit si bien, qui cadre si bien avec mes idées.

Peu à peu mes sens se rassirent : nous parlâmes, nous fîmes quelques plaisanteries, cela me calma, mais dès que je t’eus quitté, mon esprit et mon cœur furent tout aux petits Augustins.  Enfin que veux-tu, je suis le plus grand des fous ; moi, je m’en moque, il faut que je la voie, il le faut, je donnerais le diable pour en venir à bout. Tu sais à peu près à quels termes j’en suis avec elle, elle m’a contemplé hier avec une certaine attention et une fréquence qui persuade à ma vanité que je ne lui suis pas indifférent, tandis que d’un autre côté, je n’y vois qu’une simple curiosité. Il faut dans tout cela me donner au plus vite ton avis, il faut éclaircir tout ceci. Je t’en supplie par l’amitié que j’ai pour toi, cherche, travaille de ton côté, retourne-toi l’esprit de mille manières pour me trouver le moyen de la voir, de lui parler, de lui écrire. Voilà de belles choses, d’étranges folies. Que dirais-je dans un an, dans un mois peut-être si je voyais une misérable lettre comme celle-ci. Mais je suis jeune et… non je ne suis pas encore amoureux : mais c’est à toi à décider si je dois le devenir ou non.

Réponds moi au plus vite, sur-le-champ, cherche, médite. Songe que je suis sur les épines, j’ai grand besoin que Cupidon jette  sur moi un regard de compassion, car je me vois bien loin de mon but.

Écris, écris, écris et surtout que je la voie.  Que d’obstacles ! Que de barrières à surmonter.

 

Eugène

 

 

Lettre à Achille Piron – le 21 août 1815

 

L’as-tu éprouvé, mon ami, cette fièvre du cœur, ce délire de la raison et des sens qui remplit tout notre être de ce mélange inconcevable de souffrance et de délices ; il faut sentir comme moi cet orage tumultueux qui gronde dans mon sein lorsque la moindre pensée vient me rappeler un cher souvenir. Parler morale, philosophie, tranquillité d’âme aux passions, c’est vouloir éteindre un édifice en flammes avec un verre d’eau. Ce n’est pas avec des émolients, des dulcifiants, des anodins et tout le petit étalage subalterne des médecins qu’on guérit les fous.  C’est en les jetant par les fenêtres ou en les assommant. Ce n’est pas que je me soucie d’être assommé pour les beaux yeux d’une princesse, mais il me faudrait à moi des remèdes violents. Malheureusement, je le sens trop, il n’en est qu’un pour moi, c’est le temps. Il faut attendre que le bouillonnement s’apaise ; que les jours et les mois viennent, dans leur succession monotone, user les sensations en effaçant l’image. C’est une chose terrible que de ne pouvoir compter même sur l’ignorance. Lorsque ma tête a bien travaillé et que, tout rempli d’illusions riantes, je jette les yeux devant moi sans y voir d’avenir, c’est alors que je me désespère. Je ne connais rien d’effroyablement atterrant comme l’impuissance ; se dire je t’aime… mais sans espoir, sans moyens, sans espoir en un mot… Voilà qui est fait pour écraser un homme.

Hier, tout plein encore de mon délire, je pris la route de ce faubourg St-Honoré et je me mis à chercher la fatale rue d’Anjou. Je parvins à la déterrer, j’allai, je vins, je passai plus de dix fois devant cette terrible maison, regardant aux fenêtres, dans la cour, dans le jardin, partant, revenant encore au risque de se faire fusiller par un escogriffe d’Autrichien qui montait la garde à cette porte et qui me prenait peut-être pour un conspirateur. Deux ou trois fenêtres étaient ouvertes et éclairées. Je vis de loin des ombres se dessiner sur le plancher. Mon Dieu, que j’aurais donné quelque chose pour la voir une seconde, mais il fallut s’arracher, le cœur bondissant d’amertume. J’allai derrière la maison pour reconnaître un tant soit peu les lieux et voir si le jardin n’offrirait pas quelque derrière favorable à mes petits desseins. Je ne trouvai rien. Il fallut renvoyer mes recherches à un autre jour, et je fus chassé par la nuit de cet endroit infernal. Aujourd’hui je suis étonné de me trouver plus tranquille. Je ne sais si le soleil avait rafraîchi la tête (car, ne t’en déplaise, l’amour ne m’empêche pas de dormir), je fus étonné de mon calme, quoique de temps en temps je me sentisse de légers accès. Tout d’un coup, l’idée me vint d’aller aux petits Augustins… Ah ! mon ami : il eût fallu voir ma mine allongée en allant faire ma cour à tous les endroits où je l’avais vue s’arrêter quelques instants. Heureux pavé !… Non, je ne dis rien de plus, car je ne sais ce que je pourrais imaginer de pire. Heureux pavé !… Marbres terribles !… Si vous aviez des yeux et un cœur.

Bref, mon cher ami, me voilà à peu près de même. Je me suis rappelé une foule de circonstances de ce jour dernier et de nos dernières entrevues il y a quelques mois et comme il faut que je m’éclaircisse enfin sur tout cela et que j’en prenne une bonne fois mon parti, j’ai dressé un petit plan que je lèche tous les jours et que je cherche de tout mon cœur à rendre praticable. J’espère la revoir, mais le terme est si long… Cela me renvoie à cinq jours au moins, et d’ici là je n’y penserai peut-être plus.

Mon bon ami, je te le répète : travaille de ton côté à améliorer ma situation. Trouve aussi quelque moyen honnête de me la faire voir, je t’en supplie. En le combinant avec le mien, nous en pourrons peut-être faire un tout supportable, et sois persuadé que tu me rendras un plus grand service, qu’en faisant de moi par tes conseils, le plus sage et le plus posé des hommes.

Ton cher ami,

 

EUGÈNE DELACROIX

 

P.S. — Me répondre le plus tôt possible. Je ne sais si mes lettres te fatiguent, mais il faut que je me décharge un peu de ce qui me pèse. Si je m’en croyais, je ne ferais que cela toute la journée parce que tu es le seul à qui je puisse parler de tout ce qui m’arrive.
Réponds donc vite et surtout ne viens pas les mains vides.

Je t’aime de tout mon cœur.

 

 

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Félix Nadar – photographie d’Eugène Delacroix à 60 ans, 1858

 

 

     Un avant son décès, Delacroix s’épanche mélancoliquement sur sa vie.

     47 années séparent la lettre ci-dessous des lettres adolescentes écrites lorsqu’il a 17 ans à Achille Piron. La qualité littéraire est restée semblable.

 

 

Lettre à Charles Soulier - 1862

 

Nous sommes si rapides, nous sommes si volages, l’existence nous fuit si vite, que nous nous repaissons avec délice de ces moments où le torrent a coulé dans une plaine charmante, et où il n’a réfléchi qu’un ciel pur. Me comprends-tu ? Il me semble pour suivre mon idée que notre triste vie, comme une source tantôt bourbeuse, tantôt claire, arrache de petites paillettes d’or dans les situations heureuses où elle se trouve. Elle les roule au milieu des soucis et des regrets. Quand nous reposerons-nous, délivrés de soucis et de travaux, pour ne jouir que de nous mêmes ? Qu’en penses tu, ami ? Ce temps là n’arrive jamais. Les tendons deviennent des cartilages. Les cartilages deviennent os. Les rhumatismes nous fixent sur nos fauteuils et nous rendent chagrins et grondeurs. La cervelle n’a plus cette flexibilité qui permet à l’imagination ses caprices et ses fantaisies fixés uniquement sur le sentiment de nos souffrances et de notre vie qui s’éteint. Le souvenir de nos douces affections, s’il parvient quelquefois à briser toute cette glace, et à montrer sa tête au dessus du marais, n’excite que notre bile amère. Adieu les plaisirs simples, les épanchements qui rafraîchissent le sang. Les autres goûtent du plaisir, nous sommes plus tristes, et nous, nous n’en goûtons aucun.

 

 

Commentaires

  • SUPERBES !!

    Important de nous donner à lire (ou relire pour la première d'entre elles) ces lettres de Delacroix, Alain, pour magistralement opposer deux moments de vie : en lisant les deux premières à l'instant, j'ai retrouvé, toutes proportions gardées, des émois de mon adolescence ; et en découvrant la dernière, entendre quelques écho de mon propre moment présent.

    Ce qui me perturbe, c'est qu'il l'a écrite un an avant de mourir ...

    :)

  • C’est effectivement ce qui m’a intéressé, Richard : montrer l’adolescent enfiévré ; puis l’homme vieillissant qui s’interroge sur son existence et les problèmes physiques venus ou à venir.
    On retrouve dans ses lignes des échos de nos vies. Cette superbe écriture en fait un artiste complet : un grand peintre mais également un formidable écrivain. J’aime la fin de sa lettre à Soulier : « Le souvenir de nos douces affections, s’il parvient quelquefois à briser toute cette glace, et à montrer sa tête au dessus du marais, n’excite que notre bile amère. Adieu les plaisirs simples, les épanchements qui rafraîchissent le sang. » Il meurt un an plus tard de la tuberculose à 65 ans.
    Le plus étonnant est que le style de l’écrivain est le même à presque 50 ans d’écart.

  • c'est très émouvant de lire des lettres, témoignages vivants, vibrants , on a l'impression de connaitre leurs auteurs. On écrivait beaucoup autrefois et on décrivait longuement ses sentiments...

    Cette période parait proche de nous, et on en connait les acteurs "en vrai", grâce à l'explosion de la photographie, du cinéma, on peut voir Rodin sur YT...

    De plus la vie artistique est effervescente et intense, avec les salons, les querelles, on a l'impression que les artistes de cette époque ont inventé le concept des "people" ( http://eperluette.over-blog.com/search/People%20d%27antan/ )

    Merci, Alain pour ces précieux témoignages

  • Les gens, surtout les jeunes, de nos jours, ne savent plus écrire. Pas le temps, si on loupait la dernière image à la télé ou sur Facebook. Après leur mort, il ne restera rien de leur vie, leurs souvenirs, ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont fait ou aimé…
    C’est pour cela que j’aime ce 19e siècle qui voyait les personnes s’écrire longuement et les artistes, écrivains, musiciens, peintres (les plus doués Delacroix et Van Gogh) rivaliser en talent littéraire.
    J’ai bien aimé ta publication dans Calaméo sur Nadar. Il fut en grand photographe qui, de nos jours, aurait fait fortune dans nos journaux people. Je ne connaissais pas ses nombreuses aventures en ballon. J’avais surtout retenu la première exposition impressionniste de 1874 qui eut lieu dans ses locaux du 35 boulevard des capucines à Paris.
    Belle journée Emma.

  • Superbe écriture dont on se délecte, c'est peu rare désormais!! En cherchant les noms des destinataires sur Google, je me suis aperçue qu'il existe des sites concernant les lettres d'auteurs, de plus, j'ai lu que Delacroix avait fait de Piron son légataire universel!! On peut dire que Delacroix était fidèle en amitié!! Je ne sais si il a eu l'amour de sa Julie mais on ne lui connaît pas de vie privée avec une femme! sans doute déçue par celle-ci!! On le classe dans les Romantiques, certes, il avait un esprit rebelle et aimait se torturer l'esprit mais de cela , il nous a offert une oeuvre magnifique et je l'en remercie!!Bisous Fan

  • Delacroix avait un talent littéraire incroyable, surtout à 17 ans, et ses lettres à Piron, qui deviendra effectivement plus tard son légataire universel, sont d’un niveau digne des meilleurs écrivains de l’époque.
    Adolescent, le peintre vivait passionnément des aventures féminines. Ensuite, celles-ci ralentirent. Il sortait beaucoup, peignait énormément, laissant peu de temps aux femmes. Déçu… Peut-être… Il terminera sa vie avec sa fidèle servante dans son appartement de la rue Fürstenberg non loin du Louvre qui est devenu un musée.
    Il a laissé une œuvre importante aussi bien littéraire que picturale, ce qui est peu courant. En écrivant son journal, il s'appliquait dans son écriture, sachant bien que celui-ci serait publié après lui.
    Beau week-end Fan
    Si tu vas à la mer n'oublie pas ton chapeau...

  • Quand on ouvre une lettre, on respire des instants de vie, des instants puissants qui se dévident comme un fil soyeux, exprimant l'intime, amenant l'Autre à Soi par un jeu d'écriture enfiévré. La fièvre est là, crépitante, dans la première lettre, ardeurs d'adolescence qui au fond ne meurent pas mais se transforment, évoluent au gré des années. Du feu de lave au feu de tourbe, ainsi nous allons, d'âge en âge et le Romantisme est un mouvement artistique qui se prête à merveille à ces variations de l'être.
    Delacroix et son ami, des mots et des moments privilégiés, merci de nous donner à les lire.
    Moi qui aime tant les lettres... J'ai eu la chance de connaître de très intenses relations épistolaires : avec mon mari quand nous étions meilleurs amis garçon/fille puis amants passionnés, on s'écrivait des « kilomètres » de papier au stylo plume, on s'écrit encore et toutes ces lettres me réjouissent.
    L'écrit a toujours été là...
    Avec mes amies d'enfance et d'adolescence, nous avons partagé une profusion de lettres, de cartes et aujourd'hui on s'écrit encore, sur papier à lettres et aussi par mails, des mails qui sont de vraies lettres. Certains de nos mails font une dizaine de pages A4 !!! Et nous nous écrivons de façon très littéraire, avec de belles phrases... Il faut dire aussi que nous avons toutes fait des études de Lettres à l'Université Michel de Montaigne à Bordeaux, nous sommes donc des littéraires dans l'âme, ceci explique cela...
    Merci pour ce bel article oscillant autour du thème de la lettre et des âges de la vie, je vous souhaite un bon week-end avec quelques notes de fraîcheur bienvenues, si possible...
    Amitiés
    Cendrine

  • On voit, Cendrine, que vous avez fait des études littéraires et artistiques. Cela se sent dans tous vos écrits que nous lisons dans vos commentaires et articles.
    C’est rare, et c’est une chance, les couples mariés comme le votre qui continuent inlassablement, comme autrefois, à s’écrire encore passionnément.
    J’ai toujours pensé que l’écrit rapprochait plus que la voix. Les discussions parlées vont trop vites et sont souvent confuses. Par écrit nous prenons le temps de réfléchir, nos réflexions sont plus fouillées, plus profondes.
    Dans certains mails, aujourd’hui, des correspondances semblables à celles des grands écrivains sont échangées parfois. Malheureusement que restera-t-il de celles-ci dans nos ordinateurs, blogs, ou sauvegardes numériques. Le temps fera son œuvre comme pour ces anciennes photos, que je regardais récemment, qui, fanées, n’ont plus de couleurs et vont s’effacer.
    J’espère que votre traitement vous apporte un peu de soulagement, et la chaleur qui arrive tôt cette année n’aide pas.
    Le jardin semble heureux et nous récompense de coloris somptueux.
    Beau week-end.

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