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Genèse de l'impressionnisme

14. Guy de Maupassant – Un écrivain canotier

 

 

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Anthony Morlon – Les canotiers de la Seine, 1865, musée Fournaise, Chatou

 

     En cette fin de 19ème siècle, le grand divertissement des parisiens est le canotage sur les cours d’eau parisiens comme la Seine et la Marne.

     A partir des Années 1873, jusqu’à son décès en 1893, Guy de Maupassant était un fervent adepte de ce sport-divertissement. Il fait construire plusieurs canots. Il gare souvent ceux-ci chez Fournaise à Chatou. Il écrira plusieurs nouvelles sur le canotage et les canotiers dans lesquelles il croque ce petit monde des bords de l’eau, la Grenouillère et le restaurant Fournaise : Mouche, Yvette, La Femme de Paul, Sur l’eau

 

     29 juillet 1875 – Maupassant fait part à sa mère de son intention d’écrire plusieurs nouvelles sur le canotage :

« Ma chère Mère,

… Il fait aujourd’hui une chaleur torride et les derniers parisiens vont bien certainement se sauver. Quant à moi, je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats et les grenouilles ont tellement l’habitude de me voir passer à toute l’heure de la nuit avec ma lanterne à l’avant de mon canot qu’ils viennent me souhaiter le bonsoir. Je manoeuvre mon gros bateau comme un autre manoeuvrerait une yole et les canotiers de mes amis qui demeurent à Bougival sont supercoquentieusement esmerveillés quand je viens vers minuit leur demander un verre de rhum. Je travaille toujours à mes scènes de canotage dont je t’ai parlé et je crois que je pourrai faire un petit livre assez amusant et vrai en choisissant les meilleures histoires de canotiers que je connais, en les argumentant, brodant, etc… »

 

     Dans une lettre, il est sermonné par Gustave Flaubert : « Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de putains ! Trop de canotage ! Trop d’exercice ! Oui, monsieur ! (…) Vous êtes né pour faire des vers, faites-en ! Tout le reste est vain ».

 

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Charles Edouard de Beaumont – gravure Le Charivari, 19e, musée Fournaise, Chatou

 

      En 1887, à Chatou, Maupassant allait recevoir des amis pour une partie de canotage.

« Je suis bien entrainé, il y a de la force là-dedans et c’est naturel. J’ai tant canoté et tant fait d’exercices physiques de toutes sortes ! Malgré cela, mes mains ne sont pas développées, mais cela n’empêche pas la force… Dans ma poitrine aussi, il y a du souffle et de la résistance, choses que n’ont pas tous ces canotiers d’occasion… »

 

    Maupassant aime recevoir ses amis et ses amies à Chatou chez Fournaise. Il fréquente l’établissement jusqu’en 1889, avant que sa santé ne commence à décliner. Il écrit :

« Je vous emmène demain à Poissy, où j’ai fait transporter mes bateaux ; car, à Chatou, ce n’était plus tenable à cause du voisinage. Il y avait trop de demi-mondaines. Je le regrette pour Alphonse et Mme Papillon (les enfants Fournaise) qui ont toujours été très gentils pour moi et prenaient grand soin de mes bateaux ».

 

 

 

Extraits de nouvelles de Guy de Maupassant sur le canotage et ses plaisirs :

 

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Anthony Morlon – Les canotiers de la Seine, 1865, musée Fournaise, Chatou

 

MOUCHE

 

« Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah l la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage et d’immondices. Je l’ai tant aimée ; je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue ! Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde.

Comme d’autres ont des souvenirs de nuits tendres, j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le cœur ; et j’ai des souvenirs de lune argentant l’eau frémissante et courante, d’une lueur qui faisait fleurir tous les rêves. »

 

 

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Victor Geruzez dit Crafty – dessin de La Grenouillère de l’île de Croissy, Le Monde Illustré ,1869

 

 

LA FEMME DE PAUL

 

«  (…)

L’immense radeau, couvert d’un toit goudronné que supportent des colonnes de bois, est relié à l’île charmante de Croissy par deux passerelles dont l’une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, tandis que l’autre en fait communiquer l’extrémité avec un îlot minuscule planté d’un arbre et surnommé le « Pot-à-Fleurs », et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains.

Le bras de la rivière (qu’on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, d’embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l’onde immobile, se croisant, se mêlant, s’abordant, s’arrêtant brusquement d’une secousse des bras pour s’élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.

(…)

Dans l’établissement flottant, c’était une cohue rieuse et hurlante. Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes, s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.

(…)

Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour, et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations vermoulues que les coups d’épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage. 

(…)

C’est, avec raison, nommé la Grenouillère. À côté du radeau couvert où l’on boit, et tout près du « Pot-à-Fleurs », on se baigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu’amplifiées par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, regardent d’un air méprisant barboter leurs sœurs.

Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tête. Ils sont peinture,canotiers,la grenouillère,maupassant,fournaiselongs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d’olivier, courbés en avant ou rejetés en arrière par l’ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l’eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café. »

 

 

 

 

 

  

 

19e – lithographie : Voici l’agent de change, c’est le moment de piquer une tête pour faire sa connaissance

 

 

YVETTE

 

« (…) En face de la demeure, l’île de Croissy formait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et on voyait un long bout du large fleuve jusqu’au Café flottant de la Grenouillère caché sous les feuillages. 

Le soir tombait, un de ces soirs calmes du bord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles qui donnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait les branches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie et claire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, il faisait tiède, il faisait bon vivre. La fraîcheur bienfaisante des berges de la Seine montait vers le ciel serein.

 

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Eugène Courboin – Embarque!, 19e, musée Fournaise, Chatou

 

(…)

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée en parc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous les hauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots. C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents.

Une rumeur lointaine et continue de voix humaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissement cher aux canotiers.

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immense bateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuple de femelles et de mâles attablés et buvant ou bien debout, criant, chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un piano geignard, faux et vibrant comme un chaudron.

De grandes filles en cheveux roux, étalant, par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge et de leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, aux trois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

D’autres dansaient éperdument en face de gaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’un maillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme des jockeys.

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et de poudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

Les buveurs, autour des tables, engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts et criaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent de faire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et le cerveau pleins de vacarme.

De seconde en seconde un nageur, debout sur le toit, sautait à l’eau, jetant une pluie d’éclaboussures sur les consommateurs les plus proches qui poussaient des hurlements de sauvages.

Et sur le fleuve une flotte d’embarcations passait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grands coups d’aviron par les rameurs aux bras nus, dont les muscles roulaient sous la peau brûlée. »

 

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Henri Guydo – dessin A la Grenouillère, 1902, journal Le Rire

 

 

Commentaires

  • Merci beaucoup pour cet article et les illustrations ...il est peut être difficile en cette période de crues de canoter ....vivement les beaux jours ....

  • Même dans les périodes sans crues, aujourd'hui, le canotage, comme il était pratiqué au 19e, a presque disparu. Les loisirs ne sont plus les mêmes.
    Belle journée.

  • Tu me fais découvrir des textes de Maupassant que je ne connaissais pas. Merci !
    Des tableaux que j'aime aussi. :)
    Passe une douce journée.

  • Maupassant a beaucoup écrit sur le canotage qu'il pratiquait assidument. Les nouvelles dont je parle sont parmi les meilleures de l'écrivain.
    Belle journée.

  • Comme tu rends vivante cette époque en mettant en scène tous les artistes. Et avec Maupassant, tu as un reporter de premiers main ! Il semble balancer entre libertinage (euphémisme ? ) avéré et puritanisme affiché "Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. ""Il y avait trop de demi-mondaines."
    supercoquentieusement : De manière admirable, magnifique, en parlant des personnes. Avec une connotation burlesque ou ironique.
    merci, Guy et Alain pour la découverte de ce joli mot.
    bonne semaine, Alain

  • Maupassant est l'un des mes écrivains préférés. Un canotier amoureux de cette région de Seine dont il connaissait tous les recoins qu’il sillonnait en bateau.
    Il était un libertin avéré et fréquentait assidument les lieux de plaisir de la Grenouillère et la maison Fournaise où il pouvait assouvir ses besoins de nouvelles rencontres féminines. Il a superbement décrit ces lieux dans ses magnifiques nouvelles dont je n’ai montré que quelques extraits.
    Sur les murs de la maison Fournaise une tête de chien avait été dessinée. Maupassant, à côté, traça un poème qui averti des dangers d’une vie trop hédoniste :

    "Sauve-toi de lui s’il aboie;
    Ami, prends garde au chien qui mord
    Ami prends garde à l’eau qui noie
    Sois prudent, reste sur le bord.
    Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
    On souffre trop le lendemain.
    Prends surtout garde à la caresse
    Des filles qu’on trouve en chemin.
    Pourtant ici tout ce que j’aime
    Et que je fais avec ardeur
    Le croirais-tu? C’est cela même
    Dont je veux garder ta candeur."

    2 juillet 1885 La Fournaise, Chatou
    Guy de Maupassant

    Je ne connaissais pas le mot supercoquentieusement qui donne un côté très savoureux à la phrase et n’est pas facile à prononcer.
    Belle journée Emma

  • Magnifique post sur Guy de Maupassant, un sacré gaillard normand qui aimait la vie et ne cédait à aucun parti politique!! Je ne savais pas qu'il était décédé suite à la "syphilis" comme Alphonse Daudet!!!Il faut dire qu'à cette époque, il n'y avait pas de quoi vraiment se soigner!!!J'aime beaucoup le choix de tes écrits et les illustrations adaptées!!! Bisous Fan

  • Manifestement Maupassant était un sacré gaillard – surtout avec les femmes – qui profitait au maximum des loisirs que lui offraient ces lieux de débauche, sa distraction préférée après ses longues périodes d’écriture.
    Comme beaucoup d’hommes à cette époque, la liberté des mœurs entrainait souvent la syphilis, cette grave maladie qui débouchait, comme pour l’écrivain, par le décès prématuré. Il mourra à moitié fou, ce qui est terrible pour un des écrivains les importants du siècle.
    J’aime bien les illustrations et caricatures dont les journaux se régalaient.
    Belle journée Fan.

  • Au-delà du fait que j'ai appris un nouveau mot : "caleux", avec un seul L, j'ai bien ri en lisant le "Trop de putains" dans l'injonction de Flaubert qui entame ton bel article, Alain, ton beau partage d'extraits de Maupassant ici proposés en guise, à mes yeux, d'une "réhabilitation" dont il a bien besoin car il me semble qu'il n'est malheureusement plus beaucoup lu de nos jours par la jeune génération.
    Il faut lire la correspondance de Flaubert, pas piquée des vers, lire aussi la relation qu'il a donnée de son "Voyage en Égypte" avec Maxime du Camp, - à tout le moins la version non-expurgée qu'a publiée Pierre-Marc de Biasi chez Grasset en 1991 -, dans laquelle il ne se prive pas d'évoquer les almées rencontrées, pour évaluer avec beaucoup de circonspection son conseil au "jeune homme" Maupassant ...

  • Ah les femmes ! Maupassant les aimait effectivement beaucoup, ce que lui reprochait son maître et qui ne lui réussira guère plus tard. Flaubert, lui-même, dans son importante correspondance et des lettres sur son voyage en Orient, montre largement que le maître égalait l’élève sur le plan de sa vie érotique. Madame Bovary ne serait-elle pas un genre d’autobiographie…
    Je ne sais pas si Maupassant se lit moins aujourd’hui. Sur Litterature Audio, de nombreuses nouvelles de Maupassant semblent très suivies. Sans oublier « Bel Ami ».
    J’aime beaucoup Maupassant, un de nos tout meilleurs écrivains. Les extraits des nouvelles que j’ai publiés mériteraient largement que celles-ci soient lues dans leur intégralité.
    Belle journée.

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