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Mercredi 4 juin 1890.
L'angle légèrement de trois quart par rapport à l'église me paraît le meilleur. Je pose mon matériel au bord du chemin caillouteux qui continue son ascension par un étroit lacet de la route vers le petit cimetière situé un peu plus haut, dans les champs.

Vincent Van Gogh – L’église d’Auvers, juin 1890, Musée d’Orsay, Paris
J'attrape un pinceau pointu, l'imbibe d'un violet pur très dilué et ébauche les formes de l'église. J'admire ses proportions harmonieuses : au premier plan, la fine abside gothique ventrue ; sur sa gauche, la chapelle de la Vierge ; à l'opposé, l'absidiole romane, la partie la plus ancienne de l'édifice. Grimpé sur les bras du transept, l'élégant clocher découpé de baies ogivales, s'élance en pointe vers le ciel. Deux chemins de terre recouverts de sable rosâtre prennent l'église en tenaille, dégageant devant elle une large bande de pré parcourue de fleurs sauvages.
L'esquisse me satisfait. Les volumes sont posés, solides, précis. L'église, imposante, occupe les deux tiers de la toile. J'ajoute quelques arbres et maisons derrière les épais contreforts sur la gauche.
Ma palette chargée de pâte s'impatiente. Les brosses moyennes que je saisis savent déjà ce qu'il faut faire. Elles laissent les formes mauves du dessin préparatoire apparaître et emplissent les vides de matière colorée en variant l'intensité des couleurs. Les taches bleues outremer vives des vitraux donnent du poids, de l'épaisseur, aux murs gris vert. Quelques touches orangées et rouges illuminent les toits.
La brosse encore saturée d'outremer utilisée pour les vitraux balaie le ciel énergiquement dans un geste ondulatoire. Pas de temps à perdre... Le tube de bleu de prusse est pressé vigoureusement sur la toile. La pâte molle s'étale en grands cercles déformés, comme des griffes, autour du clocher. Le ciel devient presque noir. Avec le mauve restant sur la palette, additionné de vert, je couvre de virgules le devant ombré de l'église qui paraît envahi de larves rampantes, grouillantes, s'élançant à l'assaut des murs.
Un nuage rosé distrait mon attention. Il s'accroche un instant au clocher et s'effiloche dans l'azur.
Je change de brosse pour les parties claires. J'ensoleille le pré devant l'église et aligne ensuite verticalement des bâtonnets ocre sur les deux chemins sinueux que j'ai préalablement teintés de jaune très pâle. La matière claire restante est utilisée pour souligner le contour des toits de lignes hâtives, irrégulières, qui contrastent avec le ciel sombre. Pour finir, d'une touche légère bleu pâle, je dessine les fins vitraux de l'abside et de la chapelle de la Vierge et, d'un geste étudié, enroule l'horloge ronde qui transperce le clocher.
Je me lève, recule d'un pas et observe mon travail. L'église paraît enveloppée d'un lourd manteau sombre qui la fait ployer. J'ai volontairement supprimé les contrastes ombrés sur l'édifice ; les volumes sont ainsi amoindris, gommés, ce qui donne plus de présence à l'ensemble. Les murs et les toits ondulent comme mus par une force invisible.
Quelque chose s'exprime que je perçois mal ? Rien à voir avec Millet et sa sage Eglise de Gréville ? Satisfait, je me rassois et esquisse une femme vue de dos remontant le chemin d'un pas ferme en direction de l'église. Un bleu vert couvre sa large jupe arrondie aux hanches. Je lui rajoute une coiffe hollandaise dans le même ton clair que son corsage.
V. Van Gogh – L’église d’Auvers (détail) J.F. Millet – L’église de Gréville, 1871, Musée d’Orsay, Paris
Placé de biais sur la route, je n'avais pas vu arriver le jeune homme au sourire canaille planté derrière moi. Il était grand et svelte, habillé d'une chemise à rayures bleues verticales qui étiraient sa silhouette.
- Pourquoi ? Elle ne vous plait pas ?
Le garçon ne répond pas. Il observait avec attention l'œuvre, penché sur mon épaule. Sa chevelure était aussi blonde que les blés gorgés de soleil aux alentours. Des mèches folles s'échappaient dans tous les sens, lui balayant le visage en cachant partiellement ses yeux malicieux qui s'allumaient par instant d'un vert étrange.
- Pour moi, elle souffre cette église !
Il se redresse, regarde le monument longuement, se penche à nouveau vers ma toile pour vérifier ce qu'il ressent. Il se décide :
- C'est difficile à expliquer... votre église ne ressemble pas à la notre, calme, sereine. La vôtre dégage comme une douleur... Elle se plaint... On dirait qu'elle veut parler, exprimer quelque chose et qu'elle n'y arrive pas.
Il remue sa bouche dans tous les sens, comme s'il malaxait quelque chose.
V. Van Gogh – L’homme au bleuet, 1890, Collection particulière
- Mm... Tout bouge dans votre tableau ! Les murs ne sont pas droits, les jointures de la toiture plient, se tordent... Cela me fait penser aux couleuvres prêtes à mordre que je dérange parfois en marchant dans les champs... Et puis ces couleurs ! Ce ciel sombre... Où est passé le soleil qui brille aujourd'hui ? Votre ciel écrabouille la malheureuse église. De plus, elle est enserrée dans cette pince formée par les deux chemins de chaque côté. Elle ne risque pas de s'échapper ! Regardez vous-même, vous ne voyez pas qu'elle étouffe notre église ?
Il arrête de parler pour contempler la bande de pré triangulaire et les chemins sablonneux de chaque côté. Il reprend :
- La terre semble se soulever comme une vague qui s'apprête à happer l'église... Vous l'avez vraiment voulu ainsi ? Je ne voudrais pas être à la place de la femme sur le chemin qui paraît toute fragile à côté de ce vaisseau balayé par des éléments déchaînés.
C'était bien la première fois qu'un passant, surtout aussi jeune, donnait un avis aussi définitif sur mon travail. Ce garçon à face d'ange me plaisait. Je me levai et me plaçai à côté de lui. Il me dominait d'une bonne tête.
Tout à mon excitation habituelle lorsque je peins, je n'avais pas encore pris le temps de regarder sérieusement mon œuvre. Le soleil descendait rapidement derrière l'église m'obligeant à plisser les yeux pour mieux appréhender le motif. J'examinai attentivement l'église et fixai ensuite la toile... Nul doute ? Ce jeune homme avait raison. L'édifice possédait une vie intérieure... La force des couleurs et des lignes déformées lui donnait un rythme que n'avaient évidemment pas les murs réguliers et lisses que je voyais. J'avais peint cette paysanne pour fixer l'échelle du tableau. Je m'apercevais maintenant que sa présence inerte, passive, par opposition, donnait vie à l'église. Celle-ci était humaine... Un être fait de chair et de sang.
- Bravo mon garçon ! Vous avez l'œil ! Le tableau est terminé. Votre appréciation sur mon travail rejoint ma propre vision. J'ai réussi ! Votre église d'Auvers n'est plus une simple église de campagne. Elle est devenue un être vivant... Elle a une âme !
Le jeune homme me regardait, étonné de mon exaltation. Il avait des yeux superbes. J'aurais voulu le dessiner, séance tenante, avec sa tignasse ébouriffée et son regard impertinent.
- Vous habitez Auvers, lui dis-je intéressé ?
- Oui ! Mes parents ont une ferme un peu plus haut, en suivant la route qui mène au cimetière. Je les aide aux travaux des champs. En ce moment c'est calme, mais il vont bientôt avoir besoin de moi... les moissons approchent.
Le garçon tripotait un tube d'outremer qu'il avait pris dans ma boîte.
- J'aime bien votre peinture. Il m'arrive parfois de voir des toiles de peintres modernes lorsque je vais à Pontoise, mais cela ne ressemble pas à ce que vous faites... Moins de couleurs... Moins violent... Bon ! Le soleil baisse. Mes parents m'attendent pour le repas. J'aurai peut-être l'occasion de vous revoir sur les routes du village. Je vais leur dire que notre église est vivante ! Ils vont rire... Je m'appelle Georges.
- Merci pour vos commentaires très pertinents, Georges ! Vous savez que bien peu de personnes sont capables de disséquer ma peinture de cette façon et surtout de la comprendre. L'art nouveau est peut-être plus accessible aux regards frais et simples comme le vôtre. Gardez-le longtemps !
Sa face juvénile s'éclaira. Il fixa une dernière fois mon tableau et partit subitement. Sa longue foulée avala le virage. Ses mèches dorées qui viraient au roux à cette heure de la journée m'apparurent encore un court instant. Il disparut.
Etrange bonhomme, me dis-je ? Je rajoute négligemment de larges traits jaunes sur l'herbe du pré et range mon matériel. Je pose la toile par terre et l'examine à nouveau à distance. Georges avait parfaitement senti la souffrance contenue de cette église. Etait-ce ma propre souffrance, celle qui m'étreignait intensément à Arles et Saint-Rémy... au point d'hurler parfois ? Non ! C'était autre chose... Une sorte de cri... Un cri humain...
Depuis mon arrivée à Auvers, j'étais heureux. Un sentiment d'allégresse montait lentement en moi. Je le sentais. Les murs de cette église allaient bientôt s'ouvrir. La plainte allait se transformer en chant.
En quittant l'église, le clocher s'empourprait de lueurs orangées.
A suivre...
Projet Mise en oeuvre du projet 1. Le retour de Provence 2. L'auberge Ravoux 3. Un étrange docteur
4. L'installation dans le village 5. Martinez 6. Les marronniers 7. La famille Gachet 8. L'homme à la pipe
9. Le portrait du docteur Gachet 10. L'église d'Auvers